8.
L’adolescente avait disparu. « À
l’aide ! À l’aide ! » Qui pourrait l’aider ?
D’où viennent ces cris ? « À l’aide ! À
l’aide ! » Ce serait elle ? Ses cris à elle ?
Volant au-dessus de la baie comme des oiseaux. Des oiseaux noirs.
Un oiseau noir. Noir. Il leva les yeux de son clavier. Relut les
mots sur l’écran. « Oiseau noir. » Qu’est-ce que ça
voulait dire ? Quelle différence ? Est-ce qu’il avait
besoin d’un adjectif ? C’est aussi bien avec
« oiseau ». Non, ça fait planer cet oiseau trop
légèrement. Ce n’est pas un cri léger, mais un cri d’angoisse. Qui
le pousse ? Qui l’a poussé ? Je le sais. Ça ne peut pas
s’être passé autrement.
La sonnerie du téléphone retentit.
– Ademar.
– Comment ça va ?
Son éditeur. Il appelait de temps en temps pour
vérifier s’il travaillait.
– C’est laborieux.
– Ne t’inquiète pas.
– Pourquoi ça ? Pourquoi je ne devrais
pas m’inquiéter ?
– Il n’y a pas de quoi.
Des paroles rassurantes, comme s’il avait besoin
de réconfort. Pas question pour moi de vivre dans le confort
intellectuel en tout cas.
– Si je ne te rends pas le manuscrit cet
été, tu seras le premier à t’inquiéter.
– Tu l’auras terminé.
– Ah bon ? Comment tu le
sais ?
– J’en suis sûr, Jacob.
– Il faut que je continue mes recherches,
Stefan. Je ne me représente pas vraiment… le tableau. Je ne la vois
pas devant moi. Au moment où elle a disparu.
Où elle est partie. J’ai besoin de cette image. Tu me
comprends ?
– Oui.
– Voir l’invisible. Ce qui peut-être
n’existe pas. Tu comprends ?
– Oui.
– Je ne pense pas que tu puisses
comprendre. Ni moi d’ailleurs.
– Continue tes recherches. C’est une bonne
idée.
– Hmm.
– Va voir la police.
– J’ai vu la police.
– Bien.
– Pas pour ça.
– Ah bon ?
– C’est une longue histoire. Je te
raconterai la prochaine fois qu’on déjeune ensemble.
– Quand ça ?
– La semaine prochaine, si tu veux.
– Qu’est-ce qui s’est passé avec la
police ?
– Je n’ai pas le courage de t’en parler
maintenant. J’étais en train d’écrire quand tu m’as appelé.
– D’habitude, tu décroches le combiné quand
tu écris, Jacob.
– Je suis un peu inquiet, c’est pour
ça.
– Mais qu’est-ce qui t’est
arrivé ?
– D’abord une agression et ensuite des
coups de feu.
– Mon Dieu, qu’est-ce que tu me racontes
là !
– C’est la vérité. Je parle bien de la
réalité. Agression, dégradation, coups de feu.
– Tu te fiches de moi ?
– Pas en ce moment.
– Mon Dieu ! Que dit la
police ?
– Rien, en l’occurrence. Il n’est pas
certain que tout cela soit arrivé.
– Je n’y comprends plus rien.
– Exactement. Il faut que ce soit avéré
pour qu’on puisse comprendre. Mais tout ça n’existe que pour moi.
Et ça ne suffit pas. Il faut que ça existe pour les autres
aussi.
– De quoi tu parles ?
– Des coups de feu, bon sang !
– Tu vas bien, Jacob ? Est-ce que tu
as…
– Toute ma tête ?
C’est ça que tu veux dire ? Écoute, j’ai un peu de mal à
écrire en ce moment, mais je n’ai pas perdu la boule.
– Où est-ce que tout ça s’est
passé ?
– Quasiment devant chez moi.
– Non !
– Eh si, monsieur. Le voisin et moi, nous
avons eu maille à partir, comme on dit. Je ne me trompe pas ?
Tu connais mieux que moi le Dictionnaire
académique de la langue suédoise.
– Tu ne peux pas rester dans cette maison,
Jacob.
– Pourquoi ? À part ça, c’est
tranquille. Presque mort.
L’éditeur n’avait rien à répondre à cela. J’ai
réussi à le faire taire, se réjouit Ademar. Je n’en reviens
pas.
– Je commence peut-être à devenir fou,
continua-t-il. Ce pourraient être les premiers signes
avant-coureurs.
– Pas plus fou qu’un autre, rétorqua
l’éditeur.
– Qu’en sais-tu, Stefan ?
– Je passe mon temps à m’occuper
d’écrivains.
Il avait une vie normale. Il était propriétaire
de sa maison. Il avait vécu normalement. Peut-être un peu
solitaire, mais il préférait ne pas y penser. Normalement, il se
levait le matin, se couchait le soir ; entre-temps il
travaillait. Travaillait dur. Il avait oublié. Mais quelqu’un
n’avait pas oublié. Ça commence avec un coup de fil ou bien une
lettre. Un mail peut-être. Une voix, cette fois-là. Son nom.
Oui ? Son nom de nouveau, comme pour confirmer. De quoi
s’agit-il ? Vous désirez un rendez-vous ? Où ?
Quand ?
Tu te souviens ? Parmi les premiers mots
prononcés. Souviens-toi de ce que tu as oublié.
Pourquoi maintenant ? Pourquoi est-ce que
vous me contactez maintenant ?
Tu n’étais pas seul dans cette histoire. Ce
n’était pas une question.
Je ne sais pas de quoi vous parlez.
D’autres choses de ce genre. Un grondement dans
sa tête. Comme une tempête. Des vagues se brisant sur les rochers.
Des rochers brisés.
La voiture sur le pont. Tout à coup, elle était
là.
Tout était revenu.
C’est du chantage. Il y a des possibilités de
choix, même en cas de chantage. Pas maintenant, pas ici, pas cette
fois.
Même nous, nous ne savons
pas ce qui s’est passé, après. On n’a pas besoin de le savoir. Si
tu veux raconter, pas de problème.
Je n’ai rien à raconter. Je n’y étais pas. Le
reste, je ne m’en rappelle pas.
Y en a un qui s’en rappelle. Voilà ce que tu vas
faire. Ne me demande pas la raison. Il n’y en a pas.
Que va-t-il se passer ? Après ? Il
sortit, le soleil l’immergea dans un bain d’huile brûlante. Il
avait du mal à respirer. Il avait l’impression de couler. Devant
lui, un banc. Il avait suivi la promenade le long du fleuve. Il ne
se rappelait pas être descendu jusque-là. Il ne se rappelait rien.
Au diable la mémoire ! Et tout le reste ! Ce foutu pont.
Il le voyait d’ici, le monstre d’acier. Au diable celui qu’il
était, ce qu’il avait fait ! Au diable tout le passé. Il
n’était que mort. Il s’assit sur le banc. Les larmes aux yeux. Un
jeune couple passa devant lui avec une poussette. Le garçon avait
une courte barbe, la fille, une grande blonde, paraissait très
jeune. Il leur cacha son visage. Il aurait préféré devenir aveugle.
Il entendit des cris de mouettes. Il entendit un navire au loin,
comme un râle de baleine. Il entendit le rire de cette fille.
Une matinée radieuse. Le ciel était bleu depuis
l’Hôpital de l’Est jusqu’à Saltholm, la lumière forte. Erik Winter
mit ses lunettes de soleil pour traverser Vasaplats. Le kiosque, à
l’autre bout, se détachait tout en noir. Les gens allaient et
venaient entre les zones d’ombre. Quant à lui, il traversait la
place en direction de l’est. Un homme le salua d’un hochement de
tête quand ils se croisèrent ; il lui répondit de même. Son
visage ne lui était pas apparu clairement. Une vague
connaissance ? Une personne qu’il avait interrogée dans la
vieille salle d’audition, au rez-de-chaussée de la place
Fontell ? L’éclairage électrique générait ses propres ombres.
Désormais, il évitait autant que possible d’auditionner à la
lumière artificielle. Les gens mentaient, dissimulaient plus
difficilement sous la lumière du jour, se disait-il en traversant
Avenyn. Il se fit ensuite la réflexion qu’il n’avait plus ce mal de
tête. Il avait peut-être fini par s’en débarrasser.
Halders était arrivé le premier. Quand Winter
pénétra dans la salle de réunion, il le salua d’un :
– Bonjour, monsieur Winter !
C’était sa place, celle du chef. Il occupait
déjà ce siège du temps où Sture Birgersson était officiellement le
patron de la crim’. Ce dernier préférait réunir ses collaborateurs
dans son bureau. Maintenant qu’il était à la retraite, il ne
restait plus dans la pièce vide qu’une odeur tenace de tabac
froid.
Aneta Djanali franchit le seuil.
– Quelle journée ! (Elle pointa la
tête vers la fenêtre, inondée de soleil.) C’est l’été indien.
– Dis plutôt l’été des gangsters, répliqua
Halders en paraissant couvrir d’un geste l’ensemble de la ville.
C’est ce qui nous attend dehors. (Il baissa le bras.) Et ils se
multiplient, à la différence des Indiens. On n’arrive pas à les
éradiquer, les gangsters. Dans le meilleur des cas, ils
s’éradiquent entre eux, mais c’est rare. Faut pas rêver.
– À propos, intervint Winter, que s’est-il
vraiment passé dans votre quartier hier soir ?
– Tu as parlé avec Lars ou avec
Bertil ? demanda la jeune femme.
– J’avais vu Bertil en début de soirée,
mais j’étais déjà rentré chez moi au moment des événements.
Aneta Djanali consulta l’horloge murale. Elle
datait de la construction du bâtiment qui remontait à… quand ?
Les années soixante ? Cinquante ? Comment pouvait-elle
être aussi ignorante quant à son lieu de travail ? Sauf que
son travail elle l’exerçait dehors, dans l’été des gangsters.
– Les techniciens sont à pied d’œuvre,
dit-elle.
– Torsten grommelait un peu, ajouta
Halders. Il n’était pas persuadé de la pertinence de ces
recherches.
Torsten Öberg avait beau n’être que le chef
intérimaire de la brigade scientifique, comme Winter auparavant, il
était en pratique celui qui décidait de toute la partie
opérationnelle dans sa brigade.
– On ne peut pas lui offrir un meurtre par
jour, glissa Winter.
– À mon avis, c’est du sérieux, cette
histoire de coups de feu, déclara Aneta Djanali. On visait
peut-être quelqu’un.
– Peut-être ?
– C’est le type qui l’a compris comme
ça.
– Ou alors, ces balles éventuelles étaient
destinées au voisin, intervint Halders.
– Ah oui ?
– Les deux voisins ne sont pas les
meilleurs amis du monde, observa l’inspectrice.
– Que dit le voisin ? demanda
Winter.
– Lequel ?
– Je ne sais pas. Ce serait sympa
d’éclairer ma lanterne…
– Celui qui a peut-être reçu des balles sur
sa maison s’appelle Bengt Sellberg. Celui qui était dehors quand
les balles ont peut-être sifflé s’appelle Jacob Ademar, précisa
Aneta Djanali.
– Je comprends mieux.
– C’est pas plus compliqué que ça, commenta
Halders.
– Et puis on a retrouvé le propriétaire de
la voiture, ajouta la jeune femme.
– La voiture ?
– Celle qui était garée devant la maison de
Sellberg, expliqua-t-elle. Une Volvo Break. Elle n’appartient ni à
l’un ni à l’autre.
– À qui alors ?
– Un certain Richardsson.
– Ah bon ?
– Un politicien. Conseiller municipal
chrétien-démocrate, pour être exacte.
– Connu ? demanda Winter.
– On en parle de temps en temps dans les
journaux, répondit-elle. En tant que politicien.
– Il vit aussi dans le
quartier ?
– Non.
– Que faisait-il là ?
– On ne sait pas. Tu crois qu’on devrait
lui poser la question ?
Winter vit une mouette planer devant la fenêtre,
si tant est que les mouettes puissent planer.
– Je vais d’abord faire un brin de causette
avec Torsten. Si coups de feu il y a eu. Celui qui s’est retrouvé
sous les balles… il vous paraît normal ?
– C’est un écrivain, répondit Aneta
Djanali.
– Et la réponse à ma question ?
– Il a l’air normal. Je ne sais pas trop
comment ils sont, les écrivains, normalement.
– Il écrit quel genre de bouquins ?
s’enquit Winter.
– Aucune idée. Je ne lui ai pas
demandé.
– Comment s’appelait-il déjà ?
– Un nom peu courant. Jamais entendu parler
de lui.
– Si ça se trouve, il se prétend écrivain,
et c’est tout ! intervint Halders.
– Quelle idée ! Pourquoi
donc ?
– Pour faire l’important.
– Dans ce cas, il ferait mieux de choisir
un autre métier, rétorqua Aneta Djanali.
– Lequel ? demanda Winter.
– Eh bien, policier par exemple, ricana
Halders.
– Je monte chez Torsten, annonça le
commissaire en se levant.
– Gangster, continua Halders. L’écrivain
devrait choisir gangster.
La voiture de Roger Edwards était toujours entre
les mains des experts et Winter lui rendit visite au garage du
labo. Le soleil pénétrait par les grandes vitres du toit. Dans ce
garage apparemment comme les autres, les mécaniciens
s’intéressaient plus au démontage qu’au montage des voitures.
– C’est du travail bien fait, fit observer
Lars Östensson, l’un des techniciens.
Winter hocha la tête :
– Comme si on voulait nous faire chercher
quelque chose.
– Voilà tout ce que j’ai trouvé, continua
l’expert en désignant l’établi. C’était au pied de la banquette
arrière. À gauche, sous le siège qui a reçu la balle.
Le commissaire se dirigea vers la paillasse et
souleva le petit objet dans son sac plastique.
– Une croix, constata-t-il.
– Oui, un truc du genre. On dirait une
médaille.
L’objet ne faisait que quelques centimètres de
diamètre. Il était en métal, argent, or, ou peut-être quelque chose
de moins précieux ; il ne pesait pas lourd.
– Est-ce qu’il y avait une chaîne
avec ? demanda Winter.
– Non.
– Il faut que j’interroge Edwards
là-dessus.
Il sortit son téléphone portable de la poche de
sa veste et composa un numéro. Edwards répondit au deuxième
signal.
Il décrivit l’objet. La croix.
– Elle n’est pas à moi, répondit
Edwards.
Winter la tenait à la
lumière. Il s’aperçut qu’elle comportait un œil, un œil qui le
fixait maintenant.
– L’une de vos connaissances pourrait
l’avoir perdue, suggéra-t-il.
– Ça m’étonnerait.
– Pourquoi donc ?
Edwards garda le silence.
– Pourquoi donc ? répéta Winter.
– Vous ne devriez pas vous concentrer sur
mon voleur de voiture ? Et sur le tireur ? Au fait, vous
pouvez garder la bagnole. Je n’en veux plus.