5.
Dans les minutes précédentes, juste avant de
sursauter au bruit de verre brisé, l’écrivain avait songé à son
voisin. Une voiture était passée dehors. Elle avait fait demi-tour
au bout de l’impasse, puis elle était repassée en sens inverse,
avant de disparaître. Un grondement de faible intensité, avait-il
pensé. Faible et intensif, on n’y échappe pas. C’est comme un
sifflement dans les oreilles. Il y avait du passage devant chez le
voisin ces derniers jours. Des voitures qui s’arrêtaient,
repartaient. Il n’avait vu personne, car il n’était pas allé à la
fenêtre. Un sacré trafic. Sans doute cela concernait-il une autre
maison dans la rue – au moins une fois ou deux – mais le dingue
semblait attirer le monde, quelle qu’en fût la raison. La rue
n’était pas large. Pour éviter de voir sa voiture emboutie, il
l’avait garée dans le jardin. Mais ça ne suffirait plus, à l’avenir
il faudrait la parquer sous un toit. Et l’avenir, c’était
maintenant. Il y avait à peine trois secondes, on lui brisait la
fenêtre.
Après avoir éteint le lampadaire, l’écrivain se
leva d’un bond. Il ferma le poste, coupant le journaliste en plein
commentaire de l’actualité.
Il fit rapidement le tour de la maison pour
éteindre les lumières.
Puis il resta immobile.
Pas un bruit dehors, pas une voiture.
Seulement le bourdonnement sourd de la
ville.
Pas un mouvement dans le jardin.
Est-ce qu’il attend ? Serait-il rentré chez
lui ?
L’écrivain gagna le hall, mit ses bottes, ouvrit
la porte d’entrée et sortit sans fermer derrière lui.
– Ohé ! lança-t-il dans le noir. Il y
a quelqu’un ?
En tout cas, pas de réponse.
Il ferma la porte à clé,
descendit les marches du perron et resta aux aguets, debout dans
l’allée de gravier. Sa voiture était toujours en place. La
carrosserie luisait à intervalles réguliers à mesure que le
réverbère du carrefour oscillait dans le vent.
Il contourna la maison. La partie inférieure de
la vitre avait été brisée, mais pas d’une façon habituelle. Cette
espèce de trou, on aurait dit un impact de balle. Il n’avait
pourtant pas entendu de coup de feu dehors ; aucune balle
n’avait sifflé à l’intérieur de la pièce. Un couteau, conclut-il.
Ce con y est allé au couteau. Cette fois, ça devenait dangereux. Le
dingue pouvait se cacher derrière la haie qui séparait leurs deux
maisons. Un couteau à la main. Il aura été assez malade pour
entailler ma fenêtre, et assez maître de lui-même pour attendre la
nuit.
Peut-être ne se calmera-t-il pas avant d’avoir
planté son couteau dans ma poitrine. La fenêtre, c’était un premier
avertissement, une simple menace. Je suis menacé. Serais-je un
danger pour lui ?
L’écrivain jeta un regard circulaire. Rien ne
bougeait, pas un bruit.
Allez, maintenant, je rentre. Je ne dois pas
rester ici.
Est-ce que j’appelle la police ? Non, je
n’ai aucune preuve. Pourtant je sais que c’est lui.
L’écrivain entendit une voiture démarrer au fond
de l’impasse. Les phares balayèrent la zone. Au bruit du moteur,
elle devait faire une marche arrière.
Debout dans son jardin, l’inspecteur Fredrik
Halders regardait la nuit tomber sur sa
ville. Il considérait comme siens les quartiers situés au-dessous
de Lunden dans la mesure où il pouvait les contempler, voire les
maîtriser, de chez lui. Non, pas les maîtriser. Il avait parfois
l’impression de ne rien maîtriser. Et encore moins sa carrière. Il
aurait déjà dû être nommé commissaire. C’était qu’un putain de
titre, mais il le méritait. Il ne voyait pas lequel de ses
collègues l’aurait mérité plus que lui. Aneta, à la rigueur, mais
elle était encore jeune. C’était ce qu’il lui disait et elle
paraissait accepter la chose quand ils en parlaient. À la vérité,
elle n’était pas carriériste. Lui non plus ; c’était plutôt
une question de reconnaissance. Une preuve en quelque sorte. Non,
bien trop incertaine pour une preuve.
– Moi qui avançais à pas de loup, sourit
Aneta Djanali.
– C’est l’herbe qui t’a trahie.
– Je n’ai rien entendu.
– C’est comme ça que ça fonctionne.
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Quand t’essaies de surprendre quelqu’un,
t’es tellement concentré que tu ne fais même pas attention au bruit
de tes propres pas.
– Ah ! ah !
– C’est la vérité.
– Sauf que je ne cherchais pas à te
surprendre, objecta-t–elle.
– Personne ne peut s’approcher à moins de
cinq mètres sans que je m’en aperçoive, assura Halders.
Aneta Djanali garda le silence. Comme Fredrik
Halders, elle était inspectrice à la brigade criminelle. Ils
faisaient équipe au travail, mais également dans la vie privée car
ils habitaient maintenant sous le même toit, chez lui. Quand
Fredrik avait perdu sa femme dans un accident de voiture, il en
avait presque perdu la raison. Il s’était laissé aller jusqu’à
devenir une loque, un mort vivant. Plus personne ne pourrait
désormais l’approcher d’aussi près.
– J’essaierai pour voir ! lança Aneta
Djanali.
– Comme dans La
Panthère rose.
– Hmm ?
– Le commissaire Clouseau, Peter Sellers à
l’écran. Il avait un collaborateur chinois chargé de l’attaquer à
tout bout de champ, dès qu’il baissait la garde.
– La panthère rose ?
– Ne me dis pas que tu n’en as jamais
entendu parler !
Aneta garda le silence.
– Non ?
– C’est peut-être une question de
génération, glissa-t-elle.
– Vas-y, appelle-moi papy.
– On pourrait le louer, ce film, pour
combler le fossé des générations.
– Il y en a plusieurs, répondit Halders.
C’est une série.
– Alors on les loue tous.
– Prends Le Retour de
la Panthère rose, mon préféré.
– J’en profite pour aller chercher Hannes
et Magda à l’école.
Il s’agissait des enfants qu’Halders avait eus
de son mariage avec Margareta. Magda ressemblait de plus en plus à
sa mère. La première fois qu’il s’en était fait la réflexion, il
s’était dit qu’il fallait bien l’accepter. Rien ne disparaîtrait.
Si. La vie disparaissait du jour au lendemain. D’une seconde à
l’autre. Une seconde qui durait une vie. Qui allait tout
interrompre. Est-ce que j’ai jamais réussi à faire mon deuil ?
Si je l’ai fait, est-ce que je le dois à Aneta ?
Tout à coup les projecteurs s’allumèrent
au-dessus du stade d’Ullevi. Il en fut presque ébloui. L’obscurité,
en revanche, s’épaissit autour de lui.
– Il y a un match ce soir ?
l’interrogea Aneta.
– J’en sais rien.
– Ça m’étonne.
– Je ne suis plus tellement le foot depuis
que l’ÖIS s’est fait éliminer.
– Hmm.
– On ne méritait pas mieux.
– Je ne peux pas le croire.
– Une équipe de bourges.
– Alors pourquoi tu les
soutiens ?
– C’est une question de loyauté envers mon
quartier.
– Il n’y a pas d’autre équipe
ici ?
– Les Lunden IS ? Tu
parles !
– Tu sais, moi je n’y connais rien.
– Winter roule pour l’IFK, ajouta
Halders.
– Ah oui ?
– L’équipe à succès.
– Tu ne serais pas en train d’insinuer
quelque chose ?
– Non. Son équipe est celle qui a le plus
de supporters.
– Je ne pense pas que ce soit de la faute
d’Erik.
– J’en dirai pas plus.
– Il m’a parlé de toi en termes très
flatteurs, reprit-elle.
– Ah bon ? Quand ça ?
– Je l’ai croisé à la cafét’. Il parlait de
toi avec Ringmar. Je crois qu’il évoquait ton… intégrité. Il était
positif en tout cas.
– Mon intégrité ?
– Oui.
– Autrement dit, il me trouve obstiné voire
obtus.
– Il n’employait pas le mot dans ce
sens-là, Fredrik.
– Fausse alarme, commenta Halders.
Le soleil jeta un éclat au-dessus de la mer, un
sourire vermeil qui disparut au bout de quelques secondes.
– On va au ciné ce soir ? proposa la
jeune femme.
– Rien à voir.
– Tu as vérifié ?
– Non.
– Qu’est-ce qui te prend aujourd’hui,
Fredrik ?
– L’été tire à sa fin… voilà pourquoi j’ai
l’âme triste ce soir.
– On dirait les paroles d’une
chanson.
– John Holm.
– Jamais entendu parler.
– C’est le meilleur.
– Dans quel domaine ?
– La mélancolie.
– On n’est plus en été, Fredrik.
– C’est encore plus triste.
Le rire d’Aneta Djanali rebondit jusqu’au stade
d’Ullevi.
– Et toi, tu balaies ça d’un éclat de
rire.
– On sort, déclara-t-elle. On va voir
James Bond.
Un homme montait lentement les marches. Il
paraissait compter chacun des larges degrés de marbre, dans cette
cage d’escalier à l’ancienne, aux motifs Jugendstil le long des
murs. L’éclairage était très faible, on n’aurait pu distinguer les
traits de l’inconnu.
Il s’arrêta sur le palier. Pas un bruit ne
filtrait. Il se pencha en avant comme pour écouter à travers la
porte.
Était-ce une voix d’enfant qui perçait ? Un
cri ou bien un rire d’enfant ?
Il recula d’un pas, regarda autour de lui. Le
silence était revenu. Le silence. Le visage inexpressif, l’homme
paraissait s’attendre à tout, ne s’attendre à rien.
La politique, était-ce une vocation ? Ou
bien plus encore ? Quelle motivation pouvait-on avoir pour une
activité qui n’était la plupart du temps qu’une affaire de
compromis ? Quel type d’homme fallait-il
être pour consacrer sa vie à ce jeu-là ? Un lâche ? Un
trouillard ? Un faible ?
– Richardsson.
Il avait répondu sur son ton habituel. Un ton
posé, pensa-t-il. La politique, c’est une chose sérieuse. Dieu
aussi. Nous avons besoin de Dieu. Il nous accompagne à chaque
pas.
– Richardsson, répéta-t-il. Jan Richardsson
à l’appareil. À qui ai-je l’honneur ?
– C’est moi.
Richardsson ne répondit pas.
Il ne voulait pas entendre cette voix, pas
ici.
– C’est moi.
– Je t’ai déjà dit de ne pas appeler au
bureau.
– Pourquoi ? T’es sur
écoute ?
Richardsson regarda autour de lui, comme pour
vérifier que personne ne pouvait l’entendre, mais il était seul
dans la pièce. Derrière la paroi vitrée, sa secrétaire était
absorbée dans la lecture d’un écran d’ordinateur
surdimensionné : beaucoup d’informations à collecter, sur
toute la ville. Sa part dans tout cela ? Aucune
importance.
– On se voit ce soir ? reprit son
interlocuteur.
Il semble nerveux. Encore plus que
d’habitude.
– Il s’est passé quelque chose ?
– Non… Rien d’important.
– Tu me raconteras ça ce soir.
– Même heure ?
Richardsson consulta sa montre.
– Oui.
– Tu… tu repasses chez toi
avant ?
Richardsson s’abstint de répondre. Il n’aimait
pas la question, l’autre le savait bien.
– Je raccroche.
Après avoir raccroché, il se leva. La secrétaire
tourna la tête vers la vitre et lui décocha un sourire. Il lui
rendit son sourire, avant de sortir de son bureau.
– Le directeur de l’école d’Älvsborg a
appelé. Pendant que vous étiez occupé.
– Qu’est-ce qu’il voulait ?
– Encore des dégradations.
Richardsson hocha la tête. Dans ces quartiers
périphériques, les dégradations devenaient monnaie courante. Mais
des locaux aussi vétustes, c’étaient des pousse-au-crime.
– Je sors un moment, annonça-t-il.
– S’il appelle, je suis occupé.
La secrétaire le suivit du regard tandis qu’il
quittait les lieux.
Elle peut penser ce qu’elle veut, il y a plus
important. Le Seigneur par exemple. Une idée lui passa par la tête.
Il n’aurait pas aimé qu’on lise laquelle sur son visage.
Il écrivait rarement le soir. Son cerveau
fatiguait dès l’après-midi. Mieux valait se mettre à son bureau
après une bonne nuit de sommeil. Sauf qu’il faisait plutôt de
mauvaises nuits. Ses rêves étaient peuplés de créatures sataniques,
même s’ils lui laissaient un souvenir trop vague le matin pour
qu’il les utilise dans ses livres. S’il avait existé une machine
électromagnétique à enregistrer les rêves, en couleurs si possible,
il n’aurait tout simplement pas eu besoin d’écrire. Son imagination
avait déjà fait le travail. Il n’aurait pas eu de honte à le
récupérer.
En revanche, le soir, il pouvait lire.
Il tenait son manuscrit dans les mains. À
l’écran, ça s’appellerait docudrame, songea-t-il. On en ferait
peut-être un film d’ailleurs.
Il lisait : « Elle avait nagé plus
loin qu’elle ne croyait. Elle avait pratiquement traversé la baie,
telle fut du moins l’impression du témoin. Du ou des témoins. On
n’a pas encore déterminé combien de personnes ont vu l’adolescente
dans l’eau, si on l’a bien vue. Ni quand elle a disparu. Tout à
coup elle n’était plus là, indique un témoignage. Mais j’ai pu me
tromper, ce n’est peut-être pas elle que j’ai vue depuis le début.
Ç’aurait pu être une autre. Ce n’était peut-être pas un être
humain. »
Il interrompit sa lecture.
Il venait d’entendre un grondement de moteur.
Une voiture passa devant chez lui, fit demi-tour et repassa en sens
inverse. Elle lui parut s’arrêter devant la maison du voisin. Il
alla vérifier à la fenêtre du séjour. Effectivement. Les feux
arrière luisaient de leur méchant éclat rouge.
Baissant les yeux, il revit le trou dans la
fenêtre. Par chance, elle était équipée de double-vitrage, il
n’était pas obligé de se précipiter chez un vitrier. Il n’avait
aucune envie de se précipiter où que ce soit, surtout pas chez le
voisin. Il avait choisi cet endroit par goût de la solitude, avec
le projet d’écrire. Il ne comptait pas sortir,
excepté pour des courses de première nécessité ou pour une rapide
promenade, quand il aurait besoin d’un peu d’exercice. Les raideurs
dans la nuque et les épaules relevaient de la maladie
professionnelle. Il s’était attiré un mal chronique sans avoir pour
autant gagné des millions. Au contraire, il tirait toujours le
diable par la queue. Une expression qui sonnait bien à l’oreille,
celle-là.
Il regagna sa table de travail :
« Elle est devenue fantôme. Qu’est-ce, un fantôme ? Un
être qui vous met sous son emprise ? Auquel on n’échappe
pas ? Comment a-t-elle disparu ? Y a-t-il même une
réponse à cette question ? »
Il reposa la liasse.
On avait rallumé le moteur.
Il n’aurait rien remarqué sans cette étrange
altercation avec le voisin. Ce n’était pas dans ses habitudes de
suivre le trafic dans la rue.
La voiture était toujours là, le moteur tournant
au ralenti. Cela faisait maintenant plus d’une minute. Il
n’entendait pas de bruit de portières.
Elle finit par repartir. Il respirait de
nouveau. Il avait attendu ce moment comme on attend que la seconde
chaussure tombe par terre, impossible de se détendre avant.
Il tenta de se détendre. Mit de côté le
manuscrit. Difficile de s’abstraire de cette matière-là, qui
renvoyait à un événement profondément tragique et inexplicable.
Disturbing, comme diraient les Anglais.
Perturbant, c’était le bon mot : on ne pouvait s’en
débarrasser, ça vous poursuivait.
Il se releva.
Ça vous poursuivait jusqu’au fond d’une
impasse.
***
Aneta Djanali et Fredrik Halders sortaient du
Royal. L’avenue leur parut singulièrement déserte.
– Il y a un match ce soir ?
– Tu ne devrais pas le savoir ?
s’étonna la jeune femme.
– Si, normalement… Sans doute une
programmation supplémentaire.
– Qui attire toute la ville ?
– Aucune idée, Aneta.
– On peut aller voir.
– Pourquoi pas ?
Ils prirent à droite dans
Vasagatan. Pas un chat sur la place rectangulaire qui s’ouvrait
devant La Comète. Le restaurant semblait également vide.
– On a dit quelle heure à la
baby-sitter ? demanda Halders.
Elle consulta sa montre.
– Il nous reste encore deux heures. On
avait prévu large.
– On va boire un verre ?
– Pourquoi pas ?
– Le premier arrivé se fait
inviter !
En moins de deux minutes, Halders avait traversé
la rue et poussait la porte de l’établissement.
Aneta lutta de vitesse pour le rejoindre au
bar :
– Qu’est-ce que tu prends ?
– Une pinte de forte, évidemment.
– Tu ne veux pas autre chose ?
– Pas ce soir.
– Ah bon.
– Ça va bien avec le film,
ajouta-t-il.
– James Bond… ce serait plutôt un dry
martini.
– Erreur : vodka martini.
– Pourquoi tu n’en prends pas alors, si tu
es tellement au courant ?
Aneta commanda une bière et un verre de vin
rouge.
Ils trinquèrent.
– Tu m’aimes, Fredrik ? demanda-t-elle
au bout d’un moment.
Ils étaient seuls au bar. Seuls dans la ville.
Il avait dû se produire quelque chose dans le pays. Halders fut
assailli par un sentiment d’abandon.
– Pourquoi cette question ?
– Réponds-moi d’abord.
– C’est un interrogatoire ?
– Tu ne veux pas me répondre.
– Il s’agit donc bien un
interrogatoire.
Aneta Djanali garda le silence.
– La réponse est oui, dit Halders.
Elle restait silencieuse.
– Permets-moi de te poser la même
question.
– Je… je ne sais pas, répondit la jeune
femme après un moment qui lui parut, à lui, une éternité. Je ne
peux pas te répondre.