29.
Le bateau vira lentement autour de la croix. Elle ressemblait à n’importe quel autre amer. J’ai dû passer plus près à l’époque, se dit Winter. Quand j’étais jeune. Mais je ne m’en rappelle pas. Tout ce que je me rappelle, c’est que j’ai vu cette étoile.
– On peut se rapprocher ?
Le pilote hocha la tête :
– On va jeter l’ancre.
Jeter l’ancre au pied d’une croix.
Quelques minutes plus tard, c’était fait.
La même étoile que sur la photo.
– D’où elle vient ? demanda Halders.
– Je ne sais pas.
– Quelqu’un doit bien savoir.
– Qu’est-ce qu’elle faisait dans la voiture ? reprit Winter en levant la croix devant ses yeux.
– On a pu la perdre.
– Ou la placer tout exprès.
Le pilote s’appelait Lars Gard. Il avait fait tellement de patrouilles de nuit, dans l’archipel, qu’on l’appelait Gard de Nuit.
– Ce genre de croix, on les installait à l’origine comme des amers dans le cadre des grandes explorations. Et puis, c’est devenu une tradition.
– Qui est-ce qui s’amuse à ce jeu ? demanda Winter.
– Aucune idée.
– Sûrement des originaux, Les Amis de la Flotte, fit Halders, ou Les Vieux Loups de mer. Y a pas des assoces dans le genre à Göteborg ?
– Ça pourrait aussi avoir un lien avec les expéditions pour les Indes orientales.
Winter examinait la croix sur son pieu. Les mouvements de l’eau faisaient qu’elle avait l’air d’être ballottée par les vagues comme une bouée. Tout à coup un rayon de soleil frappa l’œil au milieu de l’étoile. Il se réfléchit sur le visage de Winter. L’œil le fixait. Les vagues formaient un cercle autour de la croix comme si elle était douée d’une force centrifuge. Elles paraissaient suivre leur propre mouvement, indépendamment du reste de la mer.
– Est-ce qu’ils ont dragué par ici ? demanda-t-il en détournant le visage.
– Pardon ? fit le pilote.
– Je pensais tout haut, répondit Winter.


Ils rentrèrent avec le vent en poupe jusqu’à Saltholm. Le vent dans le dos et le soleil en plein visage. On était encore le matin.
Halders fit un grand geste de la main.
– C’est ici que je devrais m’installer en fait.
– Ah bon ?
– C’est plus sain.
– Pas pour tout le monde.
– Qu’est-ce que tu voulais dire avec cette histoire de dragage ? Tu pensais à son corps, à elle ?
Winter ne répondit pas. Une colonie de mouettes décolla de Pineskär pour s’envoler vers la terre ferme. On aurait dit un filet troué sur le ciel. C’était toujours comme ça avec les mouettes : des individus isolés ou des bandes mal organisées. Des bohémiennes de la mer.
– Si elle s’est noyée ici, elle ne peut pas être restée au fond de la mer, fit observer Halders. Il aurait fallu que le corps soit lesté.
– On a pu le lester.


Winter tomba sur Öberg dans le couloir. L’expert gardait son flegme. Sans doute une condition du métier.
– Si tu veux une empreinte de doigt, j’en ai. Quelques milliers.
– Dans la cabine téléphonique ?
– Yes.
– Autre chose ?
– Tu penses à un truc spécial ?
– Non.
– Dans ce cas je n’ai rien. Sinon le tout-venant : cheveux, tissu, mégots, tabac à priser, allumettes, poussière, perce-oreilles, préservatifs. Aucune trace d’ADN utilisable.
– Des préservatifs ?
– Tu crois que les gens vont dans les cabines pour téléphoner ? À propos, il n’y avait pas beaucoup de monnaie dans l’appareil. Sept couronnes, pour être plus précis. Les gens n’utilisent plus guère les téléphones à pièces. Ou alors, on venait de le vider.
– Des empreintes de doigts ?
– Sur la monnaie ? Difficile, presque impossible.
– OK.
– Donne-moi plutôt un pistolet, ajouta Öberg.
Il leva la main en signe d’adieu et poursuivit son chemin en direction des ascenseurs.
Aneta Djanali sortait de l’un d’eux. Elle aperçut Winter, le salua et se dirigea vers lui.
– J’ai appris que tu étais sorti en mer.
– Yes.
– Tu fais du Torsten.
– Ça m’arrive.
– Tu sais, cette croix, je pense avoir trouvé d’où elle vient. Ce qu’elle représente.
– On va dans mon bureau.


La pièce sentait le renfermé. Winter ouvrit les fenêtres. L’été indien se glissa à l’intérieur, un vent doux encore différent de celui qui soufflait sur la mer. Les feuilles formaient de gros paquets rouges dans le parc du commissariat. Idéal pour donner des coups de pieds. Ç’aurait fait une excellente thérapie.
Il se retourna.
– Assieds-toi, Aneta.
– L’ordre de Coldinu, dit-elle en prenant place de l’autre côté du bureau. (Winter avait fait remplacer le siège : de dur on était passé au semi-dur.) Ça te dit quelque chose ?
– Non.
– J’ai montré la croix à un type du musée de la Marine. Un conservateur à la retraite. (Elle consulta son bloc-notes.) Perners. Sven Perners. Il m’a dit c’était une croix de l’ordre de Coldinu.
– Mmm.
– Un ancien ordre de navigateurs qui remonte au Moyen Âge et qui concerne surtout la Méditerranée. Il avait pour vocation de dresser ces croix en différents points du globe. Une tradition qui se poursuit. (L’inspectrice feuilleta son carnet.) Il a été fondé par Henri le Navigateur, un prince portugais du xve siècle. C’est lui qui a commencé à envoyer des expéditions dans le monde, oui, tu dois le savoir. (Elle leva les yeux.) Toutes les colonies portugaises. C’étaient les premiers à faire ça, les Portugais. Et ils installaient ces croix comme des amers, ou des marques destinées à montrer aux autres navigateurs que l’endroit avait déjà été exploré.
– OK.
– On appelait ça planter une croix. C’étaient d’abord des croix en bois, puis en fer.
– Et l’une d’elles s’est retrouvée en miniature dans une voiture volée sur le pont d’Älvsborg.
– C’est maintenant que ça devient vraiment intéressant, enchaîna la jeune femme. En 1760, on fonda un ordre de Coldinu en Suède, à Stockholm. Il y eut ensuite une branche à Göteborg.
– Non ?
– Si. L’ordre de Göta Coldinu. Une sorte de société secrète. Perners ne savait rien sur eux. Personne ne sait rien. Quant au sens de ce nom, Coldinu, il reste secret. Par ailleurs, la Suède est le seul pays dans lequel il subsiste encore.
– Il existe encore, ou c’est un secret ?
– Eh bien, on trouve un ordre de Göta Coldinu dans l’annuaire. Il aurait son siège à Haga, au 12 de la rue Bellmann. Ils ont même un numéro de téléphone. J’y suis allée, mais pas moyen de savoir exactement quel appartement ils occupent dans l’immeuble. Encore un secret. J’ai appelé plusieurs fois à ce numéro, mais on n’a jamais décroché. Pas de répondeur.
– Tu ne sais rien du nombre de ses membres ?
– Les derniers chiffres datent de 1906, sourit-elle. Deux mille membres en Suède.
– Cette bande-là n’est plus de ce monde. La question est de savoir s’ils ont de la relève.
– Une drôle de bande en tout cas.
– Les ordres, c’est toujours très fermé, fit observer Winter.
– Tu ne fais pas partie du Rotary ou d’une loge maçonnique ?
– Pourquoi donc ?
Il était sincèrement étonné.
– Tu n’as pas l’air de les apprécier.
– Je les méprise effectivement.
– Mais n’est-ce pas une question de statut social à Göteborg ? Les gens qui sont aux commandes appartiennent pour la plupart à ce genre de société. Tu n’as jamais été tenté d’y entrer ?
– L’idée ne m’a jamais effleuré, répondit le commissaire.
– Et si le Göta Coldinu venait à se manifester ?
– Là d’accord, ça resterait suffisamment caché. Personne ne saurait que j’en fais partie.
– Perners a ajouté quelque chose. Il ignorait si c’était sur l’initiative de l’ordre, mais une croix a été érigée du côté d’Eriksberg en 1997.
– Une croix de Coldinu à Eriksberg ?
– Oui. Le 18 août 1997 on a planté une croix, comme ils disent.
– « On » ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
– Je n’ai pas de réponse.
Le 18 août 1997. C’était l’une des rares dates que Winter gardait en mémoire : le jour où l’on avait enterré son ami Mats.
– C’était sur le site de l’ancien Chantier des Navigateurs de l’océan Indien, à Eriksberg, précisa Aneta Djanali. Devant l’une des jetées. La Jetée 4, d’après Perners. (Elle consulta de nouveau ses notes.) À l’occasion, on a tiré une salve d’honneur de neuf coups de feu.
***
Winter entra sans frapper dans le bureau de son collègue. La porte était entrebâillée. Debout près de la table, son veston sur le dos, Ringmar semblait sur le départ.
– Tu sors ?
– Non, je viens de rentrer.
– Huit coups, fit Winter.
– Comment ?
– Tout est lié ! Il faut qu’on en parle. Tu ne veux pas retirer ta veste ?
– Tu m’as l’air bien excité.
– J’ai peut-être une bonne raison. Je ne sais pas exactement. J’essaie de voir le lien. Il faut que tu m’aides.
– OK, acquiesça Ringmar en retournant à la patère.
– Je viens de parler avec Öberg. On a huit coups de feu. Tous tirés avec le même pistolet, on en est maintenant certains. Une balle dans la voiture sur le pont d’Älvsborg, trois balles contre la baraque de Sellberg et dans son jardin, quatre balles tirées contre lui. Ça nous fait huit balles. Il en reste une.
– Il en reste une ? Tu veux dire ?
– Il reste un coup à tirer avec ce pistolet ! Un Tokarev ne loge que huit balles dans le chargeur, je le sais, mais on peut toujours le recharger.
– Là, j’y comprends plus rien, Erik.
Winter lui raconta l’histoire d’Aneta Djanali.
– Une salve de neuf coups, répéta-t-il.
– Tu ne crois pas que c’est un peu tiré par les cheveux ?
– Sans doute. Mais je… il y a bien une raison pour que cette croix se retrouve dans la bagnole. (Il sortit la photo de sa poche.) Ce n’est pas un hasard. C’est un message en quelque sorte.
– De qui ?
– Je ne sais pas.
– Du meurtrier ?
Winter garda le silence.
– Le meurtrier aurait quelque chose à nous dire ?
– Quoi donc, Bertil ?
– Je ne sais pas, Erik.
– Est-ce qu’il aurait peur ?
– De qui ?
– De son… commanditaire, répondit Winter.
– Comment ça ?
– Il aurait été obligé d’accomplir cette mission.
– Laquelle ?
– Le meurtre de Sellberg.
– Et les autres coups de feu ?
– Je ne sais pas.
– Il aurait laissé la croix dans la voiture ? compléta Ringmar.
– Ce n’est pas impossible.
– Cette bagnole, c’est un vrai mystère. Comment a-t-elle pu se retrouver sur le pont ? Pourquoi ? Qui la conduisait ? Et comment ces gens sont-ils repartis ?
– Lars n’en avait aucune idée.
– Non.
– Il aurait dû voir quelque chose.
– Pourquoi ? s’étonna Ringmar.
– Je ne sais pas.
– Là, je ne te suis plus.
– Oublions ça, proposa Winter. Considérons plutôt Roger Edwards. C’est sa voiture. Elle a été volée, à ce qu’il prétend. Ce pourrait être sa croix.
– Tu ne lui as même pas posé la question.
– Je préférais attendre.
– Attendre quoi ?
– Ce que je viens d’apprendre, justement : ces infos sur l’ordre de Coldinu.
– Il est peut-être membre de la société secrète.
– On va lui demander ça.
– Et s’il ne veut pas nous le dire ?
– Il serait temps d’aller le cueillir, jugea Winter.
– Sur quels motifs ?
– On verra. Il faut qu’on vérifie son ADN.
– Tu penses à la cabine téléphonique ?
– Oui, entre autres. Avec la croix.
Il reprit la photo. Elle avait perdu son brillant. La lumière n’était pas assez forte dans le bureau de Ringmar, qui donnait à l’est. Le soleil était passé de l’autre côté du bâtiment.
– Est-ce qu’on lance une perquisition chez lui ? demanda Ringmar.
– C’est sûrement une bonne idée.
– Avec un peu de chance, on trouvera un pistolet.
– Non.
– Ah bon ?
– Non. Il n’est pas là-bas.
– Où donc ?
Winter ne répondit pas.
– Tu penses qu’on s’en est débarrassé ?
– Non, pas encore.
– Pas encore ? On va finir par s’en débarrasser, mais pas tout de suite, c’est ça ?
– Oui. Il a encore un coup à tirer. Pour arriver à neuf.
– Contre qui ?
– Si on le savait, le puzzle serait résolu. Et on empêcherait un meurtre.
– On devrait le savoir, Erik ? L’anticiper ? Tirer ça de notre chapeau ?
– Non. Pas encore.


Aneta Djanali leva les yeux du clavier. Une ombre venait de tomber sur sa table.
– Tu veux que je fasse une demande de mutation ?
– Pourquoi cela, Fredrik ?
– Tu le sais bien !
Elle jeta un regard circulaire. Deux ou trois collègues, à l’autre bout du bureau paysager. Ils ne semblaient pas avoir entendu. Pour la plupart d’entre eux, les inspecteurs avaient été réunis dans cette vaste salle quand on avait entamé la rénovation du commissariat. Aneta Djanali commençait à s’y faire. On perdait en privauté, mais elle n’y tenait pas spécialement, au travail. Et surtout pas maintenant.
– Sortons, fit-elle en se levant.
– Ce n’est pas nécessaire.
– Je préfère.
Ils gardèrent le silence en traversant les couloirs de brique. Certainement les couloirs les plus laids du monde, mais s’il avait fallu les refaire aussi, les changer, tout l’immeuble se serait effondré. Ça n’aurait pas été plus mal. Le bâtiment n’avait rien d’intéressant. Parfois, c’étaient leurs occupants qui faisaient l’intérêt d’un lieu. Aneta y croyait vraiment. Une maison, c’est une partie de notre âme. Elle avait toujours gardé un siège qui lui venait de ses parents africains. Ce n’était pas une question de design ou de déco. C’était autrement important.
Désormais, elle n’avait même plus de maison.
Ses parents auraient dit qu’elle n’existait plus. Elle avait perdu une bonne partie d’elle-même.
Ils passèrent le porche et se dirigèrent vers le parc.
Halders commença à taper du pied dans les tas de feuilles :
– Pas mal, pour se libérer de son agressivité.
– Moi, je n’en ressens aucune.
– C’est bien ça, le problème.
– Qu’est-ce que tu veux dire, Fredrik ?
– Rien. Rien du tout.
– Si c’est comme ça, on peut aussi bien retourner au boulot.
Halders donna encore du pied dans un paquet de feuilles. Il aurait dû se méfier. C’était comme de taper dans le vide : aucune résistance. Mauvais pour les genoux.
Il s’arrêta.
– J’ai fait une sortie dans l’archipel, aujourd’hui. Dans le sud de l’archipel.
– J’ai cru comprendre. Avec Erik.
– Ne parlons pas de lui pour l’instant. Ce que je veux dire, c’est que j’ai eu la révélation. Je sais où on doit s’installer : près de la mer.
– Göteborg est une ville côtière. Tu veux dire très près de la mer ?
– C’est ça.
– Tu ne m’en avais jamais parlé avant, Fredrik.
– Elle date d’aujourd’hui, la révélation.
– Il y a un risque de se sentir isolé.
– Je souffre déjà d’isolement, répliqua-t-il.
Elle garda le silence.
– Reviens chez nous, Aneta.
À son tour, elle tapa dans un petit tas de feuilles. Un petit coup de pied insignifiant. Elle ne ressentait toujours pas d’agressivité.
– Viens au moins faire un tour avec nous dans l’archipel, ce week-end par exemple. Toi, moi et les enfants. Ils réclament après toi.
– OK.
Presque mort
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