34.
– Que cherchons-nous ? demanda
Winter.
Ils étaient assis chez Ahlström. La rue de la
Croix, sur laquelle ouvraient les fenêtres du salon de thé,
grouillait de gens qui démarraient leur week-end par un tour de
shopping, en cette froide journée d’hiver.
– Un meurtrier, répondit Ringmar en
enfonçant sa fourchette dans son budapest.
– Un crime, rectifia Winter. Le meurtre en
est un.
– Parmi d’autres.
– Que savons-nous de Sellberg ?
– Pas grand-chose.
– Il menait une vie plutôt paisible.
– Sauf quand il se fâchait avec le voisin,
rectifia Ringmar.
– C’est la version du voisin.
– Tu ne lui fais pas confiance à
l’écrivain, Erik ?
– Il vit peut-être dans un autre monde. Il
pourrait avoir tout inventé.
– Il n’a pas l’air cinglé pourtant.
– C’est un écrivain. Il écrit des trucs
sérieux, à ce que je comprends, précisa Winter.
– Et dans ce cas, il faut avoir un grain,
tu penses ?
– Oui.
Ringmar eut un sourire, puis il fourra dans sa
bouche un morceau de gâteau.
– Mmm ! Ça, c’est du sérieux.
– Si Sellberg a été tué, c’est qu’il y
avait une raison, continua Winter. Ce n’était pas une affaire de
vol. Le meurtrier l’attendait sur le parking. Il savait qu’il
devait arriver.
– Qu’il devait arriver à cette heure-là, tu
veux dire ?
– Oui.
– Comment pouvait-il savoir ?
– Oui, mais comment ?
– Sellberg le lui avait dit, supposa
Winter.
– Ou alors c’est le meurtrier qui lui a
fixé le rendez-vous.
– Oui. Un rendez-vous dans ce
parking.
– Avec la voiture de Richardsson.
– Exact.
– Richardsson lui a dit de prendre sa
bagnole, déduisit Ringmar.
– Oui.
– Richardsson l’attendait sur le
parking.
– Pas nécessairement.
– Dans ce cas, où se trouvait donc
Richardsson ? s’étonna Ringmar. Il devait bien avoir envie de
récupérer sa bagnole.
– Pas dans le parking.
– Qui l’attendait alors ?
– Quelqu’un d’autre.
– Qui ?
– Quelqu’un qui était au courant, dit
Winter.
– Qui aurait surpris leur conversation,
quand Richardsson a demandé à Sellberg de le retrouver dans le
parking ?
– Quelqu’un qui l’a suivi, rectifia
Winter.
– Nous savons que Sellberg a appelé
Richardsson à son bureau. Ça s’est peut-être produit à ce
moment-là.
– À moins que le meurtrier ne se soit
contenté de le suivre.
Ringmar reposa sa fourchette.
– Tu ne manges pas ton
napoléon ?
Winter garda le silence. Il regardait par la
baie vitrée. Une femme lui renvoya son regard avec un sourire. Ça y
ressemblait en tout cas. On était vendredi après-midi. Elle était
gaie.
Il finit par se tourner vers Ringmar.
– Le deuxième coup de fil que j’ai reçu,
était-ce vraiment quelqu’un qui appelait à l’aide ?
– Je n’en sais rien, Erik. C’était plus
simple d’aller te voir au commissariat.
– Non, trop visible. L’homme est sous
surveillance.
– Pourquoi ne pas parler clairement au
téléphone alors ?
– Je ne sais pas. Probablement pour la même
raison.
– Ou alors, on se fout de nous, Erik.
Quelqu’un est en train de se foutre de notre gueule.
– Oui.
– Tu parlais de
puzzle. Si ça se trouve, un type est en train de jouer à ça. Sauf
qu’il nous devance. On est des pièces dans son jeu, nous
aussi.
– N’est-ce pas toujours le cas ?
– Non, assura Ringmar. On n’est jamais des
pions. C’est nous qui les gérons, les morceaux de puzzle,
normalement. Mais là, c’est le contraire.
– Qui ?
– Richardsson peut-être.
– Non, Bertil. Il a peur. Tellement peur
qu’il se cache de tout le monde. Même de sa famille.
– C’est peut-être lui le meurtrier.
Winter resta silencieux. Un couple d’un certain
âge quitta la table voisine. Le monsieur salua froidement Winter
d’un signe de tête. Peut-être le reconnaissait-il, à cause de ses
apparitions dans les médias, radio et télévision. Mais ça
n’arrivait plus tellement depuis que les responsables de la police
du Ouest Götaland s’étaient enfin assuré les services d’un
porte-parole. C’était mieux pour les gens : toujours le même
visage à l’antenne. Cela pouvait dédramatiser les choses :
tous les crimes se valent.
– Il n’a laissé aucun indice derrière lui,
reprit Ringmar.
– Non.
– Là, je parle du meurtrier. Celui qui a
tué dans le parking de l’Institut Pédagogique.
– Aucun indice, jusqu’à présent, souligna
Winter.
Les passants se faisaient moins nombreux dans la
rue. La nuit commençait à tomber. Ringmar prit une dernière bouchée
et finit son café :
– Tu fais quoi, ce week-end,
Erik ?
– Je ne sais pas. On va peut-être faire un
tour sur notre terrain de Billdal.
– Votre plage privée.
– Hmm.
– Quand est-ce que tu construis
enfin ?
– Une plage privée, ce n’est déjà pas si
mal.
– Mais vous croyez qu’elle le reste, quand
vous n’y êtes pas ?
Winter se leva.
– Et toi qu’est-ce que tu as
prévu ?
– Rien de spécial.
– Tu es seul ?
– Oui.
– Je verrai.
– Je t’appelle demain matin, promit
Winter.
Ils sortirent. La nuit s’abattait sur la rue de
la Croix.
– Ça commence à sentir l’hiver, fit
observer Ringmar.
– Enfin !
– Je croyais que t’adorais la
chaleur ? Tu veux que je te raccompagne en
voiture ?
– Non, je préfère rentrer à pied.
– Tu dois t’arrêter aux halles ?
– Pour ne rien te cacher.
– Bon, eh bien salut alors !
– Viens avec moi.
– J’ai déjà fait mes courses, mec.
– Ne bois pas trop ce soir, Bertil.
– J’appelle ça de la projection.
– Et moi j’appelle ça de l’empathie. Le
souci de son prochain.
– Qu’est-ce que tu cuisines ce soir ?
s’enquit Ringmar.
– Des raviolis, je crois. Avec de la
ricotta, des herbes et des zucchinis grillés.
– Des courgettes, quoi.
– Les zucchinis, c’est plus petit. (Winter
commença à marcher en direction de la cathédrale.) Ensuite,
quelques côtelettes d’agneau. Avec de la purée d’oignons
rouges.
– Purée d’oignons rouges, répéta Ringmar.
Voilà ce que je vais leur réclamer au kiosque à saucisses de
Mariaplan ce soir.
– Tu fais suivre d’une salade de
crevettes.
– Je n’y manquerai pas.
– Tu n’es pas obligé de t’infliger cette
vie-là, Bertil.
– Bye, Erik.
Il regagna le commissariat avec ses
courses : rien de bien lourd.
Une fois arrivé à l’étage de la brigade, il
stoppa net au son d’une voix. Une voix bouleversée résonnait à
travers le corridor vide et il la reconnut.
Elle s’interrompit alors que Winter s’apprêtait
à prendre le corridor. Il entendit quelqu’un raccrocher
bruyamment.
Bergenhem se rua hors du bureau.
Il sursauta en voyant le commissaire.
– Bon… bonjour.
– Comment ça va ?
Bergenhem ne répondit pas. Il reprit sa marche.
Winter posa une main sur son épaule au passage. L’inspecteur
s’arrêta.
– Tu parlais avec Martina ?
Toujours pas de réponse. Bergenhem eut un
sursaut, comme s’il voulait se libérer de l’emprise de Winter. Se
libérer de sa hiérarchie.
– Où vas-tu, Lars ?
– Je… je rentre à la maison. J’ai fini de
bosser pour aujourd’hui. On est vendredi soir.
Il avait constamment évité le regard de Winter.
Pourquoi ?
– J’ai parlé avec elle, lui dit le
commissaire.
– Ah bon ?
– Elle s’inquiétait pour toi. Tu ne lui
avais pas donné de nouvelles.
– C’est fait.
– J’ai cru comprendre ça.
– Ce n’était pas Martina.
Bergenhem fixait le mur. Un mur de briques jaune
pisseux.
– D’aaaccord.
– Je peux y aller maintenant ?
– Reprends-toi, Lars.
– Comment ?
– Pourquoi est-ce que tu n’aurais pas le
droit de t’en aller ?
– OK, OK, fit l’inspecteur en
s’éloignant.
Winter se retourna et faillit ajouter quelque
chose mais il préféra renoncer.
Il se dirigea vers son bureau. Le téléphone
était en train de sonner.
Un message d’Aneta Djanali : Jan
Richardsson était membre de l’ordre de Coldinu, sous le nom de
Jansson. Richard Jansson. Simple comme chou. Ça ne relevait même
plus de l’astuce.
L’ordre de Coldinu.
Il se dirigea vers le coffre-fort d’où il retira
la croix. Elle paraissait désormais insignifiante – du moment
qu’ils avaient découvert le lien avec Richardsson.
– Oui, bonjour, Erik à l’appareil.
– Tu as eu mon message ?
– Oui. Je t’appelle du bureau.
– J’ai essayé sur ton mobile aussi.
– Je l’avais éteint.
Elle ne lui demanda pas pourquoi. Il l’avait
fait au moment où ils étaient entrés chez Ahlström. Ringmar avait
un appareil, ça devait suffire. Et il avait oublié de rallumer en
sortant de la pâtisserie. Complètement oublié.
– Il y a encore une chose.
Winter parvint à joindre Bergenhem alors que
celui-ci était à mi-chemin de la rue de la Croix. Il entendait la
rumeur du trafic en bruit de fond. Et puis, des rythmes de
rock.
– Je veux te voir ici au plus tard dans dix
minutes.
– Qu’est-ce qui se passe ? J’ai…
– Tu te ramènes, bordel !
Il fit claquer l’appareil. À peu près comme Lars
une heure auparavant. Winter regrettait son juron. Mais il lui
avait échappé. Bergenhem était adulte, il pouvait comprendre.
C’était le genre de choses qui pouvait arriver.
Il marchait maintenant de long en large dans le
bureau. Au dehors, sur Stampgatan, un tramway transperçait
l’obscurité.
Les wagons jetaient des faisceaux de lumière
bleu électrique. Le tram allait vite. Pressé en ce vendredi soir.
Le soir de tous les possibles. Il pouvait se prolonger assez tard.
Winter alla ranger ses sacs de course dans le frigo de l’étage. Il
avait également acheté quelques huîtres et des langoustines. Son
portable se mit à sonner. Il l’avait rallumé.
– Tu ne devais pas faire les courses pour
ce soir ? s’enquit Angela.
– Je suis en train de les ranger.
– Je pensais que tu serais déjà rentré à
cette heure-ci.
– Un imprévu. Ça ne me prendra pas
longtemps.
– Où es-tu ?
– Au commissariat. Il faut juste que je
parle avec Bergenhem.
– Comment va-t-il ? Il s’est encore
passé quelque chose ?
– Oui.
– Ce n’est pas ça. Pas directement en tout
cas.
– Quoi alors ?
– On en parle tout à l’heure. Il va arriver
d’un moment à l’autre.
– Est-ce que je fais manger les
enfants ? Tu en as pour combien de temps ? Combien
d’heures ?
– J’en sais rien, bor… (Il s’interrompit.
Reprends-toi, idiot.) Ma petite Angela, j’arrive dès que possible.
Pardonne-moi. J’ai acheté des huîtres, des langoustines et des
côtes d’agneau. Tant pis pour les raviolis. Je préparerai un aïoli
pour les langoustines.
On va gentiment rentrer à la maison avec des
huîtres, se répéta-t-il.
Elle lui avait déjà raccroché au nez, en faisant
claquer le combiné. Il reconnut le bruit.
Il jeta les sacs dans le frigo. L’un d’eux tomba
par terre. Il le ramassa et le fourra au fond entre les vieux
bricks de lait et les pots de confiture barbus, mais il était
percé. L’eau des langoustines commençait à couler par terre. Il
referma la porte, alla chercher du papier dans le rouleau
d’essuie-tout, au-dessus de l’évier, et revint essuyer le
sol.
Quand il se pencha, la tête lui cogna comme le
tram de Stampgatan, boum-boum-boum. Il retourna ensuite à l’évier
pour rincer ses mains poisseuses. Elles sentaient la mer. Comme il
n’y avait pas de torchon, il reprit un bout de papier. La tête lui
cognait comme si elle balançait d’un bord à l’autre, d’un horizon à
l’autre. Le rêve de la nuit lui revint en mémoire. Il ne l’avait
jamais quitté.
Dans le corridor, il passa devant une photo
panoramique du commissariat, construit sur un modèle géométrique,
mais qui faisait penser à un bonhomme sautant à pieds joints, les
bras levés et les jambes tendues. Il secoua la tête.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent sur
Bergenhem.
Winter le rejoignit sur le palier et le fit
rentrer dans la section réservée à la brigade criminelle.
– On va dans mon bureau.
– Qu’est-ce qu’il y a ? s’étonna
Bergenhem.
Winter ne daigna pas répondre.
Ils rentrèrent dans le bureau du commissaire.
Ils étaient seuls à l’étage. Leurs pas résonnaient dans le
vide.
Winter ferma la porte derrière eux.
– Je viens de parler avec Aneta,
fit-il.
Bergenhem garda le
silence. Il était toujours debout à la porte. Winter ne lui avait
pas offert de s’asseoir.
– Tu connaissais Richardsson avant qu’on
s’intéresse à lui ?
Le sang battait dans sa tempe gauche. Ce n’était
ni un mal de tête, ni une migraine, ni une méningite. C’était une
tension d’un autre type, qu’il ne pouvait identifier. Il sentait
son sang couler à travers ses veines.
– Comment ça… connaissais… répondit
Bergenhem. (Il jeta un œil à la fenêtre et suivit du regard un
deuxième tram. Le ciel était maintenant d’un bleu foncé.)
– Tu n’as pas compris ma
question ?
– Calme-toi.
– Me calmer ? Parce que tu es calme,
toi ? Tu as toujours gardé ton calme, c’est ça ? Est-ce
que tu te rends compte de ce que tu as fait, Lars ?
Bergenhem resta silencieux.
– Tu as fait de la rétention d’information,
l’accusa Winter. C’est comme ça que ça s’appelle.
– Non.
– Tu as nui à cette enquête. À mon
enquête.
Winter avança d’un pas en direction de
Bergenhem, toujours à la porte.
– Quand est-ce que tu as fait la
connaissance de Richardsson, Lars ?