6.
Winter se gara devant la maison de Ringmar.
Au cinquième coup de sonnette, la porte finit par s’ouvrir.
– Je pensais que tu n’étais pas chez toi.
– Moi non plus.
– C’est-à-dire ?
– Entre.
Winter le suivit dans la pénombre du hall. Ringmar avait le dos voûté, les épaules tombantes.
– Comment va ton rhume ?
– Mon rhume ?
– Tu n’as pas pris un congé maladie ?
– Ah si, oui.
– Tu ne ferais pas l’école buissonnière, Bertil ?
– Non, je bois.
– Ça ne te ressemble pas.
– Jamais trop tard pour évoluer.
– À ton âge ?
– Eh oui, c’est pas fantastique ?
– Non, seulement intéressant.
– Je plaisantais. Mais c’est vrai que je viens de me prendre un petit whisky. Contre le rhume, bien sûr.
Ils se tenaient dans le séjour. Le crépuscule tombait. Chez le voisin, le jardin étincelait.
– Il s’y met un peu tôt cette année, commenta Winter.
– Je devrais lui envoyer les Hells Angels.
– Il suffirait d’un coup de fil bien senti.
Winter examina l’agencement lumineux au dehors. N’était-ce pas une nouvelle discipline au lycée et à l’université, le design lumineux ? Où est-ce qu’il avait lu ça ? Dans le journal de la police ? Dans le Svenska Dagbladet ?
– En tout cas, ce n’est pas moi qui l’appellerai. Too risky. Tu veux un whisky ?
– Je conduis.
– Tu peux laisser ta bagnole. Les taxis, c’est pas pour les chiens.
Winter jeta un œil à sa Mercedes, garée sur le trottoir. Il lui trouva un air lugubre. Prévoyait-elle de le lâcher ?
– Je crains la guirlande sur le capot.
Ringmar le rejoignit devant la fenêtre :
– Ça ne peut lui faire que du bien : elle me semble un peu déprimée.
– C’est drôle, j’avais la même impression.
– Nous sommes des âmes sœurs, déclara Ringmar.
– Finalement, je prendrais bien un whisky.


L’homme gravissait les marches du vieil escalier. Dans le silence, on n’entendait que le bruit sourd de ses pas.
Il tenait un pistolet, à peine visible dans sa main. Sur son visage se lisait la même concentration muette que chez un auditeur de concert. De fait, il avait l’oreille aux aguets. Savait-il où il se rendait ? Que cherchait-il ? Il était maintenant à l’étage du dessus. Pourquoi n’avait-il pas pris l’ascenseur ? Ce dernier était immobilisé ailleurs. L’homme ne voulait pas qu’il bouge, qu’il fasse du bruit. Il préférait marcher.
Il redescendit l’escalier.
La voix d’enfant à nouveau. Était-ce bien un enfant ?
Tout à coup retentit un cri, distinct, mais pas très fort, légèrement amorti : « Nooon. »


À la première gorgée, Winter fit la grimace.
– Il n’est quand même pas si dégueu, se plaignit Ringmar.
– Ce n’est pas ça.
– Quoi alors ?
– Rien.
– La tête ? Mal de crâne ?
– C’est déjà parti, répondit Winter en reprenant son verre.
– Ça reviendra. Pourquoi tu ne vas pas te faire examiner ?
– Pour quoi faire ?
– C’est quoi cette réponse de merde ?
– Je ne sais pas si c’est une réponse.
– Tu as peur de ce qu’ils pourraient trouver ?
Winter garda le silence.
– Parce que, dans ce cas, tu devrais illico prendre un taxi pour Sahlgrenska. Sans perdre une minute.
– C’est juste une migraine.
– Et tu te soignes ?
Winter secoua la tête. Ça recommençait à cogner derrière l’œil droit.
Ringmar secoua la tête, lui aussi.
– Qu’est-ce qu’elle en dit, Angela ?
– Rien.
– Rien ?
– Ça va partir. Ça finit toujours par partir. Qu’est-ce que tu crois ? Que c’est une tumeur ou un truc comme ça ?
Ringmar s’abstint de répondre.
– C’est ce que tu crois ? insista Winter.
– Il ne s’agit pas de croire ceci ou cela. C’est comme tout. Faut des preuves.
– Est-ce qu’on a droit à un whisky supplémentaire ?
– Si ça peut aider, dit Ringmar en tendant la main vers la bouteille.
– C’est un remède universel.
– Le whisky, c’est une boisson du diable, marmonna son collègue.


Il se retrouvait pour la seconde fois sur le perron de sa maison. La nuit était encore plus profonde.
Une voiture était stationnée devant chez le voisin.
La même que tout à l’heure.
Pas de musique en provenance de la maison. Une autre voiture s’approcha et fit demi-tour au bout de la rue avant de disparaître à nouveau.
Il s’agissait d’une Volvo Break. À peu près la seule marque automobile à Göteborg. Et tout le monde roulait en Volvo Break : femmes au foyer, hommes d’intérieur, prostituées, P-DG, experts-comptables ou plombiers. Écrivains. Il avait eu sa Volvo Break, d’occasion bien sûr. Une édition de poche qui s’était spécialement bien vendue lui avait permis de récupérer un peu d’argent l’année suivante. Il s’était débarrassé de la bagnole en même temps que sa femme s’était débarrassée de lui. Pour compenser, il s’était offert une Saab d’occasion.
Il y avait de la lumière chez le voisin.
Mon Dieu, il se faisait tard. L’écrivain avait réussi à lire les aiguilles de sa montre à la lueur du réverbère. Comment tant de temps avait-il pu s’écouler ?
Si je reste ici, il risque de me voir par la fenêtre et de se précipiter dehors avec une batte de base-ball. Je devrais m’équiper d’une batte.
Il était maintenant devant la grille du voisin.
Une lumière jaillit tout à coup d’une des fenêtres.
Elle avait troué l’obscurité comme le rayon d’une lampe-torche. Aussitôt apparue, elle avait disparu.
Il perçut un bruit. Un cri ?
D’où venait-il ?
L’écrivain regarda alentour, mais rien ne bougeait dans la rue. La maison était désormais plongée dans l’obscurité. Le rayon de lumière provenait peut-être du réverbère, agité par le vent. Le bruit aurait pu être le gémissement du vent. Il avait forci. La grille grinçait sous sa pression. Ce devait être ça, le cri.
Il s’approcha de la voiture, garée là depuis quelques heures maintenant. Deux trois coussins sur la banquette arrière. Un sac en plastique quelconque. Il releva les yeux. Il avait l’impression d’avoir violé l’intimité d’une demeure.
À cette pensée, la colère monta en lui.
De quel droit ce type vient-il faire des dégâts chez moi ? C’est une location, mais ça ne change rien. Je devrais lui casser une fenêtre. Évidemment, si je fais ça, c’est l’enfer assuré.
Un crépitement infernal se fit entendre.


Fredrik Halders et Aneta Djanali restaient devant la maison. Celle de la jeune femme autant que la sienne, il le lui avait souvent répété. C’était chez elle. Chez eux.
La baby-sitter était repartie. Les enfants dormaient.
– Tu veux nous quitter, Aneta ?
Il avait beau les avoir prononcés doucement, ces mots résonnèrent d’une manière épouvantable. Nous quitter. Dans ces circonstances le pronom « nous » était malvenu. Dans quelles circonstances ? Elle n’en savait rien.
– Non, répondit-elle.
Elle ne pouvait pas « nous » quitter. Elle ne « nous » abandonnerait jamais.
– Alors, qu’est-ce que tu veux dire ? (Halders lui tendit timidement la main.) Qu’est-ce que ça veut dire de n’aimer peut-être pas ?
– Je… ne sais pas, Fredrik.
Elle lui prit la main.
– Pour l’instant… tout est confus. Je ne sais pas. Je ne… sais pas ce que je ressens.
– Non ?
– On a parfois besoin de… réfléchir.
– Réfléchir à quoi ? À nous ?
Encore ce « nous », mais il sonnait moins terriblement cette fois. Il ne désignait qu’eux deux.
– Réfléchir.
– On ne fait que ça dans la vie. On n’a pas tout le temps quelque chose dans la tête ?
– Si…
– Alors, tu vois.
Alors, tu vois. Ce n’était pas si simple. Mais elle ne pouvait pas le lui dire. Elle ne savait pas.
– On rentre ? fit-il.
– J’ai envie de rester encore un peu dehors.
– D’accord.
Seule, songea-t-elle. Mais même de ça, je n’en suis pas sûre.
– Cette ville, elle a parfois quelque chose de beau, déclara-t-il.
– Hmm.
– Pense à tout ce que cachent ces lumières.
– Alors, toi aussi tu pensais à ça ? sourit-elle.
– Oui. Toutes ces pensées qui se baladent là-dessous.
– Il y a quelques années, on aurait vu les lumières d’une petite ville.
– Si tu reviens vingt ans en arrière, Göteborg n’était qu’une bourgade.
– Pas vraiment en fait.
– C’est l’impression que ça donnait, insista Halders.
– Pourquoi ?
– On connaissait tous les criminels.
– Je n’ai pas vécu cette époque.
– On fêtait Noël tous ensemble.
– Ah ! ah !
– C’était l’occasion de nouer de nouveaux contacts, poursuivit Halders.
– Tu disais que tu connaissais tout le monde.
– Presque tout le monde.
– Et pourquoi est-ce qu’elle a disparu, cette tradition ?
– La ville a grandi.
– La police aurait pu se trouver une salle des fêtes un peu plus vaste, non ?
– Laquelle ?
– Je ne sais pas, moi. (Elle pointa la tête vers les lumières du stade.) Ullevi, par exemple.
Les grands projecteurs éteints dessinaient des poings fermés sur le ciel or et noir.
– Pas de toit, objecta Halders, il ferait trop froid. On souffre pas mal d’allergies dans le banditisme. Et on attrape facilement froid.
– Tu m’apprends quelque chose.
– C’est pourtant la vérité.
– Pourquoi ?
– Aucune importance pour le moment. Je n’ai plus envie de ces soirées de Noël. Je n’apprécierais plus la compagnie.
– Je ne l’aurais jamais appréciée, moi.
– Tout est relatif. Tu aurais vu la différence.
– Comment ça ?
– Tu le sais bien, Aneta.
– Tu parles de la drogue ?
– Oui. Et puis des gangs. Mais là aussi, c’est surtout une affaire de drogue.
– L’héroïne.
– L’héroïne avant tout, mais ce n’est que le sommet de l’iceberg. Imposant, bien sûr. Un grand sommet blanc dégueu.
– On peut rentrer maintenant ? J’ai froid.
Ils habitaient les sommets, eux aussi. Le quartier de Lunden était situé assez haut au-dessus du niveau de la mer.
– Si tu me dis que tu m’aimes.
– Je t’aime, Fredrik.
On peut aimer de nombreuses manières, se disait-elle tandis qu’ils regagnaient la maison.
Son mobile se mit à sonner. Halders refermait derrière eux la porte qui donnait sur le jardin.
– Oui ?
– Salut Aneta, c’est Lars.
– Oui ?
– Un type vient juste de se faire tirer dessus, près de chez vous.
– Près de chez nous ?
Elle regarda autour d’elle, comme si le coup de feu pouvait avoir pénétré à l’intérieur de la maison.
Halders lui jeta un regard interrogateur.
– À Lunden. J’ai pensé que vous… oui, vous êtes les plus proches. Juste à quelques pâtés de maisons si j’ai bien lu la carte. Vous n’êtes pas en service, bien sûr…
– Comment vas-tu, Lars ?
– Très bien. Pourquoi ?
– Pour rien. (Elle consulta sa montre. 22 h 50.) Quand est-ce que c’est arrivé ?
– À l’instant. Je viens de recevoir un appel de l’officier de garde. On a déjà envoyé une bagnole sur place, et je me suis dit que tu…
– J’y vais, l’interrompit la jeune femme.
– Est-ce que Fredr…
– Il doit rester garder les enfants. (Elle regarda Halders. Il avait haussé les sourcils en accents circonflexes.) Un ou des blessés ?
– Je n’en sais rien, Aneta. Sois prudente. Je te retrouve là–bas.
– À quelle adresse ?
– Rue Lovisa. Numéro 6.
– Jamais entendu ce nom-là. Rue Lovisa.
– Ce doit être tout près de chez vous, répéta Bergenhem.
Halders avait déjà sorti le bottin et feuilletait les plans de quartiers.
Il releva les yeux.
– Je la connais ! Un bout de machin désert.
– Fredrik voit où c’est, ajouta-t-elle dans le combiné. (Bergenhem marmonna quelque chose.) Comment ? Tu dis ?
– Non, je n’ai rien dit. C’était dans l’autre… attends… OK, OK. (Il avait changé de ton.) OK, Aneta, j’ai un homme au bout du fil qui prétend qu’on lui a tiré dessus ; mais il n’est pas blessé.
– Qui a tiré ?
– On n’en sait rien. Il n’a vu personne.
– Qui ça il ?
– Celui qui s’est fait canarder.
Presque mort
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