16.
Pour la cinq millième fois peut-être, Winter se
retrouvait dans son ascenseur de la place Vasa. Il connaissait
chacune des rides d’Harry l’ascenseur, comme l’appelaient
maintenant les filles. Harry l’ascenseur, toujours habillé
d’acajou. Il les hissait au quatrième étage avec moult soupirs.
Merci bien, fit Winter en refermant la grille ouvragée derrière
lui. Cet ascenseur capricieux était sans doute la meilleure raison
qu’il avait de ne pas quitter Vasaplats. Le terrain près de la mer
était une bonne plage, une plage privée ; il pouvait le
rester.
Sa tête le laissait tranquille. La douleur
s’était momentanément retournée contre un autre malheureux. Est-ce
qu’elle tourne entre nous, comme une seule douleur ? Non, le
mal est en nous-mêmes. La douleur aussi. Voilà ce que pouvait
penser un commissaire de la police criminelle en passant le seuil
de chez lui. Lilly l’attendait déjà dans le hall. Il la souleva et
l’embrassa. Il lui souffla derrière l’oreille et elle explosa de
rire.
Angela sortit de la cuisine avec une serviette
sur les cheveux. On aurait dit une femme du désert.
– Où est passée Elsa ?
demanda-t-il.
– Je lui ai permis d’aller dîner chez une
copine.
– Laquelle ?
– Clara. Ils habitent sur Erik Dahlb…
– Je sais, l’interrompit Winter.
– Désolée.
– Il n’y a pas de quoi en faire un
drame.
– Comment ça ? Ce n’est pas moi qui en
fais un drame.
– Tu veux dire que c’est moi ?
répondit Winter en reposant Lilly par terre.
La petite prit soudain une
mine inquiète. Elle se mit quelques doigts dans la bouche pour se
consoler par avance de ce qui risquait d’arriver. Un papa, une
maman qui font la tête. Qu’est-ce que c’était encore ? Winter
sentit une irritation lui glisser le long crâne. Pas question. Mais
il ne pouvait rien pour la stopper.
– Je devrais peut-être ressortir ?
fit-il.
– De quoi tu parles ? répondit Angela.
Je croyais qu’on avait décidé d’en finir avec ces
enfantillages.
Lilly leva les yeux vers lui. Elle ressemblait à
l’enfant qu’avait été Angela : même nez, même menton. Il ne
savait pas ce qu’elle tenait de lui. Les yeux peut-être, des yeux
de serpent. Snake eyes, comme l’avait
appelé un devin indien, un jour où il attendait son vol à
l’aéroport de Palerme. En passant devant lui, il avait regardé
Winter et lui avait lancé ces mots avec un triste sourire. Erik
Snake eyes Winter. Il fit une grimace
en direction de Lilly. Mais non, pas des yeux de serpent, bon Dieu.
Il se rendit à la cuisine et posa le paquet de limandes soles sur
la table :
– Je n’ai pas pris d’aneth. J’avais pensé
faire revenir quelques crevettes avec du curry pour accompagner le
poisson.
– Je meurs de faim, repondit Angela.
– Tu n’as pas déjeuné ?
– Juste un sandwich à la cafétéria.
– Le médecin ne sait donc pas qu’on doit
manger sainement au milieu de la journée ?
– Tu veux un verre de vin ?
– En parlant de vivre sainement, oui.
Il fit griller les limandes soles, les réserva,
fit revenir les crevettes avec des lamelles d’ail dans du beurre et
de l’huile de tournesol additionnés d’un curry cingalais. Il
répandit la sauce de crevettes sur les poissons, qui reposaient sur
des assiettes chaudes. Puis il blanchit les okras dans un bain d’eau bouillante. Quant à
Angela, elle avait coupé en deux des tomates cerises. Winter
écrasait la purée de pommes de terre tout en buvant un peu de vin.
Le jour avait quitté la fenêtre. Le ciel était d’un splendide bleu
noir. Sans doute la plus belle teinte de l’année.
Lilly avait tout aimé.
– Même l’okra,
sourit Angela.
– Hmm.
La petite était sur le point de
s’endormir.
Winter se leva, la prit dans ses bras et la
porta dans sa chambre. Elle avait exprimé le désir d’avoir sa
propre chambre, quelques mois auparavant, et l’avait obtenue, car
l’appartement était suffisamment grand. Raison de plus pour ne
pas…
Angela était toujours à table.
Winter s’assit et leva son verre de
gewurztraminer. Le vin commençait à perdre sa fraîcheur.
– Tu ne risques pas d’accuser le coup
demain matin ? fit-elle.
– Je suis déjà fatigué.
– Ce n’est pas une réponse !
– Et j’avais l’intention de me prendre
ensuite un petit whisky pour être encore plus fatigué.
– Oui oui.
– Qu’est-ce que tu veux dire avec tes oui
oui ?
– Rien, Erik. Ne recommence pas, s’il te
plaît.
– Rien ? Ne recommence pas ?
Qu’est-ce que tu insinues ?
Il sentait de nouveau un élancement sous le
crâne, comme un filet d’acier sur la nuque. Ce n’était plus la
migraine. C’était une autre merde.
Angela se leva brusquement et quitta la cuisine.
Il resta sur place et vida son verre, puis il le fit tourner dans
sa main en se demandant s’il allait le fracasser contre les
carreaux au-dessus de l’évier. Il ferma les yeux, reposa le verre
sur la table et se leva.
Angela était assise dans le séjour. Il ne
distinguait pas son visage. Elle n’avait pas allumé.
– Mon Dieu, Erik ! Ça se soigne.
– Quoi ?
– La migraine bien sûr. Tu n’es pas
possible. Je t’ai fait une ordonnance mais tu ne vas pas chercher
les médicaments.
– Ce n’est pas de la migraine en ce
moment.
– Ça y ressemble.
– À quoi tu le reconnais ?
Elle ne répondit pas. Il ne la regardait
toujours pas en face. Il se rassit.
Elle se retourna dans le fauteuil. Il vit
qu’elle pleurait. Il avait l’impression de se comporter en vrai
salaud. Un salaud puéril. Il méritait bien ce foutu mal de tête.
Viens, ma douleur, reviens sans cesse. Il ne pouvait pas bouger. Il
n’aurait même pas pu se lever et s’avancer vers elle pour la serrer
dans ses bras. Qu’est-ce qui m’arrive ? Qui suis-je en ce
moment ? Facteurs déclenchants : trop ou trop peu de
sommeil, une lumière forte ou clignotante, négligence au niveau des
repas, certains aliments comme les fromages trop faits, le
chocolat, les agrumes ou le vin rouge, les parfums capiteux, les
variations météorologiques. Rien de tout cela ! Le téléphone
retentit. La sonnerie traversait la pièce de sa stridence. Il
sortit dans le hall et décrocha le combiné mural. Ce dernier
figurait là depuis des années, avant même qu’Angela n’emménage,
avant qu’ils ne fondent une famille. Un téléphone mural, c’était un
anachronisme ; et bientôt j’en serai un, moi aussi. Cliché,
cliché puéril.
Il n’y avait pas d’écran sur cette antiquité. Il
n’était pas inquiet : le numéro faisait partie de ses nombreux
numéros secrets.
– Oui, Erik à l’appareil.
– Papa ! Je peux rester dormir chez
Clara ?
– Je… je ne sais pas, cocotte.
– S’il te plaît ! Sa maman est
d’accord !
– Et son papa, qu’est-ce qu’il
dit ?
– Lui aussi, il est d’accord !
– C’est vrai, cette histoire ?
– Bien sûr que c’est vrai !
– Attends un peu. Je vais poser la question
à Angela.
– Ah bon, fit Elsa. Pourquoi il faut
toujours que tu lui demandes ?
– Je ne le fais quand même pas à chaque
fois ?
– Tu ne peux jamais rien décider tout
seul !
Il consulta Angela du regard. Elle souriait car
elle avait tout suivi. Peut-être en était-il ainsi. Il décidait de
tout depuis si longtemps dans son travail qu’il ne voulait rien
décider quand il était en famille. À la rigueur, un détail
concernant le dîner, mais pas plus.
– OK, fit-il.
– Je peux ?
– Oui.
– Et je n’ai même pas demandé à Angela,
précisa son père.
Il n’avait bu qu’un seul whisky, un ou deux. Des
petits verres. Angela n’avait pas commenté. Mais maintenant,
si :
– Tu bois plus qu’avant, Erik.
– Ah bon ?
– Tu ne t’en rendais pas
compte ?
– Qui m’a proposé un verre de vin ce
soir ?
Silence.
– Je ne bois pas plus qu’avant.
Nouveau silence.
Il lui arrivait de prendre un whisky de plus,
mais c’était un bon médicament. Est-ce qu’il avait mal à la tête en
ce moment ? Non. Par contre, ça risquait de revenir si elle
continuait de râler.
– Plus de whisky pour ce soir, en tout cas.
Tu es contente ?
Elle ne répondit pas. Il se rassit.
– Tu veux qu’on se dispute ?
fit-elle.
– Comment ?
– On dirait que tu veux faire des
histoires.
– Je ne veux pas faire d’histoires. J’ai ma
dose au boulot.
– Tu as des problèmes de
boulot ?
– Je n’ai pas dit de boulot. Au
boulot.
– Excusez-moi, monsieur.
– Qui est-ce qui fait des histoires,
là ?
– Moi, je fais des histoires ? reprit
Angela.
Il ne répondit pas.
Ils étaient assis en silence. Il entendait le
bruit du trafic sur Vasaplats. D’habitude, non. Cela faisait partie
des bruits de son monde. De ceux qu’il avait cru ne jamais voir
cesser. Mais voici qu’il s’en irritait. Pourquoi les gens ne
pouvaient-ils pas rester tranquillement chez eux le soir ?
Pourquoi ces cons devaient-ils rouler sous son balcon et s’obstiner
à tourner autour de cette place ? Il se releva :
– Je sors.
– Qu’est-ce que tu vas faire ?
– Sortir, je te dis. J’ai besoin
d’air.
– Moi aussi, fit Angela en se levant. Plus
que toi. Je suis restée enfermée plus longtemps que toi. Je sors un
moment.
Elle garda le silence.
Quelques minutes après, il entendit claquer la
porte d’entrée. Lui était resté debout. Paralysé.
– T’étais où ?
Il ne savait pas combien de temps avait duré son
absence. Il était allé voir Lilly dans sa chambre, était resté
assis un moment à regarder l’enfant dormir d’un sommeil innocent.
Était-ce un privilège des enfants ? Peut-être étions-nous tous
innocents dans le sommeil. Même lui.
– J’ai fait le tour du quartier,
répondit-elle.
– Il y avait du monde dehors ?
– Pratiquement personne.
– Ce n’est pas une bonne idée de sortir
seule le soir.
– Je ne suis passée que dans des endroits
bien éclairés.
Impossible dans le vieux quartier de Vasastan.
Les immeubles étaient trop hauts, trop serrés.
– Alors c’est à moi, dit-il.
– Comment cela ?
– De sortir. Moi aussi, j’ai besoin
d’air.
– Mon Dieu, Erik !
Elle fit un pas en sa direction. Ils se tenaient
dans le hall, car il sortait de la chambre de Lilly lorsque Angela
avait ouvert la porte.
– Comment vas-tu ? Dis-moi la
vérité ?
– Très bien, pourvu que je puisse m’aérer
un peu.
– Tu ne ferais pas un petit coup de
déprime, Erik ?
– C’est quoi cet interrogatoire ?
Pourquoi voudrais-tu que je déprime ?
Dehors, l’air n’était pas très sain, finalement.
Comme lui-même, sans doute. La déprime, en revanche, il ne
connaissait pas. Les gens déprimés ne trouvaient plus goût à rien.
Ce n’était pas son style. Pour lui, tout n’était qu’un défi. À
chaque jour son lot d’événements passionnants, de rigolade aussi.
Il ne passait pas un jour sans rire. Il jouait avec ses enfants,
s’ils n’étaient pas déjà couchés quand il rentrait. Il se versait
un doigt de whisky une fois que la nuit était bien entamée.
Sympa.
Il arriva sur le boulevard
Allén, où l’on risquait sa vie tous les jours. Les automobilistes
adoraient griller ses feux rouges. En voici un ! Heureusement,
Winter n’avait pas traversé au bonhomme vert. Quel con !
Il prit ensuite la rue Raoul Wallenberg qui
passait au-dessus du canal, tourna à gauche dans Sahlgrensgata et
poursuivit le long des anciens locaux de l’Assistance sociale. Ils
avaient été transformés pour devenir l’Institut de formation des
enseignants du second degré. Un bâtiment flambant neuf, de l’autre
côté de la rue Viktoria. Béton et verre, avec une dominante verre.
Il était éclairé comme un aquarium. Certainement tout un
symbole.
Le parking était situé sous l’aquarium. Il
consulta sa montre : 23 heures. Il entra. La lumière
était toujours aussi glaciale. On est en plein film policier,
songea-t-il.
Il passa devant des rangées de voitures, tourna
à gauche, continua vers l’étage supérieur. Le périmètre de sécurité
s’apparentait à un petit camp à l’autre bout de la plate-forme. Il
n’y avait personne à cette heure-ci. Torsten et ses hommes avaient
examiné sols et murs. On avait évacué tous les véhicules, bien sûr.
Le corps de la victime aussi. Bengt Sellberg. Winter se tenait
devant la tente dressée au-dessus de la scène de crime. Il sortit
son portable. Pas de réseau. Il regarda autour de lui. Il y avait
quelque chose au coin de son œil gauche. On avait bougé.
Bordel ! Derrière un pilier, on avait bougé. Winter sentit le
sang lui battre les tempes. Plus question de mal de tête. Il
entendit quelque chose, un grattement. Il tenait son pistolet au
poing. Il se retourna doucement, comme si ce mouvement prudent
pouvait ramener le calme autour de lui. Une silhouette, il avait vu
une silhouette ! On l’avait suivi. Il n’avait pourtant perçu
aucun bruit de pas quand il se déplaçait entre les piliers de
béton.
– Ohé ! cria-t-il. Police !
Sa voix résonnait dans tout l’étage.
– Ohé ! Qui êtes-vous ?
Il savait qu’il n’y avait pas de caméras de
surveillance. On n’était pas dans un film.
Là ! Un mouvement derrière un pilier, une
silhouette se glissait derrière. Le meurtrier revient toujours sur
les lieux du crime. Tôt ou tard. Mais Winter ne comptait pas sur
une visite ce soir-là. Il pensait pouvoir réfléchir seul avec
lui-même. Réfléchir à beaucoup de choses, pas
seulement au boulot. Mais le boulot l’avait rattrapé.
– Montrez-vous !
Quelqu’un courait ! Winter entendit les pas
avant de voir quoi que ce soit. Clap-clap-clap contre le sol en
béton. Des talons qui claquaient haut et fort, comme sa voix tout à
l’heure.
Là-bas !
– Arrêtez-vous !
Un dos, un manteau, on s’éloignait rapidement.
Derrière lui, Winter avait les escaliers et l’ascenseur ; plus
loin la sortie voitures. La silhouette se dirigeait de ce côté.
Winter percevait encore le bruit des pas sur le sol. Bientôt il les
entendrait à l’étage du dessus s’il ne faisait rien. Il bondit vers
les portes de verre puis monta les escaliers jusqu’au niveau rue du
parking. Il respirait lourdement. Non pas sous le coup de l’effort,
mais de la tension.
Les portes s’ouvrirent automatiquement et il
courut jusqu’à la sortie.
Trop tard. La porte qui donnait sur la
Sahlgrensgata avait laissé s’échapper la silhouette. Il se
précipita dans la rue. Aucun bruit de pas. L’individu pouvait
s’être enfui n’importe où. Winter s’avança de quelques mètres mais
il ne vit personne. Il se dirigea vers le canal et regarda s’il n’y
avait rien sur l’eau. Non plus. Rien que le noir. Tout à coup, il
repensa à son mal de tête. Mais non. Aucune douleur. Il entendait
le bruit de sa propre respiration. Son téléphone se mit à sonner.
Il avait à nouveau du réseau.
– Oui ?
– Que se passe-t-il, Erik ? (C’était
Angela.)
– Comment ? articula-t-il, avec plus
de difficulté qu’il n’aurait cru. Ce n’est… ce n’est rien.
– Tu cours ?
– J’ai couru.
Il marcha. Et parla au téléphone. Ringmar
n’avait pas la voix ensommeillée quand il l’avait appelé.
– Ce pourrait être cet Ademar, suggéra
Winter. L’écrivain.
– Pourquoi ?
Winter garda le silence.
– Mais pourquoi est-ce qu’il a filé ?
s’interrogea Ringmar.
– On lui demandera.
Dépêche une voiture à Lunden, s’il te plaît. Chez lui. Je n’ai plus
de batterie.
– Attends, fit Ringmar avant de
disparaître. (Winter entendit sa voix en arrière-fond.) C’est fait.
Tu veux que je passe te chercher ?
– Tu n’es pas obligé de te déplacer,
Bertil.
– Je n’avais rien de prévu, de toute
façon.
– Et Birgitta, qu’est-ce qu’elle
fait ?
– Aucune idée.
– Elle n’est pas à la maison ?
– Pas que je sache.
– Vous avez un problème ?
– Je passe devant chez toi d’ici dix
minutes. Tu m’attends en bas ?
– Je ne remonte pas, répondit Winter.
La maison de location de l’écrivain était aussi
sombre que la demeure du défunt juste à côté.
– Je serais pour qu’on évite de sonner,
déclara Ringmar.
– Tu as toujours eu la trouille de te faire
engueuler, Bertil, se moqua Winter en sortant de la voiture de son
collègue.
Il franchit la grille, se dirigea vers la porte
et sonna. Il attendit un peu avant d’appuyer de nouveau sur la
sonnette.
– Personne, fit-il en retournant à la
voiture.
– On visite la baraque tout
seuls ?
– Encore ? Bientôt on aura fait tout
le quartier comme ça.
Ringmar haussa les épaules.
– Je me demande où il a bien pu passer,
l’écrivain.
– Pourvu qu’il ne lui soit rien
arrivé.
– Tu es inquiet ?
– Pas vraiment.
– Ç’aurait pu être Richardsson, suggéra
Winter. Dans le parking.
– Ou n’importe qui d’autre. Un clampin qui
passait par là.
– Non. Il me suivait. Il se cachait.
– Tu aurais pu te faire détrousser. Il a dû
te prendre pour un richard, un peu gris en plus.
– Là tu as raison, reconnut Winter.
– Il m’a semblé que tu sentais un peu le
whisky.
– J’ai eu le temps de dessouler.
– On fait quoi maintenant ?
– Tout se tient, finit-il par dire.
– Quoi donc ?
– C’est ce que j’essaie de me figurer. Il y
a un lien entre tout ça, que je n’arrive pas vraiment à trouver.
Mais il existe.
– C’est un puzzle, tu veux
dire ?
– Oui, je le pense.
– Il nous faut juste retrouver les
morceaux ?
– Oui.
– Et s’ils n’existent pas ?
– Dans ce cas, ce n’est plus un puzzle,
Bertil, ça s’appelle une énigme.
– OK, qu’est-ce qui va
ensemble ?
– On a une bagnole sur le pont d’Älvsborg.
Volée. Aucune trace des voleurs. Aucune trace de personne. Les
portières ouvertes, le moteur en marche. Pas trace d’un corps dans
l’eau.
– D’un cadavre.
– Non, pas de cadavre. Pas avant qu’on ne
retrouve Bengt Sellberg la tête trouée d’une balle dans la voiture
de Richardsson.
– Qu’il a empruntée.
– Qu’il a effectivement empruntée.
– Et Ademar s’était querellé avec lui un
peu avant, fit observer Ringmar.
– Quel rapport ?
– C’est pas toi qui disais que tout est
lié ?
– Quoi d’autre encore ? continua
Winter.
– La disparition de Richardsson.
– Naturellement.
– Et après ?
– Il faut qu’on discute encore un peu avec
Richardsson.
– Si on peut.
– Hmm. Si on peut.
– Il pourrait être une des pièces du
puzzle, avança Ringmar. Ça expliquerait pas mal de choses.
– Comme quoi ?
– Le meurtre, bien sûr. Si c’est lui qui
l’a commis. Crime passionnel.
– On peut toujours espérer, répondit
Winter.
– La dernière chose à quoi on renonce, fit
Ringmar.
– Qu’est-ce qui se passe avec
Birgitta ?
– De quoi ?
– De moi, entre autres.
– Oui, ça peut se comprendre.
– On y va ?
Winter, assis sur le siège passager, scrutait la
nuit. C’était maintenant formellement la nuit, il était minuit
passé. Le trafic se faisait rare sur Skånegatan. Avec ses
projecteurs noirs, le stade d’Ullevi ressemblait au grand chantier
naval désert, surplombé de grues, auquel la mer avait donné vie,
dans le passé. Il pensait à la mer. Au bouquin d’Ademar. Il dit
tout haut :
– Elle avait peut-être envisagé de
traverser la baie. Décidé de le faire.
Ringmar passait devant les salles de
Bergakungen. Le temple de ceux qui vivent par procuration. Lui
avait cessé d’aller au cinéma, sauf cas exceptionnel. Mais c’était
par paresse.
– Tu parles de qui, Erik ?
– D’une fille. Une fille qui a disparu de
la colonie à Brännö. Il y en avait une sur l’île, quand j’étais
gamin.
– J’en ai pas entendu parler de cette
disparition ?
– Je n’en sais rien, Bertil. Je l’avais
presque oubliée moi-même. C’est le projet d’Ademar qui m’y a fait
penser.
– Il s’occupe de quoi ? Il écrit sur
une disparition ?
– Oui.
– C’était qui, cette fille ?
– Elle était en colonie de vacances. Je n’y
suis jamais allé, mais je naviguais parfois dans la baie. Je ne
connaissais aucun des enfants ou des jeunes de la colo. Ma famille
louait à Tången.
– C’était quand cette histoire ?
– En 75, je dirais. J’avais quinze
ans.
– Une disparition, alors ?
– La fille est sortie nager puis elle a
disparu. Tu ne travaillais pas encore à Göteborg ?
– Non. J’étais à Södertälje. Sous
l’uniforme.
– On ne l’a jamais retrouvée, continua
Winter.
– Ah bon ?
– Il y a eu une rumeur comme quoi elle se
serait enfuie de la colo. Ça arrivait souvent, bien sûr. Ce n’était
pas rigolo comme endroit.
– J’en ai entendu parler. Une sorte de camp
d’internement.
– Pourquoi tu penses à elle,
Erik ?
– Ademar essaie d’écrire un bouquin
là-dessus.
– Comment tu le sais ?
– Il me l’a dit.
– Alors il doit avoir un certain nombre de
réponses.
– Non, pas vraiment.
– Pas de morceaux de puzzle ?
– Ça ressemblerait plutôt à une énigme,
Bertil.
– Elle s’appelait comment ?
– Beatrice. C’est tout ce que je sais
d’elle.