18.
Ringmar entra sans frapper et prit une chaise de
l’autre côté du bureau. Winter lui tendit l’une des
photos :
– Qu’est-ce que cette chose-là peut avoir à
nous dire ?
– De quoi tu parles ?
– De cette scène. Ce motif. Cet
événement.
– Un événement ?
– On laisse sa voiture volée sur le pont
d’Älvborg, le moteur en marche, et on disparaît. Ça ne fait pas
événement ?
– Tu as dit sa
voiture volée ? s’étonna Ringmar.
– Quand on vole une bagnole, on la
considère comme son bien.
– Ah !
Winter reposa les photos. Laissons là
l’esthétique.
– Sellberg a sans doute fauché la bagnole,
reprit Ringmar. Au hasard. Je parle de celle de Richardsson, bien
sûr. Notre politicien n’a pas l’air fiable. Il peut très bien avoir
menti en disant qu’il la lui avait prêtée.
– Pourquoi ?
– Le plus sûr moyen de prendre la tangente.
Ils étaient peut-être en conflit.
– Hmm.
– Si ça se trouve, Richardsson n’est même
plus de ce monde, continua Ringmar. Elle en pensait quoi, sa
femme ?
– Rien. Mais ça ne signifie pas qu’elle ne
sait rien.
– Elle sait quelque chose ?
– Que le mari tramait quelque chose.
– Peut-être que Richardsson avait une
relation avec Sellberg, suggéra Ringmar. (Il consulta sa montre.)
Bergenhem doit être en train de parler avec ses collègues à l’heure
qu’il est.
Pas encore. Bergenhem
traversait la place Gustav Adolf. Le roi tendait la main entière,
comme d’habitude, en direction du fleuve. Göteborg était la fierté
du roi, mais elle avait été construite par des ingénieurs
hollandais, la même bande qu’à Jakarta. Il avait lu ça quelque
part. Il n’était jamais allé en Indonésie, mais ce serait peut-être
une bonne destination. Tout quitter… pour un endroit où il
retrouverait quasi instantanément le centre-ville.
Est-ce que je pense différemment des
autres ? s’interrogeait-il en montant les escaliers. De ces
gens normaux que je croise tous les jours ?
La secrétaire de Richardsson le reçut dans son
petit bureau. Elle paraissait méfiante, voire apeurée, oui,
apeurée. Bergenhem avait senti les regards le suivre dans les
couloirs de la mairie. Ils étaient tous au courant, bien sûr. Mon
Dieu, ici ! Chez nous ! Dans quoi Jan peut-il bien être
impliqué ? Où est Jan ?
– Je ne sais rien, commença-t-elle par
dire.
– Je ne vous ai encore posé aucune
question.
– C’est terrible.
Elle leva la main droite vers sa gorge et se mit
à triturer son collier comme un chapelet.
Elle doit au moins connaître sa propre identité,
se dit Bergenhem, en lui posant la question.
– Lena Jarlert. (Même en prononçant son
nom, elle gardait cet air apeuré.) Je n’apparaîtrai pas dans le
journal, n’est-ce pas ?
– Je ne suis pas journaliste, répondit
Bergenhem.
– Mais dans… le rapport, comment
dit-on ? Votre… rapport ? Si les journalistes le
lisent ?
– Il est classé secret.
Une bonne expression dans les circonstances
présentes. Elle parut rassurée.
– Jan Richardsson a-t-il déjà évoqué une
quelconque menace ?
– Non.
– Paraissait-il sous le coup d’une
menace ?
– Je ne comprends pas…
– Paraissait-il nerveux ?
Inquiet ?
– Non.
– Il n’a rien dit à ce sujet ? Ces
derniers temps…
– Non, jamais.
– Son comportement
avait-il changé ces derniers jours ? Ce pourrait être
n’importe quoi. Le moindre détail qui vous vient à l’esprit.
– Non, je ne l’ai pas beaucoup vu. Il
n’était pas souvent là.
– Où était-il donc ?
Elle garda le silence.
Il répéta la question.
– Je ne peux pas tout savoir,
fit-elle.
Un commentaire assez surprenant.
– Que voulez-vous dire ?
– Je prends ses rendez-vous, mais pas
tous.
– Auriez-vous une liste à me
montrer ?
Elle se pencha pour prendre une chemise, sur le
haut d’une petite pile.
– Je m’apprêtais à l’archiver.
– Vous pourriez m’en donner des
photocopies ?
– C’est indispensable ?
– Oui.
Une fois Ringmar sorti de son bureau, Winter se
leva, se dirigea vers l’appareil et remit le CD de Coltrane. Au
moment où il se redressait, le mal de tête le frappa comme un coup
de massue. Le fin rayon de lumière qui filtrait de la fenêtre lui
brûla le lobe frontal. Ce n’était plus censé se produire. Il
prenait des médicaments contre la migraine. Il était allé les
chercher, il avait commencé le traitement. Il n’avait donc pas la
migraine. Il le savait bien ! Il avait quelque chose de plus
grave, mais ils n’arrivaient pas à trouver quoi. C’était typique
d’une maladie vraiment grave : elle n’existe pas au stade
initial, personne ne trouve rien, tous les tests sont
négatifs.
Les battements se firent progressivement plus
faibles dans sa tête. Quoi ? Sa vue s’était brouillée un
instant. La rivière de l’Hospice se faufilait tel un bandeau de
brume entre les bâtiments de brique jaune. Les arbres du parc
figuraient des silhouettes noires qui remuaient à la périphérie de
son champ visuel. Il ferma les yeux et le monde devint rouge. Il
les rouvrit et tout était toujours rouge. Il entendit de nouveau
frapper dans sa tête, non, c’étaient les oreilles, ce n’étaient pas
des coups, mais une sonnerie qui retentissait derrière lui.
Winter recula d’un pas
pour s’écarter de la fenêtre et c’est alors qu’il reconnut la
sonnerie du téléphone. Il ne ressentait plus aucune douleur. Cette
dernière l’avait quitté aussi vite qu’elle était venue, comme l’un
des rayons de soleil étincelant au dehors. Il retourna à son bureau
et souleva le combiné.
– Oui ?
– Oui… c’est Jacob Ademar.
– Où étiez-vous ?
– Comment ça ? J’étais parti.
– Où ?
– Eh bien, je suis parti faire quelques
recherches. Pour le bouquin. Quel est le problème ?
– Avez-vous déjà essayé de me
joindre ? Dans les dernières heures ?
– Non…
– Vous étiez chez vous cette
nuit ?
– Non.
– Où êtes-vous en ce moment ?
– En route pour Sto…
Et sa voix se perdit dans un grondement. Ademar
était assis dans le train pour Stockholm.
Winter rappela et tomba sur un message
enregistré. Il n’y avait cependant pas encore de quoi faire activer
le signal d’alarme.
Nouvelle sonnerie.
– Oui ?
– Il y a une femme en bas qui voudrait te
voir.
C’était l’accueil
– Son nom ?
Winter perçut des voix à l’arrière-plan. La
policière revint au téléphone :
– Elle dit s’appeler Sellberg. Marie
Sellberg.
– Je descends tout de suite !
La femme attendait à l’accueil, debout près d’un
beau sofa en Skaï. Winter lui tendit la main.
– Erik Winter.
– Marie Sellberg.
Le même nom de famille. Pas de bague aux doigts.
Elle avait son âge, autour de quarante-cinq ans, elle était grande,
le visage maigre, les cheveux blonds, et rien chez elle ne
rappelait son frère. Mais Winter n’avait vu
que son masque mortuaire.
– Qu’est-ce qui s’est vraiment passé ?
demanda-t-elle.
– Montons dans mon bureau, fit-il.
– Mais de quoi s’agit-il ?
– Par ici, lui répondit Winter avec autant
de douceur que possible.
Elle ne dit rien durant tout le trajet en
ascenseur, puis jusqu’au bureau, se contentant de fixer les murs de
brique. Elle sait, songea Winter. D’une façon ou d’une autre, elle
a réussi à savoir.
Il lui offrit la chaise en face de son bureau.
Elle lui parut inutilement lourde tout à coup.
– Voulez-vous boire quelque chose ?
Une tasse de café ?
Elle secoua la tête :
– Pouvez-vous me raconter ?
Winter ne lui en dit pas plus que nécessaire.
Elle n’avait pas l’air de le croire.
– Toutes mes condoléances, finit-il.
Elle le regarda comme s’il se moquait d’elle.
Elle avait tressailli en entendant ces derniers mots.
– Merci d’être venue, ajouta-t-il.
Elle eut un imperceptible hochement de
tête.
– J’ai entendu sur le répondeur qu’il était
mort.
– Oui.
Ils avaient réussi à savoir que Sellberg avait
une sœur. Les parents étaient décédés. La sœur vivait à Göteborg.
Möllerström avait appelé mais personne ne répondait.
– J’étais en voyage, expliqua-t-elle.
Winter hocha la tête.
– Vous êtes sûrs que c’est lui ?
– Oui.
– Je n’ai pas besoin… de
l’identifier ? À la morgue, je veux dire ?
– Non, non.
Winter vit son regard se diriger vers le
Panasonic par terre. Il détonnait dans cette pièce.
– Je ne l’utilise pas ici, fit-il en
désignant l’appareil.
Elle ne commenta pas.
– Je voudrais que vous me parliez de votre
frère.
– Que dois-je vous dire ?
– Quand est-ce que vous l’avez vu pour la
dernière fois ?
– Il y a un bout de temps.
Elle garda le silence.
– Quand l’avez-vous vu pour la dernière
fois ?
– Je ne m’en rappelle pas.
– Cette semaine ? La semaine
dernière ? Le mois dernier ?
– L’an dernier, répondit-elle.