2.
Le commissaire de la police criminelle Erik Winter était à sa fenêtre, qui donnait sur la rivière de l’Hospice, invisible à cette heure. Les gouttes d’eau ruisselant sur la vitre formaient un rideau de perles irisées dans la lumière du soir. L’imperméable sur le dos, il s’apprêtait à partir. Ce qui le retenait depuis quelques minutes, c’étaient deux affaires représentées par deux petites piles sur son bureau. La première concernait une voiture abandonnée sur le pont d’Älvsborg, le siège passager troué par un impact de balle ; la seconde, des mouvements suspects du côté de Hising, sans doute en relation avec un trafic de drogue. On ne pouvait pas tout renvoyer à la brigade des stupéfiants.
Le téléphone retentit sur la table. Il se retourna, traversa la pièce et décrocha le combiné.
– Oui ?
Il s’en voulut de ce ton glacial.
– Je rappellerai plus tard.
– Pardonne-moi, Angela, je pensais que c’était quelqu’un d’autre.
– Qui donc ?
– Je ne sais pas, encore un collègue, avec de mauvaises nouvelles pour m’empêcher de rentrer à la maison.
– C’est tout le contraire, Erik.
– Merci.
– Te voici donc libre de rentrer chez toi.
– Bonne nouvelle !
– Je t’attendais un peu plus tôt, ajouta la jeune femme.
– Lilly dort déjà ?
– Non, mais bientôt.
– Dis-lui que j’ai fait ce que je pouvais.
– Elle comprendra.
Angela avait grandi à Leipzig et Berlin avant que la famille Hoffmann ne trouve la liberté à l’ouest, quand elle était encore petite fille. Elle exerçait maintenant comme médecin omnipraticien à l’hôpital universitaire de Sahlgrenska. Quant à Winter, il était commissaire à tout faire dans la brigade d’investigation de la police judiciaire, encore relativement jeune pour le grade de commissaire, même s’il travaillait depuis dix-neuf ans dans la police. Bientôt vingt ans de maison à fêter ! Vingt ans qui précéderaient de peu le jubilé des cinquante ans. Beaucoup de réjouissances en perspective !
Winter traversa le parc de Heden au fil des allées de gravier. Le crépuscule était passé, l’obscurité l’avait emporté. Une équipe de footballeurs amateurs s’entraînait sous l’éclairage incertain des réverbères. Leurs cris s’évanouirent vite. Winter avait fait un bon milieu de terrain quand il était junior, mais à la fin des années soixante-dix, il s’était sérieusement abîmé la rotule dans un match contre l’équipe de Skogen. Un an plus tard, le club de Sandarna BK devait se résoudre à chercher une nouvelle étoile montante. Il avait tout de même intégré l’équipe de foot de la brigade, une expérience qui devait s’achever le soir où Halders les fit virer du championnat après avoir passablement amoché l’arbitre. Un soir comme aujourd’hui. La masse sombre des nuages s’élevait à mesure que descendait la nuit, nimbant la ville d’une auréole bleue. Un vent de nord-ouest commençait à souffler. Il serra son imperméable autour de sa taille et poursuivit son chemin, face au vent, empruntant la rue Södravägen, puis Vasagatan jusqu’à Avenyn. Les gens se pressaient sous les abribus en face de la Maison de la Presse. Winter n’était plus qu’à sept cents mètres de chez lui.
Elsa lui retira la seconde chaussure.
– Merci pour le service.
– Je suis pas ta servante !
– Et qu’est-ce que tu es ?
– Une reine !
Elle lâcha la chaussure qui s’écrasa lourdement par terre.
– Chuuut ! Ne réveille pas ta sœur. La petite princesse.
– C’est une vraie marmotte !
– Tu te trompes, soupira son père.
***
Bergenhem venait de réaliser qu’il était assis à son bureau. Il se rappelait avoir pris le pont d’Älvsborg, mais après, c’était le noir complet. Il avait dû traverser le centre-ville, garer la voiture sur le parking du commissariat… Le black-out. Mon Dieu. Et ce n’était pas la première fois. Il aurait pu renverser quelqu’un. Est-ce que j’aurais un problème au cerveau ? Le contrecoup de la baffe que je me suis pris il y a dix ans, treize peut-être. Oui, treize ans. Un nombre pas très sympathique. Ils me croyaient mort. J’ai frôlé la mort. Je n’avais pas cherché à me sacrifier. J’avais juste fait une grosse connerie. Hier, en roulant sur le pont, j’ai trouvé une bagnole. Ça, je m’en souviens. Ensuite, Roger Edwards. Il n’a pas enjambé le parapet, n’a pas déposé plainte. Il n’a pas tiré, à ce qu’il prétend. Restent pas mal de questions sans réponse.
La sonnerie du téléphone le sortit brusquement de sa rêverie.
Il souleva le combiné sans un mot. Une voix éperdue retentit à son oreille.
– Pas maintenant, répondit-il. Pas ici.


La petite reine lui apportait maintenant un verre de whisky avec tout le soin qu’on accorderait à une fiole en or. On n’en était pas loin d’ailleurs, pour la couleur de la robe.
– Comment tu peux boire ça, papa ? Pouah !
Il humait le parfum de bruyère et de tourbe, de ciel et de mer.
– Ce serait trop long à t’expliquer, ma chérie.
Il avala une gorgée. Le goût ne démentait pas le parfum.
– Raconte-moi, papa !
– Dans le pays d’Écosse vivaient, il y a bien longtemps, un bonhomme et sa femme, dans une grotte près de la mer.
Elsa eut un sourire. Elle connaissait l’histoire, ou du moins l’une de ses nombreuses variantes.
– Ces deux-là s’appelaient MacGregor, continua-t-il.
– Ça veut dire fils. Mac veut dire fils.
– Exactement.
– Comme quand on s’appelle Eriksson.
– Si tu veux.
– Mais je ne suis pas un garçon ! Ça devrait faire Eriksdotter !
Winter opina.
– Quoique, dans ce cas, je ne m’appellerais plus Winter.
– Non, ce serait peut-être dommage.
– D’où ça vient, papa ? D’où il vient notre nom de famille ?
– Je ne sais pas vraiment, ma puce. Ton grand-père paternel portait ce nom… et il nous l’a transmis, à moi et à tante Lotta.
– Ça vient du mot hiver ?
– Sûrement.
– Mais ça ne s’écrit pas pareil ! Si j’écris winter au tableau, la maîtresse va me dire qu’il faut un v en suédois !
– Ça doit venir de Grande-Bretagne, expliqua Winter. C’est l’orthographe anglaise. Nous sommes nombreux dans ce cas, à Göteborg. Beaucoup d’Écossais et d’Anglais sont venus travailler ici dans le passé. Leur nom est resté.
– Alors peut-être qu’on vient de là-bas, conclut Elsa.
– C’est possible.
– D’Écosse ?
– Possible.
– On ne peut pas vérifier ?
– Si peut-être…
– Maman vient d’Allemagne et toi tu viens peut-être d’Écosse ! C’est super !


– Elle a dit « super » ?
– Yes.
– Je croyais que c’était passé de mode.
– Tout finit par revenir.
– J’aimerais bien avoir quelque chose de super à attendre, soupira Angela.
– Qu’est-ce qu’on attend ?
– Pour faire quoi ?
– Voyager par exemple. Que dirais-tu de l’Écosse ?
– Encore ? Ça fait trop peu de temps, Erik. Et puis la dernière fois, ça s’est mal terminé. Je préfère ne pas y penser.
– Là, ce serait pour les vacances. Uniquement. Avec les filles, bien sûr. Elsa a très envie de visiter la grotte dans laquelle les MacGregor ont inventé le whisky. Jusqu’à ce que la méchante sorcière essaye de tout gâcher.
– Elle n’a pas réussi, n’est-ce pas ?
– Non, Dieu merci. Elle était méchante, mais pas très maligne.
– Et cette grotte, où elle se trouve ? Je n’ai jamais vraiment compris.
– Sur la côte ouest, à Mallaig. Près de Skye. C’est difficile à expliquer. Faut voir sur place.
– OK.
– Ça fait un moment que je n’ai pas parlé avec Steve.
– Moi non plus je n’ai pas parlé avec Susan depuis un moment.
– Alors c’est décidé, on y va !
– Mais il y a la clinique.
Angela s’était vu renouveler une offre pour travailler à la clinique de Marbella. Ils avaient déjà passé l’hiver précédent sur la Costa del Sol. La tentation d’y retourner était forte.
– Hum, fit Winter. Si tu dis oui, il faudrait nous installer là-bas pour de bon.
– Je ne suis pas sûre d’en avoir envie.
– Et moi, je ne suis pas prêt.
Elle garda le silence.
– Tu te demandes ce qui me retient ? reprit-il, avant de boire une gorgée.
– Je n’ai rien dit.
– Mais tu te le demandes.
– C’est toi qui te poses des questions, Erik.
– Pas du tout.
Et pourtant si. Que lui restait-il à régler ? Un meurtre, encore un ? Un meurtrier, une ou des victimes, encore du malheur et des vérités à débusquer. Ces horreurs qu’il avait déjà rencontrées à l’identique lui paraissaient toujours nouvelles.
Il devait avoir ça dans le sang. Ce dernier pour l’instant coulait plus lentement, mais bientôt ses veines bouillonneraient d’une étrange force, impulsée par les prochaines horreurs. Tout revenait. Le crime n’avait pas cessé sa marche à Göteborg. Les meurtres se répéteraient, mais rien ne serait comme avant non plus. Il ne pourrait user de son expérience que dans certaines limites, car tout serait différent. Il serait seul, le sang battant à ses tempes, et c’était ce qu’il aimait. Il n’en avait pas fini avec tout ça.
– Pourquoi laisser sa bagnole sur le pont d’Älvsborg et disparaître ensuite ? lança-t-il.
– Jamais je ne ferais une chose pareille.
– Or elle a bien été abandonnée.
– Vous ne savez pas par qui ?
– Nous connaissons le propriétaire. Mais il prétend qu’on lui a volé sa voiture.
– Tu le crois ?
– Je ne crois rien. J’ai seulement lu le rapport de Bergenhem. Par un pur hasard, il roulait sur le pont cette nuit-là.
– Tiens tiens.
– Lars a vu une voiture abandonnée et il a donné l’alarme. Il n’était pas en service.
– Bizarre.
– Non.
– Comment va-t-il ? insista-t-elle.
– Je n’en sais rien, Angela. Il nous évite.
– Tu as essayé de parler avec lui ?
– Pas encore.
– Tu devrais.
– C’est prévu.
– Je trouve ça inquiétant.
Winter ne répondit pas. Il se représentait la voiture sur le pont, à l’aube, avec Lars au milieu de tout ça. Une scène de cinéma.


Le passé tel un manteau qui vous pèse sur les épaules. Qu’on doit porter par tous les temps. Peu importe comment l’horreur vous est tombée dessus. Peu importe que vous soyez responsable ou pas. Mon Dieu, pas moyen de revenir sur le passé. Il n’avait plus rien à attendre de la vie. En arriver là. Il évitait l’eau. C’est-à-dire qu’il ne supportait plus tout ce qui était étendue d’eau : flaque, mare, bassin, lac… Sous la surface, la mort. Elle ne quitterait jamais sa mémoire. Non pas vraiment comme un souvenir, mais comme une présence en lui. À cause de ce qu’il avait fait. Maintenant, d’autres savaient. Ils en savaient plus que lui. Comment était-ce possible ? Lui savait au moins une chose : à partir de maintenant, ça ne pouvait qu’être pire, pour les morts aussi. Quelle horreur.


Effondré dans un fauteuil du salon, Bertil Ringmar s’interrogeait sur l’opportunité d’aller à la cuisine pour se préparer une tartine de pâté de foie. Il pourrait l’améliorer avec du bacon et des champignons… et s’ouvrir une bière. Lui fallait-il ça pour se remonter le moral ? Il finit par se lever et se confectionna la tartine complète, puis il sortit du freezer un flacon d’Ödåkra. Il mangea et but l’aquavit qui avait l’onctuosité d’un sirop. La bouteille était recouverte de glace. Les choses se remettaient en place. Il termina son repas, puis il ouvrit une bière qu’il emporta jusqu’au fauteuil du salon. Tout en buvant, il contempla son jardin – comme depuis vingt-cinq ans, mais ces derniers temps, ça devenait plus fréquent. Pourquoi ? C’était toujours le même vieux jardin, à peine digne de ce nom, un peu d’herbe et de gravier, quelques arbres et buissons entourant sa maison de bois. La même vieille maison. Le même vieux Ringmar.
Bon sang, mais arrête ça, Bertil ! Il te reste presque dix ans. Pense à tout ce qui t’attend encore dans cette noble profession. De grands crimes. Des expériences palpitantes. Du suspense, du drame. En résumé, de l’action. Ce dont plus de quatre-vingt-dix pour cent de l’humanité se contente de rêver : l’action, la vraie. Nous sommes les seuls à connaître ça, avec les criminels. C’est notre monde. Bon Dieu, c’est fou ce qu’ils ratent, les autres ! Voilà comment on reste jeune. L’entraînement physique, c’est une obligation professionnelle chez nous. Où en serait-elle, ma bedaine, sans ça ? Bientôt soixante ans. Je serais sans doute mort, ou mourant, avec mes habitudes alimentaires et mon penchant pour l’alcool.
Il se releva. On remuait de l’autre côté de la haie. Ce con de voisin posait la déco de Noël ! Avec trois mois d’avance. Maison et jardin allaient disparaître sous les guirlandes lumineuses. Ringmar était bon pour des insomnies à partir de la mi-octobre. Il avait parlé avec ce dingue, mais ça n’avait servi à rien. Il avait gueulé : effet nul, là aussi. Il avait discuté avec les « autorités », mais dans cette foutue société, personne n’ose jamais rien faire. C’est sûr, si on ne fait rien, on ne court pas le risque de se faire critiquer. Autant ne rien faire. Il avait envisagé de court-circuiter la maison et le terrain, mais ç’aurait été trop flagrant. De retour à la cuisine, il redéboucha le flacon d’aquavit. Le téléphone sonna sur le plan de travail.
– Oui ?
– Allô ?
Une voix lointaine.
– Allô ? Bertil Ringmar à l’appareil.
Silence dans le combiné.
– Allô ?
Toujours rien.
– Allô ? Bon sang ! qui êtes-vous ?
On raccrocha lentement le combiné à l’autre bout de la ligne.
Il s’empressa de regarder par la fenêtre de sa cuisine dans celle du voisin. Il crut voir passer une silhouette. Pure coïncidence ? Non. Ça ne lui suffisait pas, à ce dingue, de semer la terreur avec ses loupiotes ?
Presque mort
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