13.
La pelouse paraissait fraîchement tondue à la
lueur du réverbère posté juste devant la grille. Une allée de
gravier conduisait à la maison. L’air était presque tiède. À l’est,
l’aube pointait. Une belle journée en perspective : l’été
indien continuait. Les gens pouvaient encore couper l’herbe. On
battait sûrement des records pour le Nord. Winter revit soudain les
palmiers dans le jardin de sa mère à Nueva Andalucia. Il avait
toujours aimé les palmiers. Sur la petite pelouse, facilement
jaunissante, ils représentaient l’été, le soleil éternel. Mais on
en avait aussi à Göteborg : en pots sur le quai des ferries
Stena Lines qui assuraient le trafic avec le Danemark.
De la lumière à la fenêtre. Winter crut
également percevoir du mouvement derrière.
– Nous sommes observés.
– Je vois ça.
La porte s’ouvrit.
La femme les attendait sur le seuil tandis
qu’ils gravissaient les marches du perron. Elle était en robe de
chambre rouge. Elle n’a pas l’air apeurée, songea-t-il. Étrange.
Si, peut-être. Elle paraît inquiète. Elle n’a pas dormi de la
nuit.
– Qu’est-ce que vous voulez ?
Elle avait une petite voix, suffisamment audible
cependant et qui semblait ne pas vouloir entendre de réponse à la
question. Elle ouvre la porte à des inconnus, songea Winter. Deux
étrangers dans son jardin. Elle devait savoir qu’on viendrait. Non,
elle n’a pas dormi. C’est le genre de choses qu’on a appris à
reconnaître.
– C’est pour Jan ?
Ils n’avaient pas encore ouvert la bouche.
Winter avait vu sa main
trembler lorsqu’elle l’avait soulevée, apparemment sans raison,
comme si elle avait eu des ailes. Mon Dieu, c’est comme si nous
venions avec un message de mort. Et pourtant nous ne le faisons
qu’indirectement. Ou alors est-ce que ce message signifierait autre
chose pour elle ? Le nom de Sellberg aurait-il pour elle un
sens particulier ? C’est sa voiture, celle de son mari.
Une des nécessités de ce métier : passer au
scanner la personne qu’on avait devant soi avant même qu’elle ait
prononcé un mot ni fait un geste, ou presque. Ensuite il était
difficile de se débarrasser de cette première impression,
impossible parfois. Ce pouvait être un problème. Intuition ou
préjugé ?
Winter fit les présentations pour son collègue
et lui-même, ce qui lui parut étrangement formel.
La femme trembla cette fois de tout son
corps.
– Que lui est-il arrivé ?
demanda-t-elle sans préciser son propre nom. Où est-il ?
– De qui parlez-vous ? s’étonna
Ringmar.
– De Jan bien sûr ! Jan ! Mon
mari. Ce n’est pas pour lui que vous êtes venus ? La police.
Vous avez bien une raison pour venir ici ?
Winter et Ringmar échangèrent un regard.
– Si nous entrions pour nous asseoir un
instant et pour discuter tranquillement de tout cela ? proposa
Winter.
– Comment ?
Elle semblait ne pas avoir entendu la
question.
– Pouvons-nous entrer ?
Jacob Ademar connaissait un sommeil agité. Les
rêves se succédaient comme autant de souvenirs indécis. C’était
peut-être ce qu’ils étaient. Il avait déjà envisagé d’écrire une
sorte de roman qui ne consisterait qu’en une série de rêves, mais
il était probable qu’il verrait encore se rétrécir le cercle de ses
lecteurs. Quoi de plus ennuyeux que les gens qui racontent leurs
rêves ? Un certain nombre de lecteurs le trouvaient déjà assez
ennuyeux. Mais il s’en fichait bien. Prenez un autre bouquin !
Il aimait à se persuader que les vrais amateurs de littérature
appréciaient ses livres, tandis que les autres n’y comprenaient
rien et pouvaient aller se faire foutre.
Il se leva. La lumière de
l’aube commençait à pénétrer la nuit pour en effacer la noirceur.
On aurait également pu dire que le monde revenait insidieusement
donner naissance à une nouvelle journée de merde. Tout dépendait
dans quelle humeur on était. Personnellement, il était toujours en
colère. Ce n’était sans doute qu’une posture de jeune homme
romantique. Quoiqu’il ait passé l’âge, à plus de cinquante ans. En
fait, il n’avait plus autant de raisons d’être en colère. Ni d’être
heureux. Il n’avait pas grand-chose en somme. Pour le moment, juste
cette maison de location qu’il allait bientôt quitter et une
vieille Saab dans un garage, plus un bouquin qu’il avait peut-être
déjà abandonné à son sort, même s’il continuait à le rédiger, comme
on écrit dans un livre d’or – griffonner quelques mots et le moment
pénible est passé. Un livre mort-né ? En crise de
croissance ? Il ne savait plus.
Il était toujours à la fenêtre.
Une voiture s’arrêta devant chez le voisin. On
aurait dit la même que tout à l’heure. Une portière s’ouvrit. Il ne
voyait rien. Il eut l’impression d’entendre des pas. Mon Dieu,
voilà où j’en suis. Des bruits tout ce qu’il y a de plus normaux
deviennent des effets spéciaux dignes d’un thriller.
Quelqu’un courait, des talons sur le gravier. La
portière claqua de nouveau. La voiture redémarra. Elle passa devant
ses fenêtres, tourna au bout de la rue, avant de réapparaître. Puis
elle disparut. Il avait distingué le profil du conducteur. Un
profil connu ? Qui remontait du fond de sa mémoire.
Le salon n’était éclairé que par un lampadaire
près de la baie vitrée qui donnait sur l’arrière du jardin. Winter
aperçut, à dix mètres environ, une haie d’épineux qui cernait toute
la villa. Ce n’était pas rare à Örgryte. Beaucoup vivaient comme en
principauté, dans leur château, leur cour de château. Une autre
Suède. Pas vraiment la Suède.
La pièce était grande, elle paraissait couvrir
la majeure partie du rez-de-chaussée. La femme était assise à
l’extrémité d’un canapé trois places. Un petit oiseau, se dit
Winter. Elle se recroquevillait dans son peignoir comme si elle
grelottait de froid dans le petit matin. On avait sûrement déposé
le journal dans la boîte aux lettres à cette heure. Il aurait pu le
lui apporter, en geste amical. Il n’y aurait rien sur le meurtre de
Sellberg. Plus tard, oui, dans la version en ligne, mais juste le
strict minimum.
Tandis qu’ils gagnaient le
salon, elle lui donna son prénom : Berit. Berit Richardsson.
On n’aurait pas immédiatement associé ce genre de nom avec un
quartier aussi huppé qu’Örgryte ; ils avaient dû bosser pour
se hisser jusque-là, après un premier appart à Högsbo par exemple.
Il imaginait son mari en militant ambitieux, tandis qu’elle
figurait l’infirmière assistante prometteuse. Quelque chose comme
ça. Il lui faudrait peut-être savoir. Berit Richardsson se tordait
les mains.
– Quand avez-vous vu Jan pour la dernière
fois ? demanda Winter.
– Hier… hier.
Elle jetait des regards alentour, comme pour
vérifier qu’on n’était plus le soir, ni même la nuit. La verdure
commençait à apparaître derrière la baie vitrée. Il avait lu que le
vert était la couleur la plus apaisante, l’idéal pour tapisser une
chambre à coucher. Il en avait parlé avec Angela qui avait opiné.
Il s’en occuperait un jour. Cependant la femme assise en face de
lui, et qui paraissait examiner les différentes nuances du jardin,
n’avait rien d’apaisé. Le vert en aurait presque acquis une
dimension artificielle, une certaine fausseté.
– Vous avez donc vu votre mari hier ?
intervint Ringmar.
La question avait quelque chose d’étrange. Elle
supposait que Berit et Jan vivaient une curieuse relation, dans
laquelle il leur arrivait seulement de se rencontrer.
Elle hocha la tête.
– Quand exactement ? s’enquit
Winter.
Elle ne répondit pas. Il répéta la
question.
Bizarre, songea-t-il. C’est comme si nous
parlions de quelqu’un que nous ne connaîtrions pas plus l’un que
l’autre. J’ai déjà rencontré cette expression dans les yeux de gens
qui croient partager la vie d’une personne, sans que ce soit jamais
le cas.
– Vers 21 heures, finit-elle par
répondre.
– Que s’est-il passé ?
– Comment cela ? Que voulez-vous
dire ?
– Votre mari était ici hier soir à
21 heures. Et ensuite ?
– Il est sorti. Comment pourrais-je
savoir…
– Où est-il allé ?
Elle garda le silence.
– Où devait-il se rendre ? insista
Ringmar.
– Je… je ne sais vraiment pas,
répondit-elle en éclatant en sanglots.
Elle releva les yeux. Ils étaient brillants de
larmes :
– Que s’est-il passé ? Où
est-il ?
– Nous n’en savons rien, répondit
Winter.
– Mais pourquoi êtes-vous venus ?
Comment saviez-vous…
– Comment savions-nous quoi ? reprit
Winter.
– Que Jan n’était pas à la maison.
– Comment est-il parti ? demanda
Ringmar.
– Je ne comprends pas.
– Il est parti à pied ? En
courant ? En voiture ?
– Non… elle est toujours là.
– Vraiment ?
Elle sursauta en entendant Winter hausser le
ton.
– Oui.
– Votre voiture est toujours là ? Où
est-elle garée ?
– Dans le garage. Mais comment… oui, c’est
ma voiture, si on peut dire. La petite.
– La petite ?
– Une Clio. C’est surtout moi qui
l’utilise.
– Et la grande ?
– C’est une Volvo. Une Volvo Break. Elle
n’est pas… elle est en révision.
Ringmar jeta un œil à Winter.
– Non, fit ce dernier. Elle n’est pas en
révision.
– Ah bon ? (Elle ne paraissait pas
étonnée.)
– Connaissez-vous un certain
Sellberg ?
– Maman ? Qu’est-ce que c’est ?
Maman !
Winter venait d’entendre des pas derrière lui,
juste avant cette voix. Une voix d’enfant.
Il se retourna.
Une fillette se tenait à quelques pas de là, bel
et bien réveillée. Apeurée. Elle devait avoir un ou deux ans de
plus qu’Elsa. Dix, onze ans. Winter n’était pas encore très bon
dans ce domaine. Elle avait un oreiller dans les bras et portait un
pyjama bleu ciel, bleu pâle comme un ciel d’hiver.
– Qu’est-ce qu’il y a, maman ?
Qu’est-ce qu’ils veulent ?
Berit Richardsson se leva. Son peignoir était
serré autour de sa taille. On aurait dit un kimono. Elle avait les
cheveux foncés et tout à coup Winter eut l’impression qu’elle avait
des traits asiatiques, des yeux en amande. C’était peut-être cette
peau tendue. Ou cette tension intérieure.
– Ce sont juste deux
messieurs qui posent quelques questions, Tova, répondit-elle en
traversant la pièce pour rejoindre la fillette. Viens, on remonte
dans ta chambre.
– Qu’est-ce qu’ils veulent ? demanda
la gamine en regardant Winter. Qu’est-ce que vous
voulez ?
Sa mère se retourna, et Winter perçut le
bouleversement et l’étonnement sur son visage. Ils n’avaient
toujours pas évoqué la raison de leur visite.
– Où il est, papa ? Il n’est pas à la
maison ?
– Je monte avec toi, répondit Berit
Richardsson en lui tendant la main.
– Mais ils…
– Allons, Tova…, fit-elle en la prenant par
les épaules pour la conduire vers la porte.
Winter et Ringmar les entendirent monter
l’escalier.
– Est-ce qu’elle se doute de quelque
chose ? La mère, je veux dire ? s’interrogea
Ringmar.
– Je n’en sais rien.
– Je pense au meurtre.
– Elle savait que quelqu’un viendrait,
déclara Winter.
– Comment ça ?
– Elle était déjà levée. Elle a attendu.
Toute la nuit, j’en suis sûr. Quelqu’un devait venir.
– Son mari.
Winter garda le silence.
– Qui donc ?
Il entendit un bruit au-dessus. Le plancher de
la chambre de la fillette. Winter crut entendre des voix.
– Ce n’est peut-être pas la première fois
que notre politicien fait le mur, suggéra Ringmar.
– Pourquoi lui a-t-il menti sur la
bagnole ?
– C’est peut-être elle qui nous ment.
Ils entendirent à nouveau du bruit en
haut.
Berit était maintenant de retour. Winter
remarqua qu’elle avait mis des chaussons. Elle leur avait ouvert la
porte les pieds nus.
– Pourriez-vous partir maintenant ?
Mon fils vient de se réveiller à son tour.
– Juste une ou deux questions, insista
Ringmar en se levant.
– Mais que voulez-vous ? Où est
Jan ? Si vous savez quelque chose, dites-le-moi !
– Votre Volvo a été
retrouvée cette nuit dans un parking du centre-ville, lui apprit
Winter. Avec un homme du nom de Sellberg sur le siège conducteur.
Mort. On l’a abattu de plusieurs coups de feu.
Berit Richardsson regarda Winter d’un air de
comprendre sans comprendre. Les mots étaient brutaux, mais le
commissaire avait l’impression qu’il lui devait la vérité d’une
certaine façon.
– Il est… mort ?
– Oui.
Sa main s’était posée sur la bouche.
– Croyez-vous… croyez-vous… que Jan ait
quelque chose… à faire… avec ça ?
– Nous n’en savons rien, répondit Winter.
Nous ne savons rien du tout hormis le fait que c’était votre
voiture, et nous aimerions parler avec votre mari.
– Il n’a rien à voir ! Qu’est-ce qu’il
aurait à voir avec ça ?
Sa voix se fit plus aiguë. Elle parlait bas
jusque-là, d’un ton presque sombre, mais la fatigue, les soucis et
autre chose encore entamaient son calme.
Winter se leva.
– Je vous ai interrogée sur Bengt Sellberg.
Connaissiez-vous son nom ?
– Bengt… Bengt comment ?
– Sellberg. S-e-l-l-berg.
Elle secoua la tête. Elle a une tête à ne plus
se rappeler un seul nom au monde, songea Winter.
– Reconnaissez-vous ce nom ?
– Non.
– Vous en êtes sûre ?
– Qu’est-ce que c’est que cette
question ? Pourquoi est-ce que
vous venez me voir, moi ?
La voix montait d’un ton encore, jusqu’à se
déchirer.
Winter perçut un pas dans l’escalier. La
fillette descendait de nouveau, à moins que ce ne soit le fils, ou
les deux. Ça ne va pas. Il va falloir abréger.
– Avez-vous eu un contact quelconque avec
votre mari durant la soirée ou la nuit ? demanda-t-il
rapidement.
– Non, je vous l’ai déjà dit !
– Ou alors pendant…
– Vous ne savez vraiment pas où il
est ?
– Non.
Il se retourna. Le fils maintenant. Il
paraissait à peu près du même âge que la fillette. Il tenait une
batte de base-ball dans les mains.