12.
Jacob Ademar rêvait d’armes. C’était tellement simple. Coup après coup, un fusil après l’autre. Il ne savait pas où il était. Peut-être s’agissait-il d’une exécution. Il se tenait face à des hommes armés de fusils. Voici qu’ils le tenaient en joue. Il était presque mort. Voici qu’ils tiraient. Il était mort.
Il s’assit dans son lit. Qu’avait-il entendu ? Ce n’était pas un rêve. Les coups de feu n’avaient pas été tirés en rêve. Mais ici. C’était maintenant, dans cette réalité-ci.
Le réveille-matin sur la table de chevet indiquait 3 heures. Les aiguilles ainsi que les points marquant les heures étaient la seule source de lumière dans la chambre. C’était l’une des dernières nuits. Plus question de vivre ici, avec ce voisin, avec ces gens qui tiraient de tous les côtés. Il aurait déjà dû partir. Mais ça ne pouvait pas recommencer. Ça n’aurait été que le début ? Avait-il entendu tirer un coup dehors ?
Il restait figé, les oreilles aux aguets. Le silence régnait maintenant dehors.
Il sauta de son lit et quitta la pièce pour se rendre dans le bureau. Il voyait la rue de là où il était. Pas un mouvement. Pas un bruit. Mon Dieu, il faut que je me calme. C’est trop bête. Perdre mon temps à ça.
Il n’y avait pas de voiture devant la maison du voisin. Tout à coup il aperçut de la lumière au bout de la rue. C’étaient des phares de voiture, deux yeux jaunes dans la nuit. Bon titre pour un roman. Des yeux jaunes dans la nuit, mouais. Des yeux dans la nuit. Cette nuit. Bonne nuit. Bonsoir la terre. Bonsoir le monde. Goodbye cruel world. Les phares dépassaient maintenant sa maison. Une grosse cylindrée apparemment. Il ne reconnaissait pas la marque. Les bagnoles n’étaient pas son fort. Celle-ci tourna au bout de l’impasse et repassa devant chez lui. On aurait dit qu’elle ralentissait devant la maison du voisin. Elle s’arrêtait ! Elle était à l’arrêt. Il n’en voyait que la moitié. Il crut entendre une portière s’ouvrir, mais il ne la voyait pas. La voiture redémarra. C’étaient maintenant des yeux rouges, les feux arrière. Ils finirent par disparaître.
Il pensa à sa propre voiture. Elle était dans un parking en ville pour le moment. Il l’avait utilisée pour se rendre à ce déjeuner avec Stefan la veille. Un bon déjeuner – tartare de saumon aller-retour pour sa part – mais la conversation s’était mal passée. Je ne peux quand même pas te cracher un bouquin comme ça, non ? lui avait-il lancé. Ce n’est pas n’importe quel bouquin, en plus. Je dois le laisser venir à moi. Je ne peux pas aller vers lui, tu comprends ? Son éditeur avait peut-être compris. Ils ne se connaissaient pas depuis longtemps, et même depuis très peu de temps, c’était ridicule de prétendre discuter de son livre dans ces conditions. La maison d’édition avait subi de grands changements durant les derniers mois. Chaos généralisé. Comment pouvaient-ils lui demander de produire une création artistique en plein bordel ? Après, il s’était garé à la place de parking qu’il louait toujours en ville. Qui oserait stationner sa voiture dehors avec un voisin pareil ? Il aurait été capable de la détruire une nuit à coups de batte de base-ball.


Winter se réveilla au beau milieu d’un nouveau rêve. Quelqu’un venait de prononcer des mots décisifs, et il les avait manqués. C’était la réponse à une question qu’il se posait. Il n’aurait pas su dire laquelle. Tout s’était effacé. Ses rêves étaient comme des histoires closes se succédant les unes aux autres. Un recueil de nouvelles disparates. Une histoire se déroulait au paradis, l’autre en enfer. Angela remua près de lui. Elle marmonna quelque chose, la réponse peut-être. Il ne parvenait pas à l’entendre.
Cette nuit-là, il avait… bandé comme ça ne lui était pas arrivé depuis des mois, au moins. Il n’était pas encore mort. Le mâle fonctionnait encore. Ils n’avaient pas fait de bruit pour ne pas réveiller les enfants. L’excitation n’en était que plus forte. Le plaisir s’en trouvait prolongé. C’était ça, la vraie vie. Un état tout proche de la mort. Il le comprit au moment où ils atteignaient la jouissance, tous les deux en même temps. Même s’il ne lui avait pas posé la question. Angela s’était immédiatement endormie et il s’était levé pour boire un verre d’eau. Il avait été tenté de goûter un verre de ce riesling prévu pour le dîner qu’il avait manqué, mais il laissa la bouteille à sa place dans le frigidaire. Assis à la table de cuisine, il regardait le ciel nocturne par la fenêtre. Les pâles reflets des lumières venant d’en bas, dans la cour, coloraient d’une teinte jaune le mur d’en face. Des couleurs nocturnes, jaune et noir. Mais le ciel, lui, n’était jamais complètement noir. C’était le prix à payer pour habiter dans une grande ville. Tout était calme. Il n’avait pas mal à la tête. Il n’allait pas consulter à l’hôpital pour échouer dans un programme de soins et n’en jamais sortir. Sa vie – leur vie – ne serait pas bouleversée, ne verrait pas ses fondations renversées. En tout cas pas à cause de ça. Cette chose qui n’existait pas. Et voici que la douleur frappa de nouveau au-dessus de l’œil. Sans crier gare. Il la massa, il se massa le front. Il se sentait calme. Ça partirait. La migraine, c’était désagréable, mais on n’en mourait pas. Il ne devait pas inquiéter Angela pour rien, les enfants non plus. Il n’y avait pas de quoi. Il trouverait en lui-même la solution. Comme maintenant. Il se débarrassait de la douleur à force de massages. Le portable sur la table de la cuisine vibra en éclairant la cuisine d’un étrange clignotement.
– Oui ?
Le numéro de Bertil.
Winter consulta l’horloge murale. 3 h 30. Bertil était encore de garde. Il s’était porté volontaire.
– Un homme a été tué à l’arme à feu dans une voiture à l’intérieur du parking situé au-dessous de l’Institut Pédagogique, lui apprit Ringmar.
– Vous savez qui c’est ?
– La voiture est enregistrée sous le nom de Jan Richardsson.
– Bon sang !
– Je ne sais pas si c’est Richardsson. Mais il y a fort à parier.
– Quand est-ce que c’est arrivé ?
– Hier au soir ou dans la nuit.
– Quand est-ce que tu l’as appris ?
– Il y a quelques minutes à peine. Le collègue de garde m’a appelé. C’est l’entreprise de gardiennage qui a donné l’alerte. On a bouclé les deux niveaux du parking. J’y vais.
– Moi aussi, répondit Winter en se levant d’un bond.
– Je suis à la hauteur d’Övre Husar. Je peux passer te prendre.
– Bien. Qu’est-ce que ça donne, là-bas ?
– Je ne sais pas. Les gars de Torsten sont déjà sur place. Avec Pia.
Pia E:son Fröberg était médecin légiste. Cela faisait dix ans qu’ils se côtoyaient sur toutes sortes de scènes de crime, ou lieux de découvertes. Ils formaient une bonne équipe. Ils avaient également eu une brève relation, dans un lointain passé, relation qu’ils préféraient tous les deux oublier.
– Dans cinq minutes devant chez moi.


Ce parking souterrain était une construction assez récente, à l’instar de l’Institut Pédagogique, juste au-dessus. Les pédagogues ne s’étaient pas plu sur le terrain entre Frölunda et Åby. Pas assez chic pour eux. Ils étaient maintenant installés en plein centre-ville. Winter se demandait dans quelle mesure cela pouvait influer sur la formation dispensée. En tous cas, avec ce qui venait de se produire au sous-sol, la réalité brute s’introduisait par effraction dans leur monde aseptisé.
La voiture était garée au niveau inférieur.
Winter et Ringmar attendaient que Torsten Öberg, Lars Östensson et Stefan Arnberg aient fini leur travail. C’était la police scientifique qui décidait du moment où la crim’ pouvait être admise sur le lieu de découverte, à plus forte raison sur la scène de crime. On aurait dit une scène de crime. Une ou plusieurs personnes avaient tiré à travers la vitre du côté conducteur. Winter le voyait bien de là où il était. Il apercevait l’arrière d’un crâne. Richardsson avait été touché en pleine face, et probablement à la hauteur de la gorge. Winter était persuadé qu’il s’agissait du politicien. Il y avait beaucoup de sang. L’homme avait sans doute été projeté contre le dossier du siège par la force de la détonation. De fait, il avait été cloué sur place.
Öberg se retourna avec un hochement de tête. Winter et Ringmar s’avancèrent. Le parking baignait dans une lumière gris-bleu. Froide et sinistre.
– C’est Sellberg ! s’écria Ringmar.
Winter ne reconnaissait pas ce visage. Même défiguré, ce n’était cependant pas Richardsson.
Sellberg paraissait absorbé dans la contemplation d’une tache sur le mur de béton qui lui faisait face. Il avait un trou dans le front juste au-dessus de l’œil gauche. Le point douloureux que Winter avait massé moins d’une heure auparavant. Il dut retenir un geste réflexe pour se masser de nouveau.
– Plusieurs coups de feu, déclara Öberg. Je préfère ne pas me prononcer encore sur le nombre exact.
Winter opina :
– Le meurtrier voulait être sûr du résultat.
– Un vrai meurtre de gangster, commenta Ringmar.
– Pourquoi donc ? demanda l’expert.
– Règlement de compte, c’est un peu passé de mode comme expression, mais je n’en vois pas d’autre pour désigner ce type de crime.
– Ou alors des coups tirés dans un état d’exaspération intense, suggéra Winter.
– En tout cas, on a dû tirer à cette distance à peu près. Difficile à déterminer pour l’instant.
Öberg était à un mètre de la vitre brisée. Le sol du parking était jonché d’éclats de verre scintillants.
– Pas de témoin ? s’enquit Winter.
– Non, pas qu’on sache. Mais les veilleurs de nuit qui ont trouvé la bagnole doivent être quelque part dans le coin.
Il regarda autour de lui.
– Ils ne ferment pas le parking pour la nuit ? s’étonna Winter.
– Si, bien sûr, à minuit, répondit Ringmar. Ils rouvrent à 5 h 30.
– Il est donc entré ici avant minuit, conclut Winter en désignant Sellberg.
Winter examina la voiture. L’un des tirs avait touché la carrosserie juste au-dessous de la vitre.
– C’est la caisse du politicien, déclara Östensson. Celle qui était garée devant chez Sellberg quand on y est allés pour cette histoire de coups de feu.
– Celle de Richardsson, oui, précisa Winter.
– Cette fois-ci, ils n’ont pas manqué Sellberg, constata Ringmar.
– S’il était bien visé la première fois, objecta Winter.
– Ici, c’était le cas.
– Je n’en suis pas sûr, Bertil. Ce n’est pas sa voiture. Le ou les meurtriers ont pu le prendre pour Richardsson.
Ringmar hocha la tête.
– Le cadavre de Sellberg dans la voiture de Richardsson, récapitula Winter. (Il consulta sa montre.) Il va falloir déranger monsieur le conseiller municipal, même à cette heure matinale.
– On a vérifié le coffre, précisa Arnberg. Vide.
– Nous ne pouvons pas tolérer autant de règlements de compte crapuleux dans cette ville, déclara Winter.
Il jeta un regard circulaire dans le parking. Quelques voitures ici ou là, des gens qui avaient une place réservée. Ça devait coûter la peau des fesses, comme abonnement. Et il y avait sûrement d’autres véhicules au niveau supérieur.
– Nous avons besoin de renseignements sur tous les propriétaires de voiture, continua-t-il. Richardsson avait peut-être une place réservée. Ça expliquerait que Sellberg se soit garé précisément ici. (Il se tourna vers Ringmar.) On ne laisse sortir personne de toute la journée.
– Non, on va mettre une vingtaine d’hommes sur le terrain.
Ils devaient conserver le périmètre de sécurité une bonne partie de la journée. Il y aurait beaucoup de monde à interroger.
– Je fais embarquer la bagnole à Mölndal en laissant le corps à l’intérieur, annonça Öberg.
Winter hocha la tête. La voiture de Richardsson serait conduite sous escorte policière dans un camion fermé jusqu’au garage d’investigation, en un étrange cortège funèbre.
L’éclairage du parking glaçait la peau. Winter frissonna. Öberg et ses hommes avaient encore beaucoup de travail devant eux. Il leur faudrait examiner le sol et les murs, sur les deux niveaux, mais surtout au niveau inférieur. Ils passeraient toute la zone à l’aspirateur. Tout pouvait servir. Ils analyseraient les bouts de chique, les mégots, les papiers, tout.
Ils allaient chercher un indice comportemental. L’indice d’une habitude. Quelque chose qu’on fait sans y penser, quelles que soient les circonstances. Nombre d’affaires leur devaient d’être élucidées. Tous les hommes avaient leur routine, les méchants comme ceux qui avaient peur, ou ceux qu’on terrifiait.
***
Ils prirent la Mercedes de Winter. La nuit était encore loin de toucher à sa fin. Il ne ferait pas jour avant quelques heures. Dans deux mois, on serait à l’époque la plus sombre de l’année. Ils croisèrent un taxi solitaire qui se dirigeait peut-être vers l’aéroport de Landvetters. Sinon, rien que le silence et la nuit.
– C’est l’heure du réveil-pipi, fit Ringmar.
– Hmm.
– En fait, ça me plaît bien d’être réveillé avant tout le monde.
– Surtout quand on s’apprête à réveiller quelqu’un, sourit Winter.
– S’il n’est pas déjà réveillé.
– S’il est chez lui.
Richardsson vivait dans une rue tranquille, derrière l’hôpital Ekmanska, à Örgryte. Winter la connaissait pour tranquille car il s’y était déjà promené dans le passé, sans doute avec Angela. Oui. Elle avait été tentée par une maison dans le quartier. Depuis, ils avaient acheté un terrain près de la mer à Billdal. Quant à faire construire, s’installer là-bas, il en repoussait sans cesse l’idée. Les adieux à la ville se prolongeaient. Si adieux il devait y avoir.
– Il va falloir jouer en douceur, prévint Ringmar.
– Comme toujours, Bertil, répliqua Winter en quittant la rue Danoise.
– Est-ce qu’on l’arrête tout de suite ? Ça peut aussi se faire en douceur.
– On verra.
– Ce serait plus simple.
– On verra, répéta Winter.
– La première question que je me pose, c’est pourquoi Sellberg utilisait la bagnole du politicien.
– J’en ai parlé avec Richardsson hier. Il m’a dit qu’il la lui avait prêtée parce que celle de Sellberg était en révision.
– On a vérifié ?
– Oui. Bergenhem a eu confirmation.
– OK, continue.
– Il n’y a pas grand-chose de plus à en dire. Il prétendait ne pas être entré chez Sellberg : il lui avait juste prêté sa bagnole. Il n’avait pas envie d’en parler. Il semblait souhaiter que Sellberg disparaisse de l’autre côté du globe et n’avoir rien en commun avec lui.
– Comment ils se connaissent ?
– Je n’ai pas posé la question.
– Bien. On n’aura pas besoin de la répéter.
– C’est vrai.
Winter tourna à droite puis à gauche. Les lumières étaient éteintes dans toutes les villas. Il était encore trop tôt pour Örgryte.
– Nuit une, on tire sur la baraque de Sellberg, reprit Ringmar. La voiture de Richardsson est garée devant. Nuit deux, on tire sur Sellberg dans le centre-ville. Sellberg est assis dans la voiture de Richardsson.
– Cette voiture est effectivement très impliquée.
– Comment Richardsson et Sellberg pouvaient-ils se connaître ?
– Nous le saurons bientôt, répondit Winter en se garant devant la maison des Richardsson, une belle maison blanche de style moderniste.
Une fenêtre était éclairée au rez-de-chaussée.
– Nous sommes peut-être attendus, fit Ringmar.
Presque mort
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