22.
Winter se figea sur place. Le visage du gamin
disparut. L’avait-il vraiment vu ? Était-ce une illusion
d’optique ? Un mirage ?
Il attendait de voir réapparaître le visage.
C’était la deuxième, non, la troisième fois qu’il surgissait devant
lui. Il se rappelait, comme un frisson de vent glacial, la fois où
l’enfant, doté de son arme, avait fait irruption dans la pièce pour
protéger sa mère. S’agissait-il de la protéger, ou de se protéger
lui-même ? Était-ce la première fois ?
– Qu’est-ce que vous nous voulez
encore ?
Elle se tenait derrière lui. Winter ne l’avait
pas entendue marcher sur les dalles de pierre. Il se retourna.
Berit Richardsson était pieds nus, en tenue d’intérieur, ce qui lui
donnait une allure fragile, songea-t-il. Comme si elle s’était
précipitée dehors, en proie à une terreur soudaine.
– Excusez-moi, je me suis dit que je vous
trouverais peut-être ici, dans le jardin.
– Que voulez-vous ?
Bonne question. Il aurait pu répondre
qu’appartenant à la brigade criminelle, il avait libre accès
n’importe où, n’importe quand. C’était vrai sur le papier, mais ça
n’aurait pas été très habile.
– Je voulais juste parler un peu avec
vous.
– De quoi ?
– De la disparition de votre mari.
– Vous l’avez retrouvé ? Où
est-il ?
– Nous ne l’avons pas retrouvé.
– Je ne sais rien.
Non, elle n’était pas pieds nus, mais elle
portait des tongs. La jeune femme suivit son regard puis elle
releva les yeux :
– Vous ne devriez pas
être en train de le chercher au lieu de venir ici ? Il n’est
pas à la maison. Vous pouvez entrer et vérifier par
vous-même.
– Inutile.
– Il n’est pas là, répéta-t-elle, en
secouant la tête.
– J’espérais qu’il vous appellerait.
– Moi aussi.
Un oiseau vola au-dessus de leur tête, émettant
un cri aigu, solitaire, comme un appel dans le désert. C’était un
oiseau noir, une pie, ou alors une corneille. Winter était assez
nul en ornithologie. D’ailleurs, les volatiles le mettaient mal à
l’aise. Ils paraissaient le suivre où qu’il soit, pour le regarder,
l’écouter, rire ou crier.
Berit Richardsson eut un frisson. Winter sentit
un souffle de vent. Le soleil ne parvenait pas jusqu’ici. L’automne
l’emportait.
– On pourrait rentrer un instant chez
vous.
Elle se retourna sans dire un mot et reprit le
chemin pavé. Winter jeta de nouveau un œil à la baie vitrée, mais
le visage du gamin n’y était plus.
– Votre fils est-il à la maison ?
demanda-t-il quand ils arrivèrent au bas du perron.
– Non… pourquoi ?
– Je me demandais.
– Je suis seule, répondit-elle en montant
les marches.
L’ombre avait gagné le séjour maintenant. Winter
était assis dans l’un des deux fauteuils, Berit avait pris place
sur le sofa. Elle lui avait proposé du café. Non ? Bien. Elle
n’avait pourtant aucune raison de lui faire bon accueil.
– Il faut que je vous repose cette
question. Avez-vous déjà entendu parler de Bengt
Sellberg ?
– Combien de fois devrai-je vous
répondre ?
– Il m’arrive d’être obligé de répéter la
même question plusieurs fois de suite.
– Parce que vous pensez qu’on vous
ment ?
– Parfois. Ou parce que les gens ne veulent
pas me dire ce qu’ils savent.
– Et dans mon cas ?
– Vous préférez vous taire.
– Et ce n’est pas la même chose que
mentir ?
– Franchement, je n’en sais rien.
– Ah bon ?
Elle garda le silence. Son regard fuyait vers le
jardin. La haie, à l’autre bout de la pelouse, apparaissait
désormais comme un mur noir, infranchissable. Le jardin n’offrait
aucune échappée.
– Je vous ai vue, reprit le
commissaire.
– Pardon ?
– Je vous ai vue devant la maison de
Sellberg.
– La maison de Sellberg ? Moi ?
Quand ça ?
– Il y a quarante-cinq minutes environ. Je
m’y rendais. Vous étiez en voiture.
– Je ne sais même pas où elle se
trouve !
– Vous y étiez.
– Mon Dieu, si vous voulez dire que j’ai
pris la mauvaise rue sur la butte de Lunden, je vois. Je me suis
trompée de route ! J’ai été obligée de faire demi-tour.
– J’appelle ça mentir.
– Vous pouvez appeler ça comme vous voulez,
fit-elle, d’une voix blanche.
C’est fatigant de mentir, songea Winter. D’être
obligée de mentir.
– Pourquoi refusez-vous d’en parler ?
De Sellberg, des relations que votre mari pouvait avoir avec
lui ?
Elle ne répondit pas.
– Un homme a été abattu dans la voiture de
votre mari. Votre mari a disparu. Une situation on ne peut plus
grave. Je veux que vous nous aidiez. Dans votre propre
intérêt.
– Je ne vois pas en quoi ce serait mon
intérêt.
– Vous voulez le retour de votre
mari ?
Elle marmonna quelques mots
incompréhensibles.
– Pardon ?
– Il ne reviendra pas.
– Elle a dit ça ? (Ringmar faisait
pivoter sa chaise à roulettes. Un jour elle finirait par casser.)
Vraiment ?
– Oui. Elle en était sûre.
– On peut parfois sentir ces choses-là. Une
femme sent bien si elle a perdu son mari.
– Uniquement les femmes,
Bertil ?
– C’est quoi ce sarcasme ?
– Perdu ? continua Winter. Perdu dans
quel sens ? Pour toujours ?
– Mort ?
– Pas nécessairement.
– Il aurait pris le large ?
– Il a sans doute pris le large depuis
longtemps, rectifia Ringmar.
– Pourquoi ne rien dire ?
– Elle a peur.
– De qui ?
Ringmar resta silencieux. Il se leva. La chaise
tournait toujours, comme prête au décollage.
– De celui qui a tué Sellberg.
– Elle pense que son mari est le prochain
sur la liste.
– Possible.
– À moins que ce ne soit elle, la
prochaine.
– Non, disons plutôt Richardsson.
– Pourquoi ?
– Parce qu’il a fait quelque chose dont
Sellberg s’est également rendu coupable. Raison pour laquelle il a
été tué, déclara Ringmar.
– Une vengeance ?
– Possible.
– Des représailles ?
– Possible.
– Selon moi, Richardsson reste le suspect
numéro un, objecta Winter.
– Dans ce cas, sa femme a peur de
lui.
– Depuis longtemps peut-être.
– Tu es sûr qu’elle en sait plus qu’elle ne
dit ?
– Elle ne s’est pas retrouvée à Lunden par
hasard, Bertil.
– Elle pouvait être curieuse de voir la
maison de Sellberg.
– Non. Ce n’est pas officiel, la maison.
Elle devait déjà connaître l’adresse.
– OK. Elle sait que son mari fréquentait
quelqu’un. Plus leur lieu de rencontre, admettons. Mais ça ne fait
pas lourd.
– Elle en sait beaucoup plus, affirma
Winter.
Le malade imaginaire rentra chez lui avec des
crevettes, des olives, du fromage de manchego, de la poitrine d’oie
fumée et deux hectos de sobrasada ; la saucisse à tartiner de
Majorque n’était pas mauvaise sur du pain polaire. Winter avait
également fait provision de vin, rouge et blanc :
– On risque d’avoir froid sur le
balcon.
Angela tenait dans ses bras une Lilly rouge de
pleurs.
– La petite a de la fièvre.
Elsa était assise à la table de la cuisine, avec
des crayons et du papier. Elle releva la tête en voyant son père
déposer les bouteilles sur le plan de travail.
– Je dessine des chevaux. Lilly n’a pas
arrêté de crier.
– Je peux regarder ?
Il prit l’un des dessins. Une ballerine faisait
des pirouettes sur le dos d’un grand cheval. Un numéro très
périlleux !
– C’est moi, commenta la fillette.
– Où est-ce que tu as appris
ça ?
– Au cirque !
– Je vois. (Il commença à déballer les
courses.) Tu préfères des tapas au fromage ou aux
crevettes ?
– Au fromage !
– Oh là là ! Ce que tu cries
fort !
– Tu as mal à la tête, papa ?
– Non, plus maintenant. C’était juste une
illusion.
– Qu’est-ce que ça veut dire, une
illusion ?
– C’est quand on croit à quelque chose qui
n’existe pas, ma cocotte.
Encore une belle matinée d’été indien. Winter
traversait Heden à vélo. Un petit garçon faisait voler un
cerf-volant au-dessus des maisons blanches, de l’autre côté du
parc. Il tournoyait haut dans le ciel en larges cercles. La corde
devait bien faire cinq cents mètres. Le gamin sourit sur son
passage. Le cerf-volant rouge se détachait sur le bleu du ciel,
comme un soleil couchant.
Une fois au bureau, il composa le numéro
personnel de Birgersson. Pour la première fois depuis que le patron
avait pris sa retraite. Winter n’était pas sûr de le trouver chez
lui. Birgersson pouvait être en Laponie, aussi bien que dans les
îles de la Sonde. Il avait dit qu’il comptait voyager car « ça
vous fait mourir plus lentement ».
– Allô ? fit une voix réservée, au
bout de trois sonneries.
– Sture ? Bonjour, c’est Erik à
l’appareil.
– Salut Erik.
– Comment vas-tu ?
– Je te dérange, Sture ?
– Tu as besoin de moi ?
– Non, Sture.
– Faut bien que je coupe les ponts un jour,
Erik. À toi de grandir et d’assumer tes responsabilités. Moi je
pars en virée.
– Où ça ?
– En Malaisie, pour commencer. Après, je
verrai.
– Le fils de Bertil est chef cuistot dans
un hôtel de Kuala Lumpur.
Birgersson s’abstint de commenter.
– Tu pars quand ?
– Demain.
– J’aurais aimé te voir un moment. J’ai
quelque chose à te demander.
– Elle a disparu, déclara Birgersson en
reposant sa tasse de thé. (Il suivit du regard une passante. Au
bout de dix mètres, elle se retourna comme si elle avait des yeux
dans le dos.) Un soir d’été. En juillet, il me semble. Faudra que
tu vérifies pour les détails. Mais on ne l’a jamais
retrouvée.
– Comment ça s’est passé ?
Birgersson fixait toujours la rue, à moins que
ce ne soit un point au loin, bien plus loin : il était
peut-être déjà sur place, à l’hôtel Eastern & Oriental de
Georgetown.
Il finit par ramener les yeux vers Winter.
– Personne ne savait rien, Erik. On a été
obligés de classer l’affaire. Il n’y avait pas d’affaire,
d’ailleurs. Pas le temps.
– Pourquoi ?
– Pourquoi ? (Birgersson avait haussé
la voix, il paraissait presque irrité.) Pas de cadavre. Personne ne
savait rien de ce qui avait pu lui arriver, à la gamine.
– Beatrice.
– Elle s’appelait comme ça ? Peut-être
bien. Oui, c’est ça. Beatrice. Avec un drôle de nom de
famille.
– Ademar. Beatrice Ademar. Mais elle
préférait le nom de Kolland.
– Elle était toute jeune. Quatorze quinze
ans. Je m’en rappelle mieux que je croyais. (Birgersson se pencha
en avant.) Pourquoi tu m’interroges là-dessus ? Ça date de
loin. Bien avant ton arrivée.
– Je me rappelle pas avoir jamais été aussi
jeune.
– Son frère écrit un bouquin sur cette
histoire.
– Sur sa disparition ?
– Oui.
– Il n’y était pas, à la colo ? J’ai
pas souvenir d’un frère.
– Non, Sture. Pas que je sache. Mais
c’était sa sœur.
– Tu le connais ?
– Pas vraiment.
– Qu’est-ce que ça veut dire ?
– Il est à la périphérie d’une affaire sur
laquelle on bosse en ce moment. Une série d’affaires. Tout part
d’un meurtre dans le parking, sous l’Institut Pédagogique.
– Ah oui ! je vois. Le GT s’est presque fait dessus les premiers jours, à
jouer la carte de la terreur. Ces journalistes ! (Birgersson
but une gorgée supplémentaire, avec une grimace. Le thé avait
refroidi.) Je dirais qu’il ne sera pas long, son bouquin. On
n’avait presque rien. Un vrai mystère.
– Tu en es sûr ?
– Qu’est-ce que tu veux dire,
Erik ?
– Je ne sais pas, Sture. Tu es sûr que
c’est de l’ordre de l’inexplicable ? Je ne sais pas mais… je
ne peux pas m’empêcher d’y penser. Comme si tout ça avait un
lien.
– Tout est lié, mon bonhomme. Ça doit bien
faire quinze ans que je te le rabâche. Mystère ou puzzle, tout est
lié sous le ciel.
– Alors que s’est-il passé sur
Brännö ? insista Winter. Qu’est-ce que vous avez réussi à
savoir ?
– Presque rien, comme je te disais. La
gamine a disparu un soir de la colonie de vacances. Du dortoir, je
crois. On les couchait tôt. Je ne sais pas si ça existe toujours,
mais c’était pas très sympa, comme établissement. OK. Un témoin
croit l’avoir vue sur un sentier qui descend vers la mer à Sandvik
et remonte ensuite vers la baie d’Husvik. En tout cas, il a vu une
jeune fille marcher toute seule. Il a un nom spécial, ce
sentier : la Sente de l’Amour. Ça te dit quelque
chose ?
– Je l’ai pris des centaines de fois,
répondit Winter.
– Ah ah ! ça ne m’étonne pas de toi.
En tout cas quelqu’un a vu une gamine prendre la Sente de l’Amour,
au crépuscule, en direction d’Husvik. (Birgersson leva la main,
comme pour mimer un panneau stop.) Et c’est là qu’on perd sa
trace.
– Aucune trace ?
– Comment était-elle habillée au moment de
sa disparition ?
– D’après le personnel, elle devait porter
son maillot de bain et un peignoir de la colo. C’était tout ce qui
manquait dans sa garde-robe. Ou dans son sac, est-ce que je
sais ? Son maillot de bain.
– Elle allait nager, conclut Winter.
– On dirait. Elle a dû filer en douce. On
n’avait pas le droit de sortir après 18 ou 19 heures, je ne me
rappelle plus bien.
– Mais pourquoi n’est-elle pas restée dans
la baie de Sandvik ? Il y avait un ponton aménagé à l’époque,
si je me rappelle bien.
– On a cherché partout, Erik. Bon
Dieu ! On a passé toute l’île au peigne fin. Sans compter les
dragages dans la passe, et dans les anses, entre Husvik et Sandvik.
On a fait jusqu’aux îlots et bouts de rocher dans toute la largeur
du détroit : Källösund, les Södholm, Svensholm, Stenskär… Tu
vois comment c’est, de ce côté de l’archipel ?
– Tu penses ! Mes parents louaient
pour les vacances à Tången, sur l’île de Tyrsö. On voyait la Grande
Källö de la véranda. J’en ai passé, des étés, dans ce détroit. J’y
étais… vraiment. L’été où elle a
disparu, j’y étais. Si ça se trouve, je circulais sur l’eau à bord
de mon voilier, ce soir-là.
– C’est pour ça que tu t’y intéresses
autant, Erik ?
– Je n’en sais rien, Sture.
– On a été obligés de lâcher l’affaire.
C’était comme si elle avait été brusquement happée par la mer. Ou
qu’elle s’était envolée. On se sentait mal. On n’a rien trouvé,
mais j’ai toujours pensé qu’il y avait un crime là-dessous. Elle
n’a pas pu disparaître comme ça, de son propre chef.
– Qu’est-ce qu’ils en pensaient, les gamins
de la colo ? Enfin, les jeunes ?
– Personne ne savait rien.
– Elle n’avait pas quelqu’un de
confiance ? Un copain ou une copine préférée ?
– Je ne m’en rappelle pas, Erik. Tu pourras
toujours vérifier les dépositions. (Birgersson émit une sorte de
soupir. Une expiration forte.) Ce n’était ni ma première, ni ma
dernière disparition, mais c’était très perturbant,
naturellement.
Winter hocha la tête. Un enquêteur sérieux
n’oubliait pas ses disparus. Où étaient-ils, ces hommes ou ces
femmes ? Pourquoi ne les trouvait-on
pas ? Était-ce la mort ou la vie qui les avait
enlevés ?
– Que disait le personnel de la
colo ?
– Pas grand-chose. À peu près ce que je
t’ai dit. Personne ne savait ce qui avait pu se passer après son
départ de l’établissement.
– Alors, que s’était-il passé
avant ?
– Tu veux dire ?
– Avant sa disparition. Dans les heures ou
les minutes précédentes. Est-ce qu’il s’était passé quelque chose
qui l’aurait fait partir ? Fuir ? Sous l’effet du choc ou
de la colère.
– Pas souvenir d’un truc comme ça, fit
Birgersson. Mais quand j’y pense, ton écrivain, il pourrait
peut-être répondre mieux que moi à tes questions.
Winter garda le silence. Il songeait à la jeune
fille qui marchait sur le sentier quelques minutes avant de
disparaître de la surface de la terre. La Sente de l’Amour
serpentait sur les rochers d’une baie à l’autre. D’une mer à
l’autre, d’une façon. Il l’avait empruntée à toutes les heures du
jour entre enfance et adolescence. Il y retournerait. Aussi vite
que possible.
– Alors ? fit Birgersson.
– Je ne sais pas ce qu’elles valent, ses
réponses.
– Ah bon ?
– Je voudrais savoir qui a pu travailler
là-bas, à l’époque. Dans cette colo.
– Ma mémoire n’y suffira pas, Erik. Mais tu
peux consulter les archives.
– Comment s’appelait le témoin ? La
dernière personne qui a vu Beatrice ?
– Je m’en rappelle pas. Je crois que
c’était un jeune gars.