25.
Lars Bergenhem commanda un café standard, Winter un caffé latte. La silhouette trapue de l’église Masthugg se dessinait de l’autre côté du fleuve.
Ils étaient seuls à la terrasse de la Villa sur la place Eriksberg. Le soleil était encore chaud, mais la belle saison touchait à sa fin sur la berge nord du fleuve : ce soir on devait rentrer le mobilier d’extérieur.
La serveuse s’éloigna. Elle avait salué Bergenhem comme un habitué. Winter la suivit du regard. Elle ne lui était pas inconnue. Il rencontrait beaucoup de monde. Les visages des uns et des autres finissaient par se confondre.
– Je viens de temps en temps, expliqua l’inspecteur.
– Hmm.
– À l’époque où on est partis pour Torslanda, il n’y avait que le chantier naval dans ce quartier. Et encore, pas terminé.
– Eh oui, la ville change de visage.
– Ici, c’est sûr.
– Oui.
– J’ai quitté la maison, déclara Bergenhem. Hier.
La serveuse revenait avec un plateau dans les mains.
– Voici le café, annonça Winter.
Elle déposa les tasses devant eux et s’éloigna.
– Et tu t’es installé par ici ?
– Oui. Chez un ami. En attendant.
– Qu’en dit Martina ?
– D’après toi ?
Winter garda le silence.
– Je n’ai pas réussi à lui expliquer, reprit Bergenhem. Pas encore.
Le pont d’Älvsborg semblait se dissoudre dans la lumière du soleil. Winter cligna à peine des yeux qu’il s’évanouit pour de bon. La grande grue portique aussi. Tout disparut.
– Qu’est-ce que tu dois expliquer ? demanda-t-il en se tournant vers son collègue.
– Quelque chose que… je ne comprends pas moi-même.
– Comment s’appelle ton ami ?
– Pourquoi je devrais te le dire ?
Winter ne répondit pas. Deux hommes qui passaient à pied sur le quai du Moulin vinrent s’asseoir à une table de l’autre côté de la terrasse. Ils étaient de la même génération que Winter, celle d’avant Bergenhem. L’un d’eux était vêtu d’un costume sombre, de bonne facture. L’autre affichait un total look : pantalon et blouson de cuir noir. La boule à zéro, il portait des lunettes noires. Winter ne le reconnaissait pas, contrairement au premier.
– Christer Tiger.
Bergenhem suivit son regard.
– Le mec en costard ? Ouais, ça lui ressemble.
– C’est lui. Le plus grand bandit de la ville.
L’inspecteur laissa échapper un rire bref.
– Selon quels critères ?
– Il brasse gros, répondit Winter. Sans jamais forcer l’allure.
– Jamais ?
– Non.
– Il sait calculer, commenta Bergenhem.
Winter voyait bien que Tiger regardait de son côté. Il devait le reconnaître, mais ça ne signifiait pas grand-chose. Voici que Tiger le saluait d’un geste de la main. Le commissaire lui rendit son salut. Le crâne rasé à côté du gangster lui adressa un sourire. Tiger agita la main une dernière fois, puis il la rabaissa.
– Quel enfoiré !
– J’ai l’impression de l’avoir déjà vu traîner dans le coin, fit Bergenhem.
– Je crois qu’il habite le quartier. (Winter se tourna vers son collègue.) Vous êtes voisins maintenant !
***
Tiger et son copain s’étaient levés et se dirigeaient à présent vers le quai de Sörhall. Ils ne s’étaient pas retournés. Une seconde, Winter avait cru qu’ils allaient s’approcher d’eux pour leur serrer la main. Benny Boy lui avait suffi. Il ressentait un certain malaise à l’idée de socialiser avec tous ces criminels. Mais il n’avait pas mal au crâne. Tiger était devenu un baron de la drogue. Un jour ou l’autre, les collègues de la brigade des stups finiraient par lui tomber dessus. Même si la tâche n’était pas facile. L’attente pouvait être longue. Il s’agissait de garder patience. Et Tiger en avait, de la patience. Le personnage paraissait très maître de lui. Mais il y avait quelque chose de malsain dans son calme. Et puis c’était un meurtrier. Winter détestait les meurtriers. C’était tellement fort chez lui, qu’il aurait pu frapper à mort un type comme ça. Il se demandait quelle sensation il en retirerait, sur le moment.
– Je ne sais pas quoi faire, dit Bergenhem.
– Parle avec Martina, lui conseilla Winter. Commence par là.
– Si tu savais, Erik, c’est facile à dire. Et puis, il y a Ada.
– C’est ton choix, Lars. Ton propre choix.
– Un choix ? Mais si j’avais le choix, qu’est-ce que tu crois que je préférerais ?
– Tu as quand même fait un choix, puisque tu es parti.
– Je peux rentrer à la maison.
– Oui.
– Tout de suite.
– Oui.
– Je le fais alors.
Winter garda le silence.
– Je quitte le métier, déclara Bergenhem.
– C’est une mauvaise idée.
– Non. Je ne suis pas fait pour ce boulot. Ça fait un moment que j’y pense. Il faut que je fasse autre chose.
– Mauvaise idée, Lars, répéta Winter.
– Non.
– Qu’est-ce que tu ressens pour ce garçon, Samuel ? Il compte, pour toi ?
– Il compte… beaucoup.
– Oui, tu as emménagé chez lui. Mais est-ce qu’il représente tout pour toi ? Dois-tu devenir un autre parce que tu as choisi de vivre avec lui ? Si c’est ce que tu as choisi.
– Je ne peux pas te répondre, Erik. Pas encore en tout cas.
– Et tu ne peux pas attendre d’avoir trouvé la réponse à cette question ?
– Bon sang, Erik ! Ça va commencer à jaser. Comment est-ce que j’oserais seulement me montrer au boulot ?
– Tu n’es pas seul.
– Pas seul ? Qu’est-ce que tu veux dire ? Que tu prendrais ma défense ?
– Non. Si, bien sûr. Mais ce n’est pas ce que je voulais dire.
– Tu veux dire qu’il y en a d’autres, des pédés, dans la police ?
– Si tu veux, oui, sourit Winter.
– J’en connais pas un seul, répondit l’inspecteur. Et je ne tiens pas à en rencontrer.
Le ferry pour le Danemark passait au milieu du fleuve. Le soir les navires et les bâtiments sur les berges scintillaient à qui mieux mieux. La ville s’embellissait la nuit.
Winter but une gorgée de latte. Le café avait refroidi. Il l’avait complètement oublié. Il avait un goût sirupeux. Il l’avala malgré tout.
– Je ne suis pas sûr que Sellberg était pédé, fit l’inspecteur.
Winter hocha la tête. Bergenhem avait retiré ses lunettes de soleil. Il plissa les yeux en regardant le ciel : un avion glissait silencieusement au-dessus de leur tête.
– J’ai parlé avec les gens. Il n’avait pas l’air de fréquenter ces cercles-là.
– OK.
– La question, c’est de savoir où il se situait.
– Sexuellement ?
– Oui.
– Et de faire le lien avec son meurtre ? enchaîna Winter.
– Oui.
– Même chose dans le cas de Jan Richardsson.
– De ce côté, ça s’est un peu éclairci, annonça Bergenhem.
– Alors ?
– On l’a déjà vu dans deux trois endroits. Une nuit ou deux.
– Ce qui signifie ?
– Qu’il ne peut pas s’empêcher de les fréquenter, je suppose.
– Parce qu’on devrait ?
– Non.
– Richardsson était-il plus sérieux dans la relation que Sellberg ? Plus impliqué ?
– Tu me poses la question, Erik ?
– Je me la pose plutôt à moi-même.
– Tellement impliqué qu’il l’a abattu ?
– Oui.
– J’espère que non.
– Pourquoi ?
– Des pédés meurtriers ? C’est pas bon pour nous, en tant que catégorie sociale. En tant que minorité.


Berit Richardsson appela Winter alors qu’il quittait le pont du fleuve Göta.
– Je ne crois pas qu’il soit encore en vie, Jan.
– Pourquoi cela ?
Winter slalomait entre les travaux de voierie autour de Nordstan. Il lui fallut stopper en plein rond-point : un taxi bloquait le trafic. Il ajusta le microphone à son appareil.
– Il nous aurait téléphoné, à moi, aux enfants. Il fait toujours ça.
– Que voulez-vous dire, Berit ? Il fait toujours ça ? Est-ce qu’il disparaît souvent ?
Elle ne répondit pas. Le taxi finit par bouger. Le conducteur lâcha son klaxon dans la voiture qui précédait celle de Winter. Le chauffeur de taxi lui fit un bras d’honneur et démarra sur les chapeaux de roue.
– D’où m’appelez-vous, Berit ?
– De la maison.
– J’arrive.


Le soleil découpait des ombres tranchantes sur Örgryte. Berit Richardsson attendait à la grille. Elle portait des lunettes noires, qui vous donnent toujours un air arrogant. C’était une forme de protection pour une femme qui n’avait rien d’arrogant. Elle retira ses lunettes, découvrant ses beaux yeux sombres, comme si le verre fumé avait déteint sur eux.
Qu’est-ce qui les liait, son mari et elle ? se demanda Winter. Qui est-elle ?
– On peut s’installer sur la terrasse, proposa-t-elle, en ouvrant la marche.
Winter la suivit à l’arrière de la maison. Le jardin paraissait toujours aussi fermé, derrière son épaisse haie. Ces gens-là préfèrent vivre à l’abri des regards. Ils n’ont pas pu échapper à mes visites.
– Voulez-vous boire quelque chose ?
– Non merci.
Elle s’installa sur une chaise de jardin.
– Vous ne prenez pas de siège ? s’étonna-t-elle en désignant d’un geste la chaise en vis-à-vis.
Winter s’assit.
Elle avait quelque chose à lui dire.
– Jan… disparaissait parfois. Il partait.
Winter hocha la tête.
– Ce n’est pas arrivé souvent.
Des circonstances atténuantes, Winter avait déjà vu ça. Le passé ne comptait pas, n’avait rien à voir avec l’avenir. Rien de ce qui avait pu se passer n’avait aucune conséquence. Voilà à quoi ressemblait l’un des plus grands mensonges de la vie, le plus grand peut-être.
– Pourquoi partait-il ?
– Je ne sais pas.
– Je ne vous crois pas.
Ses yeux étaient ailleurs maintenant. À l’endroit où se trouvait son mari ? Où il s’était déjà rendu avant ? Non. Elle n’y avait pas accès. Elle ne le désirait pas non plus. Winter avait déjà vu cela aussi. Elle ne voulait être nulle part dans ce monde. Il n’y avait aucun refuge possible nulle part.
– À quand remonte sa dernière fugue ?
– La dernière ? (Elle fixa Winter du regard.) Un an à peu près.
– Combien de temps s’est-il absenté ?
– Juste… une nuit. Deux jours, je crois.
– Que vous a-t-il dit en rentrant à la maison ?
– Qu’il avait… tourné en voiture. Roulé pour réfléchir.
– Pendant deux jours ?
– Oui.
– Il avait dormi dans sa voiture ?
– Je ne sais pas.
– Vous ne lui avez pas posé la question ?
– Non.
– Pourquoi ?
– Parce que je ne veux pas savoir ! fit-elle d’une voix plus aiguë.
– Que préférez-vous ignorer, Berit ?
– Vous ne pouvez pas vous taire ? Et me laisser tranquille !
Elle avait encore haussé le ton. Les voisins. Winter regarda le rempart de verdure. Que diraient les voisins ? Il n’avait pas parlé avec eux. La police n’avait pas encore recueilli d’information utile de leur part. Berit Richardsson semblait les oublier en ce moment. Oublier la honte : un mari en cavale. Tous étaient au courant, même si son nom n’avait pas été officiellement mentionné. Les enfants de Richardsson étaient au courant. Ils essayaient de se défendre. De se défendre contre leur vie, se dit Winter.
– Vous voulez que je parte ? (Il se leva.) C’est vous qui m’avez appelé.
Elle garda le silence. Il ne voyait pas son visage. Elle lui tournait le dos.
– J’ai envoyé des hommes interroger les gens de Brännö. Pour essayer de le retrouver.
Elle se retourna. Winter perçut quelque chose dans son visage. Une expression d’étonnement ? Non. Du désespoir ? Non, c’était bien de l’étonnement. Une forme d’étonnement.
– Croyez-vous qu’il puisse se cacher à Brännö ?
– Il n’y est pas retourné depuis trente ans. Au moins.
– Il vient de là-bas.
– Il n’y retournait pas. Nous… n’y sommes jamais allés.
– Pourquoi donc ?
– Il n’a plus de famille sur l’île.
– Que s’est-il passé ?
– Comment cela ?
– Que leur est-il arrivé ?
– Ils sont morts, répondit-elle avec un petit rire. Comme tout le monde. On meurt tous.
– Ses parents ?
Elle hocha la tête.
– Jan avait-il des frères et sœurs ?
– Pas que je sache.
– La maison existe toujours ? Celle où il a grandi.
– Je n’en sais rien. Je n’y suis jamais allée, comme je vous le disais. Il n’en parlait jamais. Je ne sais rien sur cette île. Je ne lui ai jamais posé de question. Il ne voulait pas.
– C’est difficile à comprendre.
Elle ne commenta pas.
– Il doit bien y avoir une raison.
– Est-ce qu’on peut toujours tout comprendre dans la vie ?
– Vous avez dit qu’il était mort, reprit Winter. Lorsque vous m’avez appelé.
– J’ai dit que je ne pensais pas qu’il soit encore en vie.
– Quelle différence ?
– Votre formulation est trop définitive.
– Qu’est-ce qui vous a poussée à me dire ça ?
– Le fait qu’il ne donne pas de ses nouvelles.
– Il l’a toujours fait avant ?
– Il passait au moins un coup de fil.
– Et cette fois, rien du tout ?
– Non.
– Voudriez-vous me suivre dans ma voiture un instant ?
– Pourquoi ?
– J’ai quelque chose à vous faire écouter.


– Je… ne voulais pas le faire.
– Pardon ? Je n’ai pas bien compris. Qu’est-ce que vous avez dit ?
– Je… ne veux pas le faire. Je ne veux pas ! Aidez-moi !
Elle regarda Winter. Son visage avait changé d’expression.
– Que voulez-vous que je vous dise ?
– Reconnaissez-vous cette voix ?
– Non.
Winter fit repasser la courte séquence. Il scrutait son visage. On aurait dit qu’elle ne voulait pas écouter. Qu’elle allait se plaquer les mains sur les oreilles.
Il ressortit le CD.
– Ce n’est pas Jan qui parle, si c’est ce que vous pensez.
– Non, je ne reconnais pas non plus cette voix. Vous ne l’avez jamais entendue ? Ce ne serait pas l’une de vos connaissances ?
– Non.
– OK.
– De quoi parle-t-il ? s’enquit-elle.
– Je n’en sais rien.
– Qu’est-ce qu’il ne veut pas faire ?
– Je n’en sais pas plus que vous.
Sa main remonta tout à coup vers sa bouche. Elle devint blême.
– C’est Jan.
– Comment ?
– Il va tuer Jan.
– Qu’est-ce qui vous le fait croire ? demanda le commissaire.
– Il n’y en a pas d’autre.
Elle avait saisi le bras de Winter et le serrait fortement :
– Écoutez-le ! Il faut que vous l’attrapiez !
– On essaie.
Son visage reprit des couleurs.
– Vous êtes vraiment sûre de n’avoir jamais entendu cette voix ?
Elle ne répondit pas.
Presque mort
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