3.
Les façades de l’autre côté de Vasaplats paraissaient plus hautes que jamais, elles bouchaient le ciel, comme pour empêcher la lumière de passer. Winter cligna des yeux. Les façades d’immeubles retombèrent, dégageant un ciel gris, mais il y voyait quand même plus clair. Il ferma de nouveau les yeux. La lumière restait forte sous ses paupières. C’était une sensation agréable même s’il savait qu’il ne pouvait pas vraiment compter sur ses yeux, ou plutôt sur ce qu’il y avait derrière : son cerveau. Jusque-là, ç’avait été un partenaire fidèle. Quand rien d’autre ne fonctionnait, il pouvait toujours compter sur son intelligence, son imagination, oui… son intelligence. Ou son intuition. Sa clairvoyance. Une qualité qui lui avait permis de faire carrière. Sauf que, pour l’instant, son crâne le faisait horriblement souffrir.
– Qu’est-ce qui ne va pas, Erik ?
Il entendait sa voix, mais ne voyait pas Angela. Il avait toujours les yeux fermés. Sous son crâne la lumière était toujours aussi forte, aussi douloureuse.
– Rien, grogna-t-il en lui tournant le dos.
– Tu viens de faire une grimace.
– Ah bon ?
– Comme si tu souffrais.
– Hmm.
– Tu souffres ?
– Seulement si je ris, sourit-il.
– Je ne t’ai pas vu rire depuis un moment, Erik.
– Vraiment ?
– Oui.
– C’est parce que j’ai peur d’avoir mal.
Il tenta un nouveau sourire, avec plus de difficulté.
– Si je comprends bien, cela fait un moment que tu as mal à la tête, conclut-elle.
– C’est épisodique.
– Mais ça ne t’est jamais arrivé auparavant. Depuis que je te connais.
– Une question de stress. Le boulot. Ça finit par monter au cerveau.
– Tu plaisantes, Erik ?
– Juste un peu.
Elle prit la tête de son mari entre ses mains. Son visage s’était rapproché. Elle a les yeux verts, songea Winter. Jamais remarqué. Mes yeux me joueraient-ils un tour ? Elle n’avait pas les yeux bleus ? Ses mains fraîches contre mes tempes, ça fait du bien. Il ferma les paupières. Angela lui massa doucement le front.
– Où est-ce que ça fait mal, Erik ?
Sa voix lui paraissait venir du fond de la pièce, comme en stéréophonie.
– Je me sens parfaitement bien, déclara-t-il.


Trop chiant, et c’était rien de le dire. Il déjeune chez Manfred, la brasserie de la rue Nordenskiöld, et voilà qu’en sortant il trouve sa portière avant gauche enfoncée. Il s’était garé le long du trottoir. Quel connard ! Comment est-ce qu’il avait pu lui rentrer dedans comme ça ?
Une voiture jaillit du parking de l’autre côté de la rue. Il releva les yeux. Bien sûr ! Le con, il avait déboulé avec un angle trop large et s’était fracassé sur sa Chrysler. Avant de prendre la fuite. Tout ce qu’il détestait. Un mec qui filait après un coup comme ça, impossible de compter dessus. Je l’avais jamais remarqué, ce parking. Pourtant, j’ai dû passer devant des centaines de fois. Là, pas moyen de le louper.
Il traversa la rue et pénétra dans le tunnel. Un gardien était posté dans sa guérite. Ça existe encore ! Qu’est-ce qu’ils foutent, les écolos ? Ce type-là, il risque sa vie.
– Vous avez bien contrôlé toutes les bagnoles qui sont sorties depuis trois quarts d’heure ?
Le gardien se pencha en avant. Il avait l’air bouché. Normal, pour accepter de respirer des vapeurs d’essence toute la journée. Un Blanc, de type nordique, plus étonnant. D’habitude, c’étaient les nègres qui récupéraient les sales boulots. On avait dû recruter l’aryen directement après la fermeture de l’asile.
L’homme ne paraissait pas avoir saisi la question.
– Vous contrôlez bien les bagnoles qui sortent du parking ?
– Et alors ?
– Alors ? Je vais te dire. Un petit con s’est tiré d’ici y a moins d’une heure, non, dans les quarante-cinq dernières minutes, et il a percuté ma bagnole garée de l’autre côté de la rue.
Il tendit le bras et le gardien regarda dans la même direction. La sortie était en pente : on ne voyait que le deuxième étage des bâtiments d’en face, avec l’enseigne blanche et noire de chez Manfred, sa cantine, la meilleure de toute la ville. Mais pas question pour autant de se faire amocher sa bagnole. Il occupait toujours une table au fond du restau, le dos contre le mur. S’il avait pu voir la rue, il lui aurait cassé la gueule à ce mec, il ne lui aurait pas laissé le temps de filer.
– Ah bon ? fit le gardien.
– Vous notez les numéros d’immatriculation des clients ?
– Non.
– Non ? Qu’est-ce que vous foutez, alors, si vous contrôlez pas ?
– Pas besoin de crier.
– Je ne crie pas ! C’est ce c…
Il finit par se taire en voyant le gardien refermer sa vitre, l’air effrayé. Quel con.
Il tourna les talons et ressortit du parking pour examiner de plus près les dommages. La portière arrière était également touchée. Il recula d’un pas. Hurlement de klaxon : une vioque en Volvo break secoua la tête dans sa direction. Il faillit suivre son impulsion, à savoir lui plaquer la gueule contre le volant. Pas besoin. Elle se crasherait toute seule, vu sa connerie.
Son portable se mit à sonner. Il le sortit de sa poche.
– Ouais ?
– T’es en route ? fit une voix tranchante.
– Non, un petit con m’a embouti la bagnole pendant que je bouffais au restau.
– Où ça ?
– Tu t’en fous. Dans le coin de Linné. Nordenskiöldsgatan.
– Nous, on est là et on t’attend.
– Il est venu ?
– Ouais. Mais il restera pas longtemps.
– J’arrive.
Il raccrocha et rangea l’appareil dans sa poche. Faudra que j’appelle les flics pour déposer plainte, sinon ça fera des problèmes avec l’assurance. Encore un débile, derrière son bureau, genre une demi-heure par phrase.
Il s’installa au volant de sa Chrysler et démarra en trombe. Il n’en avait pas fini avec ce gardien de merde. Avec le fuyard non plus. Il allait retrouver ce connard et lui dévisser la tête vite fait bien fait.
Il s’engagea dans la rue Linné.


Winter n’aimait pas son bureau, avec sa table de travail, sa lampe et son ordinateur, une pièce qu’il aurait aimé fuir, loin, très loin.
Les dégradations étaient en progression dans le centre-ville, de même que d’autres délits. Un drôle de progrès. La criminalité, organisée ou pas, était en forte croissance. Pour lui, cela ne faisait pas de différence : il devait la combattre sous toutes ses formes. Il n’était pas fatigué, ni amer, ni cynique ou désabusé, ou alors, un peu, mais presque pas. Il était encore jeune, même pas cinquante ans. Bertil va bientôt fêter ses soixante ans. Je me trompe peut-être sur son état actuel, mais à sa place, je ne me laisserais pas aller à la dépression. Plutôt partir au combat. Je suis en guerre. Une guerre impossible à gagner mais il ne faut pas le dire. Aucun policier ne prétendrait qu’il va la perdre et mourir, contrairement aux kamikazes japonais. Moi, je reviens toujours. Et maintenant que je suis le patron dans cette brigade d’investigation, j’ordonne : vas-y et rentre bien vivant.
Il venait de lire les derniers rapports concernant des dégradations sur les remparts. Dommage qu’on ne puisse plus lever le pont-levis, pour laisser les bons bourgeois vivre en paix. On pourrait cantonner les vandales dans Hagen, en les laissant détruire des stations de tram et des abribus tous les vendredis soir à 23 h 45.
Le mal de tête le frappa brutalement. Bon sang ! Il se tâta l’œil gauche. C’était là que ça se passait maintenant. On lui sonnait les cloches : ding-ding-dong. La nausée montait dans une spirale vertigineuse. Qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’est-ce que c’est ? Le téléphone retentit sur son bureau. Sans l’entendre, il devinait qu’il sonnait. Une sorte de vibration sur la table. Tout en gardant une main pressée sur la tempe gauche, il souleva le combiné.
– Ou… Oui ?
– Allô ? fit une voix inconnue.
– Oui, allô ? Allô ? Erik Winter à l’appareil.
Silence au bout du fil.
Winter prit sa respiration.
La douleur regagnait ce foutu coin de cerveau dont elle avait jailli. L’impression de malaise reculait doucement. Il aurait pu la sentir bouger dans son diaphragme.
– Allô ? Qui êtes-vous ?
On reposa lentement le combiné.
***
L’inspecteur Bergenhem roulait sur le pont d’Älvsborg et, comme chaque fois, il était frappé par l’immensité de la ville, vue d’en haut. Ensuite, une fois qu’on y pénétrait, elle paraissait plus petite et le regard était comme rivé au sol. On ne pouvait plus contempler l’horizon tel qu’il s’offrait maintenant à ses yeux : la mer sur la droite, la plus grande partie de Göteborg sur la gauche, avec des clochers d’églises, des routes… Et soudain Phil Collins à la radio : too many people, too many problems, this is the land of confusion. Le pays du chaos, oui c’était vraiment ça. Il revoyait le visage de Martina, en proie au désarroi. Qu’avait-il dit ? Bergenhem sentait maintenant qu’il ne supporterait plus ces allers-retours pour Torslanda, ce panorama sur la ville : trop de surplomb, trop de ciel. Mieux valait baisser le regard. Martina. Son regard. Qu’avait-il bien pu dire encore ? Il avait un blanc. C’était comme un fichier effacé, plus rien ne restait sur son disque dur ; il n’y avait même plus de disque dur pour enregistrer les choses, pas moyen de se défendre, trop de détails, il avait la vue trop basse. Martina, je te quitte. Martina, je ne te quitterai jamais. Martina, je ne peux plus te mentir. Martina, je n’ai plus le courage. Martina, je ferai tout ce qu’il faudra. Martina, je rentrerai tard. Je rentrerai très tard. Il quitta le pont, ou plutôt il se laissa emporter dans le flux qui le ramenait vers la place Jaegerdorff. C’était l’une des plus laides de la ville, abîmée par la quatre voies d’Oscarleden, comme ces quartiers de Kungsladugård et de Majorna qui avaient eu la malchance de se trouver sur le tracé de l’autoroute. Ces idiots d’urbanistes avaient ainsi dressé comme une muraille entre le fleuve et les gens. En compensation, les résidents avaient reçu un Systembolaget1, mais le magasin fournissait principalement les bourgeois qui passaient par là en rentrant sur Hagen, Långedrag, Askim ou Hovås. Bergenhem remonta la rue Slottsskog et se gara devant la pharmacie de Mariaplan. En entrant dans l’officine, il croisa un visage familier. Il ignorait si l’autre l’avait reconnu, mais sortit sans avoir rien acheté. Il revoyait le visage de sa fille tandis qu’il roulait sur Kungsladugårdsgatan en direction de Slottsskogsvallen. Sa petite Ada, bientôt onze ans, bientôt adolescente. Il n’avait pas pu assister à sa naissance. On le donnait pour mort à ce moment-là. Il avait pu mesurer le prix de la vie. Les yeux d’Ada. Il avait failli ne jamais plonger son regard dans ses yeux. À cette pensée, il fut saisi d’un tremblement. Il se rangea sur le bas-côté, quelques mètres avant le rond-point de Margreteborg, arrêta le moteur et patienta le temps de retrouver son calme. La radio était muette. Il ne pensait pas l’avoir éteinte.
1 Monopole d’État chargé de la distribution des alcools en Suède. (N.d.T.)
Presque mort
9782709637473_tp.html
9782709637473_toc.html
9782709637473_cop01.html
9782709637473_fm01.html
9782709637473_fm02.html
9782709637473_ded01.html
9782709637473_p01.html
9782709637473_ch01.html
9782709637473_ch02.html
9782709637473_ch03.html
9782709637473_ch04.html
9782709637473_ch05.html
9782709637473_ch06.html
9782709637473_ch07.html
9782709637473_ch08.html
9782709637473_ch09.html
9782709637473_ch10.html
9782709637473_ch11.html
9782709637473_ch12.html
9782709637473_p02.html
9782709637473_ch13.html
9782709637473_ch14.html
9782709637473_ch15.html
9782709637473_ch16.html
9782709637473_ch17.html
9782709637473_ch18.html
9782709637473_ch19.html
9782709637473_ch20.html
9782709637473_ch21.html
9782709637473_ch22.html
9782709637473_ch23.html
9782709637473_ch24.html
9782709637473_ch25.html
9782709637473_ch26.html
9782709637473_p03.html
9782709637473_ch27.html
9782709637473_ch28.html
9782709637473_ch29.html
9782709637473_ch30.html
9782709637473_ch31.html
9782709637473_ch32.html
9782709637473_ch33.html
9782709637473_ch34.html
9782709637473_ch35.html
9782709637473_ch36.html
9782709637473_ch37.html
9782709637473_ch38.html
9782709637473_ch39.html
9782709637473_ch40.html
9782709637473_ch41.html
9782709637473_ch42.html
9782709637473_ch43.html
9782709637473_ch44.html
9782709637473_p04.html
9782709637473_ch45.html
9782709637473_ch46.html
9782709637473_ch47.html
9782709637473_ch48.html
9782709637473_ch49.html
9782709637473_ch50.html
9782709637473_ch51.html
9782709637473_ch52.html
9782709637473_ch53.html
9782709637473_ch54.html
9782709637473_ch55.html
9782709637473_ch56.html
9782709637473_ap01.html