38.
Le ciel était clair en ce samedi matin. Angela avait ouvert la fenêtre dans la chambre avant d’aller s’occuper des enfants et du petit déjeuner. Winter s’emplit les poumons d’air frais. Certes, ce n’était pas l’air de la mer, mais c’était le bon air qu’il connaissait depuis toujours. Il repensa à la mer, ce qui réveillait maintenant des angoisses chez lui.
– Alors, tu es réveillé ?
Il se redressa sur le lit. Angela arrivait avec un plateau. Il n’en méritait pas tant.
– Papa, papa ! cria Lilly en sautant sur le matelas.
Elsa se contenta de s’asseoir juste au bord. Elle n’était plus un bébé ! Angela déposa le plateau par terre. Il dégageait une odeur de café et de croissants frais.
– Elsa est descendue à la boulangerie, expliqua sa maman.
– Noon ! fit Winter en s’emparant d’un croissant. Merci, Elsa. (Il huma.) C’est fantastique !
Sa fille avait l’air fière, mais ce n’était pas si extraordinaire. Ça faisait un moment qu’elle allait faire des courses toute seule. De la part de Lilly, là, ç’aurait été fantastique.
– Un petit déjeuner au lit ! s’extasia-t-il.
– Tu es rentré tard hier, lui dit Angela.
Tout à coup Elsa parut inquiète. Il le voyait à son regard qui fixait maintenant sa mère. Pourquoi tu lui dis ça ? Il va se mettre en colère.
– Je n’ai pas regardé l’heure, fit-il d’une voix légère.
– Tu mérites bien de te faire servir, sourit-elle.
Elsa sourit aussi. Lilly sauta parterre et détala de la chambre.
– J’ai oublié le jus, soupira Angela. Tu peux aller le chercher, Elsa ? Le brick est sur l’évier.
L’aînée glissa du lit.
– Ce n’est pas indispensable, répliqua Winter.
De drôles de bruits leur parvenaient de la cuisine mais, heureusement, rien qui ressemble à du bris de verre.
– Je vais voir ce que fabrique la petite ! lança Elsa.
Elle déguerpit à son tour, pieds nus, sur le plancher. Ses pas résonnaient à peine. Angela avait ouvert les rideaux et les rayons de soleil coloraient le sol d’une teinte ambrée.
– Je n’ai pas réussi à le retrouver, dit Winter.
– Il est peut-être chez lui, à l’heure qu’il est.
– Qu’est-ce que tu entends par « chez lui » ?
– Je ne sais pas. (Elle pointa le menton vers le sol.) Bois ton café au lait avant qu’il ne refroidisse.
– Je ne suis pas monté à l’appartement d’Eriksberg. (Il souleva la tasse de porcelaine.) J’aurais peut-être dû.
– Que s’est-il ensuite passé ?
Ils distinguèrent la voix rassurante d’Elsa, qui consolait sa petite sœur. Lilly racontait quelque chose. Un rire. Pas de catastrophe, apparemment.
– J’ai rencontré un type assez dangereux.
– Dangereux ? Pour qui ? Pour toi ?
– Pour tout le monde.
Et il raconta.
– Il est impliqué dans le meurtre sur lequel vous enquêtez ? demanda Angela.
– Je ne sais pas. Sans doute pas directement. Mais il a pu fournir l’arme. Lui ou l’un de ses subalternes. Il en a un paquet.
– Et un type comme ça se balade librement dans la nature ? Tu dois te montrer plus prudent, Erik.
– Je suis toujours prudent.
– Jamais.
– Cette fois, tu peux y compter.
– Et Lars, il fait attention, lui ?
– À quoi ?
– À sa vie.
– Je ne sais pas, Angela. C’est ce qui m’inquiète.
– Il serait suicidaire ?
– Je n’en sais rien. Je ne l’ai peut-être pas compris.
– Tu as essayé.
– Sans doute. En tout cas, j’ai essayé de le retrouver. Mais je ne l’ai pas retenu, quand il est sorti de mon bureau.
– Il ne voulait pas rester.
– J’aurais pu l’empêcher de sortir.
– Comment ? Par la force ?
– Non. Avec des mots. Je n’ai pas su trouver les mots.
– Quand est-ce qu’il est censé retourner au travail ?


Bergenhem ne se présenta pas au commissariat pour prendre sa garde, à midi. Möllerström qui, lui, était bien présent, appela Ringmar à son domicile car il était de réserve. Ringmar appela Winter. Il était un peu plus de midi. Winter attendait ce coup de fil. Il avait lui-même essayé de joindre Bergenhem. Angela avait téléphoné chez Martina. Personne ne répondait à Torslanda non plus.
– Envoyez des hommes à Eriksberg, demanda Winter.
– J’y vais moi-même, répondit Ringmar.
– Moi aussi.
– Que dit la famille ?
– On gérera plus tard.
C’est ce week-end, se dit Winter après avoir raccroché. C’est ce week-end que tout va se décider et ensuite, ce sera fini.


– Il peut être n’importe où, fit Ringmar.
– Ou bien nulle part.
– Est-ce qu’il s’est tiré ? Est-ce qu’il s’est tué ?
– Oui.
– Un suicide ?
– Oui.
– Tu y crois ?
– Non.
– On lance un avis de recherche ?
Le téléphone se mit à sonner sur le bureau de Winter.
– Oui ?
Il écouta et raccrocha.
– Bergenhem n’a pas couché à l’appartement d’Eriksberg cette nuit. Je viens de parler avec celui qui l’héberge.
Le téléphone sonna de nouveau. C’était Angela :
– J’ai réussi à joindre Martina. Elle n’a pas de nouvelles de Lars depuis hier.
– Merci, Angela.
– Qu’est-ce que vous allez faire ?
– Le chercher. On va le trouver.
– J’ai peur, Erik.
– Moi aussi.
– Je vais peut-être emmener les filles à la mer.
– J’essaierai de vous rejoindre là-bas. Je t’appellerai. À bientôt.
Il raccrocha.
– Par quoi on commence ? demanda Ringmar.
– Le pont. Le pont d’Älvsborg. C’est là que tout a commencé.
– Comment ça ?
– En rentrant de Dieu sait où, un endroit de perdition, je suppose, Lars a trouvé la bagnole sur le pont. Qu’est-ce qu’il fait ? reprit Winter.
– Il va chez son propriétaire, Roger Edwards, à Långedrag.
– Oui.
– Et ensuite ? s’étonna Ringmar.
– Il y est peut-être retourné. Pour résoudre lui-même cette affaire. C’est pour ça qu’il était pressé de quitter mon bureau. Il ne voulait plus m’entendre, mais sortir se mettre au boulot. En reprenant tout à zéro.
– Pour retrouver son honneur, compléta Ringmar. Ou alors il est parti dans la forêt se pendre à un arbre.
– Dans quelle forêt ?
Ringmar regarda par la fenêtre : pas de forêt, mais un frêne, trois érables et deux bouleaux, les branches presque entièrement dénudées. La ville aurait bientôt fini son effeuillage d’automne.
– De la forêt, il n’y a que ça, dès qu’on sort de cette ville. Forêts et rochers.
– Plus mer, glissa Winter.
– Il est peut-être allé faire un tour au bord de l’eau.
– Peut-être, s’il allait là-bas.
– Comment ça ? fit Ringmar.
– S’il est allé à Långedrag.
– On commence par là ?


Ringmar retourna dans son bureau chercher sa veste. Winter hésitait devant son téléphone. Il finit par le prendre et composa un numéro qu’il connaissait par cœur depuis son enfance.
Bim répondit. Elle avait à peu près la même voix que Lotta :
– Salut, Bim.
– Salut, tonton Erik.
– Comment allez-vous ?
– Ça va… plutôt bien. Tu veux parler à maman ?
– Si elle est d’accord.
– J’en suis sûre. Je vais lui dire. Salut.
Il attendit tout en considérant son Panasonic, posé à même le sol. L’appareil était resté muet ces derniers jours. Il n’avait pas écouté de musique, il ignorait pourquoi. Ça lui manquait tout à coup.
– Erik ?
– Bonjour, Lotta.
– Désolée pour hier. Pour cette… indignation.
– Pas de problème.
– Je n’ai pas pu m’empêcher d’avoir peur. Ça remuait trop de mauvais souvenirs.
– Il m’avait promis de ne pas t’appeler avant qu’on en ait parlé ensemble, Lotta.
– Mais pourquoi cet appel, de toute façon ? Je te l’ai déjà dit, je ne veux plus jamais avoir affaire avec lui. Je ne veux pas que tu le voies non plus. Ce n’est pas sain. Ça pourrait mal se terminer pour toi, Erik.
– Il faut que je lui en parle. Ce n’est pas possible, qu’il t’appelle comme ça.
– Non.
– Je vais lui en parler.
– Tu crois que ça pourra aider ?
– Oui.
– Qu’est-ce qu’il a comme moyen de pression sur toi ?
– Il n’a aucun moyen de pression, répondit Winter. Personne d’ailleurs.


La rue Eckra était bien calme en ce samedi après-midi. Les gens étaient restés chez eux en dépit du beau temps. Les travaux de jardin étaient terminés pour la saison. Winter entendit un aboiement qui s’interrompit d’un coup.
– Elle n’a pas l’air habitée, fit Ringmar en pointant la tête vers la maison.
– La dernière fois non plus.
– Pas de rideaux. Il vit seul ?
– Oui.
– Et sa bagnole, tu la vois ?
– Non. De toute façon, on y va.
– Qu’est-ce que tu vas lui dire ?
Winter garda le silence.
Ils sortirent de la Mercedes. Winter aperçut un visage à la fenêtre chez les voisins. Une femme. Elle le fixa des yeux un instant avant de disparaître.
Winter appuya sur le bouton et la sonnerie résonna encore plus fort que la fois d’avant. Comme si la maison était vide. Il sonna de nouveau. Ringmar se dirigea vers l’une des fenêtres sur la gauche. Les lattes des stores étaient suffisamment disjointes pour qu’il puisse passer le regard.
– Pas la peine de sonner.
– Comment ?
– Peu de chances de trouver quelqu’un. On a viré les meubles.
Winter se posta à son tour à la fenêtre : la pièce était vide. Le parquet était propre, on avait tout enlevé, tout balayé.
– Allons voir de l’autre côté.
Les grandes baies vitrées qui donnaient sur le jardin étaient fermées par de larges stores. On ne voyait pas derrière. Winter leva les yeux. La voisine réapparut à sa fenêtre. Elle tressaillit et disparut.
– Nous sommes surveillés, dit-il en pointant la tête vers la maison voisine, une demeure en bois, à l’ancienne.
– Il a filé, le con, commenta Ringmar. Il va falloir qu’on lance un avis de recherche.
– Mais d’abord, on entre.
– On entre ? Maintenant ? Par effraction ?
– Oui.
– La dame d’à côté risque de nous dénoncer.
– Tant pis.
Le rideau bougeait à la fenêtre où se tenait la dame, où elle se tenait sans doute encore.
– Je lui montre ma carte professionnelle ? sourit Ringmar.
Winter garda le silence. Il baissa les yeux. La pelouse ne faisait guère plus de quelques mètres carrés. L’herbe était piétinée à l’endroit où ils se trouvaient, devant la porte qui ouvrait sur la pièce. Winter poussa la poignée. Elle céda.
– Merde alors ! lança Ringmar.
– Nous n’aurons pas besoin de commettre une infraction.
Il poussa la porte.
Pratiquement plus rien ne restait, sauf une table et un fauteuil au beau milieu de la pièce.
– Il a déménagé, constata Ringmar. En tout cas presque entièrement.
– Mais quand ? Ça ne doit pas faire longtemps.
Ils pénétrèrent plus avant.
– On a des infos sur une mise en vente de la baraque ? demanda Ringmar.
– Non. Il faudra vérifier.
Ringmar se pencha vers le sol. Il passa le doigt sur le plancher et l’examina ensuite à la lumière du dehors :
– Pas mal de poussière. Et tu as vu dans le coin ? Des moutons énormes.
– Mieux vaut un peu de merde dans les coins qu’un enfer de propreté.
– Je n’en suis pas sûr, Erik.
– Faisons le tour.
– On va laisser des traces sur ce tapis de poussière.
– Bien. Comme ça, on est sûr que c’est les nôtres.
Ils traversèrent la pièce, l’un derrière l’autre, traçant leur chemin.
Dans la cuisine : une table et trois chaises.
– Pourquoi trois ? s’étonna Ringmar.
Winter ouvrit le frigo. Il n’était pas entièrement vide : un pack de lait, une barquette de margarine, un bout de fromage, quelques pots de confiture et de cornichons. Peut-être l’ordinaire d’un frigo de célibataire.
– Il a déménagé, oui ou non ? s’interrogea Ringmar.
– Si c’est non, on s’est introduits par effraction.
– Ça ne me plaît pas, tout ça.
– Rassure-toi, Bertil, la voisine ne va pas appeler la police.
– C’est pas ce que je veux dire. (Ringmar balança les mains vers les murs, le sol, le toit, les quelques meubles.) Je n’aime pas l’ambiance qui règne dans cette baraque.
Winter ne répondit pas.
Il retourna dans le séjour. Il se plaça dans l’encadrement de la porte-fenêtre et regarda l’herbe à ses pieds.
– L’herbe est très tassée, fit-il en se tournant vers Ringmar qui le rejoignait.
– Il devait passer par là pour entrer et sortir de chez lui.
– Hmm. C’est plus marqué que ça.
Winter sortit sur la pelouse et s’assit sur ses talons. Il examina de plus près les brins d’herbe, qui commençaient à perdre leur couleur avec l’arrivée de l’hiver. Il put ainsi apercevoir de petites taches.
– Quelque chose a coulé sur ces brins d’herbe, dit-il en se relevant.
– Qu’est-ce que tu comptes faire ?
– Appeler les techniciens.
– Maintenant ?
Il entendit un bruit et leva les yeux. La femme à la fenêtre était sortie dans son jardin par la porte de derrière qui donnait sur une petite véranda. Elle venait vers eux.
Ringmar s’avança de quelques pas dans sa direction. Elle s’arrêta. Le commissaire ouvrit son portefeuille pour en extraire sa carte professionnelle.
– Nous sommes de la police, déclara-t-il en lui tendant la carte. Commissaires de la brigade criminelle Ringmar et Winter.
– Ils n’ont pas arrêté de la nuit, répondit-elle.
– Pardon ?
La femme paraissait plus âgée à cette distance-là. Elle avait les cheveux gris. Sans doute une de ces retraitées qui passent leur temps à la fenêtre.
– Leur déménagement ou je ne sais quoi, continua-t-elle. Un camion est arrivé au milieu de la nuit.
– Ah bon ? À quelle heure ?
– Vers 3 heures, 3 h 30. Le vacarme m’a réveillée. (Elle se passa la main sur la joue.) Je dormais déjà. Mais j’ai le sommeil léger. Depuis le décès de mon mari.
– Que s’est-il passé ? intervint Ringmar. Cette nuit.
– Ils sortaient des choses, des meubles je crois.
Ringmar hocha la tête.
– Déménager comme ça, au milieu de la nuit, soupira-t-elle.
– Combien étaient-ils ? reprit Winter.
– Je ne sais pas. Il faisait trop sombre. Le réverbère est placé trop loin, ajouta-t-elle en pointant du doigt vers la rue. Quand il fonctionne. La plupart du temps, ils sont cassés et personne ne vient les réparer. Je l’ai dit à…
– Deux personnes ? l’interrompit Winter. Trois ? Quatre ?
– Je ne sais pas. Au moins deux. Je n’en ai vu que deux. C’étaient peut-être les mêmes à chaque fois.
– Vous avez reconnu quelqu’un ?
– Non. Il faisait trop noir.
– Vous n’avez pas reconnu Roger Edwards ?
– Qui ?
– Roger Edwards, le propriétaire. Celui qui vit ici.
– Non. Alors, c’est comme ça qu’il s’appelait ? Non, je ne l’ai pas reconnu. Pas cette nuit. Ni lui, ni sa femme.
– Sa femme ?
– Oui, sa femme.
– Il est marié ? (Winter consulta Ringmar du regard, avant de revenir à la voisine.) Comment le savez-vous ?
Elle parut soudain gênée. Jusque-là, elle exprimait surtout de la colère.
– Je ne sais pas… je l’ai vue plusieurs fois ici. J’ai cru que c’était sa femme. Je me suis trompée ?
Presque mort
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