45.
Richardsson se tenait à côté de Winter. L’homme
dégageait une odeur qui devait plus à la terreur qu’au manque
d’hygiène. Elle était familière à Winter, mais il ne l’avait jamais
sentie aussi forte que maintenant.
La puanteur chassa le mal de tête qui partit
s’enfoncer dans le sol. L’angoisse émanant d’un autre soulageait la
douleur. À faire savoir aux migraineux. Il n’était pas malade. Il
avait Ademar dans son champ de vision. L’écrivain tournait les yeux
de tous côtés, tel un chasseur. Il restait immobile, sans doute à
l’affût d’un bruit suspect. Puis il se retourna du côté d’où il
était venu : une zone envahie par la nature sauvage.
– Vous le reconnaissez ? chuchota
Winter.
Richardsson ne répondit pas. Lui aussi furetait
du regard, comme s’il soupçonnait Ademar de n’être venu qu’en
éclaireur.
– Dites-moi si vous le reconnaissez, répéta
Winter.
– Non, je ne le connais pas. Qui
est-ce ?
Ademar regardait maintenant tout droit en
direction de la fenêtre. Il s’était figé sur place, comme s’il
avait repéré quelque chose, un mouvement.
– Il nous voit, dit Richardsson d’une voix
chancelante.
Winter lui agrippa l’épaule de sa main gauche.
Le poignet était aussi sensible que ses tempes migraineuses. Il
avait des élancements dans tout le bras gauche, mais il tenait le
pistolet dans la main droite. Richardsson parut se ressaisir. Ce ne
pouvait pas être une feinte. Rien de ce qu’il faisait n’était joué.
Winter avait envisagé de l’attacher. Ou de le bâillonner. Mais il
n’en aurait pas eu le temps de toute façon. Le problème maintenant,
c’était Ademar. Et ce qui ne pouvait manquer de suivre derrière
lui.
La vitre se brisa !
Il avait entendu le coup de feu avant de voir
partir la vitre en morceaux. Pas toute la vitre : la balle
n’avait emporté que la partie supérieure. Winter sentit un courant
d’air lui passer sur le visage. Derrière Ademar, le vent agitait
les branches d’un bouleau presque mort. L’écrivain semblait un
point d’interrogation sur pieds. Sa bouche remuait. Il paraissait
chercher des mots qu’il ne trouvait pas sur le moment. Un écrivain
privé de mots. Il fixait du regard la vitre. Il se retourna.
Tout cela dans l’espace d’une seconde.
– À terre ! cria Winter. Jetez-vous
par terre !
Richardsson obtempéra. Winter restait debout,
appuyé contre le mur. Son champ de vision se trouvait réduit de
moitié. Il tâcha de voir derrière Ademar. Rien ne bougeait.
Un nouveau coup de feu !
La balle siffla à travers la fracture de la
vitre, franchit la pièce, brisa la fenêtre de l’autre côté avant
d’entamer la roche. Winter avait suivi sa course, comme il aurait
suivi un ralenti.
– Mon Dieu ! Mon Dieu ! gémissait
Richardsson sur le plancher.
Winter baissa les yeux vers lui : il
faisait mine de s’agenouiller.
– Couchez-vous !
Dieu ne peut pas t’aider en ce moment, songea
Winter. Nous aider. Nous seuls pouvons faire quelque chose.
Quoi ? Il fit un rapide tour d’horizon. Rien
d’intéressant : quatre murs et deux fenêtres cassées, une
porte fermée, et c’était tout. Tiger pouvait très bien se faufiler
entre la maison et la paroi rocheuse pour ensuite ouvrir le feu à
travers la fenêtre brisée. Il pouvait continuer à tirer sur la
façade. Il n’était peut-être pas seul. C’était lui en tout cas, pas
un autre. Ils étaient assiégés. C’était complètement fou. Comment
ai-je pu atterrir là-dedans ? Et Ademar ? Il restait là,
dans la clairière, comme pétrifié. Sous les rayons du soleil, on
aurait cru voir une statue dorée à l’or fin. Il paraissait attendre
le prochain coup de feu, et qu’il le touche dans le dos.
– Winter !
Le commissaire pensa
d’abord que c’était Ademar qui l’avait appelé. Mais ce dernier se
retourna, après le cri, vers la jungle. Winter ne voyait rien
derrière lui.
– Winter ! Je sais que tu es
là !
C’était la voix de Tiger.
– Lâche ce pistolet !
– C’est lui ! fit Richardsson,
toujours par terre, en relevant la tête. Il va nous tirer
dessus ! Ne lâchez pas votre arme !
Si je devais le faire, ce serait pour te la
donner, songea Winter. Mais ce ne serait pas une bonne solution.
Richardsson ne serait pas l’homme de la situation dans un échange
de coups de feu.
– J’ai lâché le mien ! cria Tiger. Il
a fini son travail !
Winter tâchait de percevoir d’où venait la voix
à défaut de pouvoir visualiser la scène.
– Que voulez-vous ? lança-t-il.
Richardsson avait sursauté au son de sa voix,
comme s’il avait tiré une balle. Winter serrait le pistolet dans sa
main. Il lui assurait une sécurité toute relative. Il pensa à la
vedette de la Surveillance côtière. Elle devait être en train
d’accoster à l’appontement de Brännö. Il était sans doute trop tard
pour tirer un coup de feu. On n’entendrait rien à bord, avec le
bruit du moteur. Que feraient-ils en ne le voyant pas venir ?
L’attendraient-ils ? Appelleraient-ils des renforts ?
Débarqueraient-ils pour aller à sa rencontre ? Cela pouvait
leur prendre un certain temps avant de remonter la Source aux Vœux.
Ils commenceraient peut-être par le reste de l’île. Le vallon de
Sandvik. Il était plus probable qu’ils le cherchent par là. Du côté
de la colonie disparue.
– Winter ! Comment vas-tu ! cria
Tiger. Comment allez-vous ?
Le commissaire ne répondit pas. En marchant sur
les genoux, il tâcha d’éviter l’obstacle de la fenêtre et gagna
l’autre côté. Il crut voir bouger quelque chose derrière un gros
tronc noueux. Il aperçut… Était-ce un bras, ou alors une branche
agitée par le vent ? Le soleil brillait toujours aussi fort et
le ciel n’en finissait pas d’étaler ce crétin de bleu, mais le vent
avait forci. Winter pensa à une voile. Il se revit plus jeune sur
un voilier. Il avait navigué dans le détroit. L’été 1975. Était-ce
donc ici sa destination ? Était-ce ici que l’aventure allait
s’arrêter ? Ademar restait toujours figé dans la même position
au milieu de la clairière. Comme enfermé dans
ce cercle de verdure. Était-ce ici que son livre allait se
conclure ?
Winter jeta de nouveau les yeux sur Richardsson.
Comment allait-il ? Comment allons-nous ? Relativement
bien pour la circonstance. Ils avaient au moins un toit au-dessus
de leur tête. Il regarda par la fenêtre. La vie respirait largement
en ce beau jour d’automne. Un courant d’air vif passait par la
fenêtre cassée. Un air plein de senteurs marines et salées. Fleur
de sel, beurre fondu sur des pommes de terre bouillies avec de
l’aneth, l’espace d’une seconde il se prit à rêver d’une belle
assiette. Sauf que ce n’était pas la saison des patates nouvelles.
Je voudrais revivre ça encore une fois. Des pommes de terre
chaudes, des matjes, et de l’aquavit. Ce salopard dehors ne va pas
m’en empêcher. Pas question de mourir, pas avant la Saint-Jean en
tout cas.
– Bien !
Je vais bien !
On l’entendrait peut-être de l’embarcadère.
Pourvu qu’ils ne me prennent pas à la lettre. Les tempes lui
battaient. Il avait crié trop fort. Mon Dieu ! Si tu existes,
laisse-moi un répit pour l’heure qui vient. Après, je me range.
Après, j’accepte tous les soins.
– Bien, répondit Tiger. J’y comptais
bien.
Winter eut l’impression que la voix provenait de
derrière le tronc d’arbre. Ils avaient dû se déplacer en même
temps. Peut-être le gangster avait-il surpris une ombre portée dans
la pièce.
– Je n’ai pas de compte à régler avec toi,
Winter, lui lança Tiger. Tu peux te tirer quand tu veux.
– Que voulez-vous dire ?
– T’as qu’à filer. Je veux juste voir mon
ami Richardsson. Il m’attend. Je vais l’aider à sortir d’ici.
L’aider à sortir. C’était le fou qui parlait.
Winter regarda Richardsson, recroquevillé dans un coin de la pièce,
loin de la fenêtre, contre le mur nord. Il avait levé la tête en
entendant prononcer son nom.
– Donc, t’as plus qu’à y aller peinard,
Winter.
– Ce n’est pas si simple, Tiger.
– Pourquoi ? Je te promets que je te
ferai pas de mal.
– Il n’est pas question de faire du mal à
qui que ce soit, Tiger.
– Non, c’est bien ce que je
dis !
– Le mieux, c’est que vous retourniez en
ville, lui cria le commissaire.
– Quoi donc ?
– Je te l’ai déjà dit, tu rentres en ville,
Winter !
– J’emmène Richardsson. Et Ademar.
– Ademar n’a aucune envie de te
suivre !
Winter regarda l’écrivain. Pourquoi rester
planté là, bon sang ? Pourquoi ne se mettait-il pas à
couvert ? Il pouvait au moins essayer.
– Je vais lui poser la question moi-même, à
Ademar.
– Jacob et moi, on est ici pour finir un
boulot ! hurla Tiger. On a un bouquin à finir.
– Où est Bergenhem ? cria
Winter.
Il ne reçut pas de réponse. Ademar restait de
marbre. Il paraissait aveugle, comme s’il avait choisi de ne rien
voir, ou de ne rien entendre.
– Que s’est-il passé avec Bergenhem, mon
collègue ? continua Winter. Où est-il ?
– Ça suffit, Winter. C’est de toi qu’il
s’agit maintenant. C’est toi qui as intérêt à te tirer.
– Qu’avez-vous fait de lui ? De
Bergenhem ?
Toujours aucune réponse.
– Qu’est-ce qu’on va faire ? chuchota
Richardsson. Qu’est-ce que vous allez faire ?
– Attendre, répondit Winter. Nous n’avons
pas d’autre choix pour l’instant.
– Attendre quoi ?
– Que quelqu’un vienne. (Il se tourna vers
le politicien.) Votre ami Boris, le gardien du cimetière, par
exemple. Ce serait possible ?
– Non…
– Pourquoi ?
– Parce que… je l’en ai dissuadé.
– Nous devons le retarder, reprit Winter.
Gagner du temps en parlant avec lui.
– Et s’il n’en a plus envie ?
– Ils ont toujours envie de parler.
Il hurla :
– Pourquoi avoir tué Edwards,
Tiger ?
Silence.
– Pourquoi l’avez-vous tué ?
– Il ne voulait plus collaborer. (Ce
n’était plus la même voix, comme si Tiger était subitement devenu
un autre homme. Elle était plus haute, plus
tendue.) Il ne voulait pas rester jusqu’à la fin !
– Quelle fin ? cria Winter en
retour.
– Celle-ci, bien sûr. On y est. En
plein.
– Edwards était censé être ici avec
nous ?
– Naturellement.
– Pourquoi ?
– Il fallait qu’ils soient tous
là !
– Tous ? Que voulez-vous dire,
Tiger ?
Nouveau silence. Winter ignorait où se trouvait
le meurtrier. Il avait pu profiter du bruit de voix pour se
déplacer. S’il en avait assez, il déchargerait son arme sur eux.
Mais non. Peu de chance qu’il se lasse aussi vite. C’était pour lui
un moment longtemps attendu. C’était la fin.
– Pourquoi l’avoir tué dans votre
appartement de la rue du Repos ? Pourquoi précisément
là ?
Tiger ne répondait toujours pas.
– Pourquoi ne pas l’avoir tué chez
lui ? En même temps que Bergenhem ?
– Je ne l’ai pas tué, déclara Tiger.
Il avait une voix désormais plus posée, comme si
les mots de Winter l’avaient calmé, lui donnant l’occasion de dire
la vérité.
– Qui l’a tué ?
– Personne. Mais je vais te dire ce que
c’était, cet Edwards. Une petite merde inutile, sans valeur, qui
n’a rien fait de sa vie. Quelle importance qu’il soit mort ?
Il aurait reçu sa punition de toute façon. Ils l’ont ramené de la
rue du Repos sur mes ordres. Pour ton pote, c’était pas possible.
Mais Edwards était capable de marcher tout seul. Je lui avais
donné, soi-disant, une chance supplémentaire, pour qu’il exécute
Richardsson ici, sur l’île. Mais c’était de la blague ! Je lui
aurais pas confié d’arme, sérieusement. Je voulais juste me foutre
de lui, et du salaud qui te tient compagnie là-dedans. Je voulais
les faire souffrir le plus longtemps possible. Jusqu’à ce que je
vienne en personne les faire souffrir encore davantage.
– Edwards pouvait marcher tout seul, vous
avez dit ? Ce n’était pas le cas de Bergenhem ?
– Edwards, il voulait pas marcher, répondit
Tiger, comme s’il n’avait pas entendu la dernière question. Il a
refusé. Il avait déjà refusé pour Sellberg, j’avais bien compris.
C’est pas lui qui l’a tué. Mais là aussi, c’était pas prévu !
Je voulais le voir ici, Sellberg, avec les
autres ! Très précisément maintenant !
– Pourtant, vous avez donné à Edwards un
pistolet chargé à balles réelles, rétorqua Winter.
– Il avait besoin de s’entraîner ! Et
c’est ce qu’il a fait. Mais je pensais pas qu’il irait jusqu’au
bout. Et j’avais raison ! (Tiger éclata de rire.) Je sais qui
est le meurtrier. La meurtrière. Chapeau, la bonne
femme !
– Où détenez-vous Bergenhem ?
– Edwards a donc reçu sa punition un peu
plus tôt que ce salaud à côté de toi, Winter. Un geste impulsif,
faut l’admettre, même si je commençais à me fatiguer de ce tas de
merde. Malheureusement, c’est arrivé dans l’appartement de mon papa
et ma maman. J’ai pas pu faire autrement.
– Vous ne pourrez plus retourner là-bas,
Tiger, lui lança Winter. Vous ne pourrez plus retourner nulle part.
Il faut abandonner la partie. Les jeux sont faits. C’est terminé.
Vous l’avez eue, votre vengeance, Tiger. Sellberg et Edwards sont
morts. Richardsson est à moitié mort, je peux vous le garantir.
Alors, laissez tomber maintenant.
Pas de réponse.
– Vous êtes à la dernière page de ce
bouquin.
Toujours pas de réponse. Il était sans doute en
train de réfléchir, s’il avait écouté Winter. Ce dernier se tourna
vers Richardsson qui avait toujours la tête du condamné en route
pour son exécution. Les paroles du commissaire ne l’avaient pas
apaisé. Elles n’avaient pas non plus apaisé celui qui les
proférait. Sa tentative de gagner du temps pouvait avoir des effets
contraires à ceux qu’il escomptait, une fois passé ce moment de
détente et de confidence chez le meurtrier.
– Winter !
Le commissaire tressaillit. Tiger avait haussé
le ton. Avec un vent portant du bon côté, ce cri pourrait se faire
entendre de l’autre côté de l’escarpement. Il y avait des gens qui
vivaient en contrebas, au croisement de la Source aux Vœux et de la
route d’Husvik. Ils n’étaient quand même pas sourds ? Où
étaient-ils passés ? À l’église ? Ce n’était pas un bruit
de cloches ? Si. Il les entendait sonner là-bas, vers le nord,
nord-est de l’île. Pas maintenant ? Mais si, elles résonnaient
le long de la paroi rocheuse derrière lui.
– Je t’ordonne de sortir de cette cabane,
Winter. Sans arme. Tu sors les bras en l’air !
– Non, je ne sors pas.
Ademar sursauta.
Il poussa un cri.
Winter avait également sursauté.
Ademar tomba comme au ralenti.
Winter aperçut du sang sur son pantalon.
Ademar cria de nouveau. Il gisait à terre
désormais, après être resté si longtemps debout que Winter l’avait
presque oublié. Il avait fini par se fondre dans la nature.
– Sors de là ! hurla Tiger. Tu sors de
là, Winter !
– Vous avez perdu la tête,
Tiger ?
– Tu sors les mains en l’air, Winter !
Sinon je tire encore une balle sur Ademar !
Ademar s’était tu, pour mieux les écouter,
probablement. À moins qu’il ne se soit évanoui sous le choc et la
perte de sang. Il avait une jambe rouge, ou plutôt noire. Winter
n’arrivait pas à distinguer si c’était la jambe droite ou la jambe
gauche. Une bande d’ombre s’était abattue à la diagonale sur le
corps de l’écrivain.
– Il est innocent ! cria Winter. Jacob
n’a rien à voir dans cette histoire !
– Faux ! (Le ton n’était plus le même,
à croire que Tiger regrettait son geste.) Mais je ne veux pas le
tuer. Il doit m’aider avec ce bouquin. Enfin, c’est moi qui dois
l’aider. Mais tu dois nous livrer Richardsson, Winter ! Sinon,
y aura pas de livre possible !
– Ne tirez pas ! cria Winter.
– Livre-moi Richardsson !
– Ne tirez pas ! Ne…
La balle atteignit Ademar à l’épaule. Son corps
fit un soubresaut. Un filet de sang coulait sous lui. Il ne criait
pas. Mon Dieu, il est en train de mourir. Ce dingue le met à mort.
Il a franchi la dernière limite. Il sait que je suis au courant,
que nous sommes au courant pour Edwards. Il compte terminer
lui-même ce foutu bouquin. Il sacrifie Ademar. Il sacrifie tout.
Pourquoi ? Pour ce qui s’est passé l’été 75 ? Cela
signifie tout pour lui en ce moment. C’est la raison de sa venue
sur l’île. La mienne aussi. Mais il cheminait depuis longtemps. Il
avait planifié quelque chose en cet endroit, à cette heure. Pour
Richardsson, et pour Edwards, si Lars ne s’en était pas mêlé.
Ademar devait lui servir de témoin et de… chroniqueur. Oui. Il
n’avait pas compté avec ma présence. Malgré tout, the show must go on. Il avait prévu un show. Une messe des morts en plein soleil. Je le
gêne. Du coup, Ademar devient une gêne, lui aussi. Exit Ademar.
Exit tous ceux qui viennent se mettre en travers de son
chemin.
Nouveau coup de feu !
Winter vit la terre remuer près de la tête
d’Ademar. L’écrivain gisait immobile. Winter ne pensait pas qu’il
soit déjà mort. Il fallait un peu plus de temps pour mourir si la
balle vous traversait la tête. Tiger l’avait sans doute manqué. Ou
alors il avait fait exprès de tirer à côté, pour la première et la
dernière fois.
Il faut que j’improvise. Seconde après
seconde.
C’est mon heure, à moi aussi.
– Arrêtez de tirer ! OK, je
sors !
Silence.
– Je sors ! Je sors les mains en
l’air !
Richardsson se redressa :
– Ne faites pas ça ! Il va vous tirer
dessus ! (Il était debout maintenant.) Il va nous tuer tous
les deux !
– C’est un risque à prendre, répondit
Winter. Sinon il finira par tuer Ademar. (Il se dirigeait vers la
porte.) Pour autant qu’il soit encore en vie.
– Dans ce cas, vous n’avez pas besoin de
sortir.
– Je ne fonctionne pas comme ça. Si je ne
sors pas tout de suite, il est certain qu’il va mourir. Et je ne
peux pas l’accepter.
– Qu’est-ce que ça change s’il nous tue,
maintenant ou plus tard ?
– On va essayer d’éviter ça.
Il entendait sa voix lui résonner dans les
oreilles. Il parlait vite, relativement vite. Mais il avait très
peur de ce qui allait suivre. Mettre le pied dehors, c’était
peut-être faire le premier pas vers une exécution.
Il coinça son pistolet contre ses reins et
resserra d’un cran sa ceinture.
Il ouvrit la porte.
– J’arrive, Tiger !
Ademar gisait à quinze mètres de là.
Winter franchit lentement le seuil.
Il sentit le vent dans ses cheveux.
Il leva les bras en l’air. Il contempla le ciel,
plus vaste qu’il ne l’avait jamais vu auparavant. Plus bleu. Il
avait l’impression d’être un prisonnier à ciel ouvert, dans une
cellule infinie. Comment pourrait-il en sortir ?
La voix de Tiger s’était rapprochée, mais il
restait invisible, ce salaud. Il pouvait être n’importe où. Winter
constata qu’il n’était pas caché derrière le tronc d’arbre.
– Je vais du côté d’Ademar ! cria
Winter.
– Bouge pas !
– Si ! Il faut que je voie dans quel
état il est. J’y vais.
Il se mit en marche. Il ferma les yeux, oui, je
ferme les yeux, je me sentirai mieux, je crois. Il s’attendait à
prendre une balle. L’entendrai-je siffler avant qu’elle ne me
touche ?
Il continua à marcher. Il ouvrit les yeux. Il
n’était plus qu’à quelques pas d’Ademar. Je marche encore. Je suis
en vie. Me voici arrivé. Je vais me pencher sur le corps. Ademar
avait les yeux fermés. Il paraissait enfoncé dans un sommeil
compatissant, mais son visage était pâle, presque blanc. Ce ne fut
pas un choc pour Winter : le sang avait cessé de couler de
l’épaule ; la blessure n’était pas si grave. La jambe était
plus amochée. Winter crut voir sortir un fragment d’os sous le
genou. Il déchira son mouchoir et le noua très serré au-dessus du
genou d’Ademar. Il se releva, ôta son manteau, puis son veston,
enfin sa chemise. Il la découpa en bandes de tissu et tâcha de
panser la jambe. Il palpa délicatement l’épaule d’Ademar, toujours
inconscient, puis il la recouvrit de son veston. Elle avait saigné,
mais pas trop. La balle avait dû effleurer la peau et poursuivre sa
trajectoire dans la nature, ou dans le mur de la cabane. Quand tout
ça serait fini, ils la retrouveraient comme celles qu’on avait
tirées sur la maison de Sellberg des décennies auparavant. Il y a
vraiment très longtemps, songea-t-il. Ç’aurait pu remonter à 75, et
d’une façon, c’était le cas : ils vivaient l’année 1975. Le
passé les avait rejoints. Il n’existait plus de passé. L’été 75,
c’était tout pour Tiger. Pour les autres aussi, pour Ademar le
premier, et cela risquait de lui coûter la vie. C’était
pratiquement sûr. Le dingue allait tous les tuer. Où se
cachait-il ? Winter l’avait gêné dans ses plans. Le
commissaire s’était d’abord senti comme un acteur sur une scène de
théâtre, mais cette première impression avait maintenant
disparu.
Il releva les yeux.
Tiger était posté devant la porte.
En face de lui, Richardsson.
Winter vit l’arme dans la main de Tiger :
un pistolet automatique. Il s’en doutait depuis le premier coup de
feu. Même s’il pouvait servir de pistolet mitrailleur jusqu’à une
certaine limite, ce n’était pas un Tokarev.
Ce dernier, Tiger l’avait bien abandonné, comme il l’avait dit. Il
repose dans le lit du fleuve, j’en suis sûr. Tiger savait que je
finirais par comprendre. Cette piste de Coldinu, c’était une voie
de garage, mais il fallait en passer par là. Sans doute voulait-il
savoir. Ce dragage sous la croix dans le détroit. Il voulait
savoir. Il voulait qu’on fasse le travail. Il ne sait pas tout.
C’est pour ça qu’il est ici : pour savoir le reste.
Winter avait soudain compris !
Tiger voulait savoir, exactement comme lui. Il
voulait savoir !
Il n’avait pas la réponse.
Richardsson, oui.
Il allait raconter.
Il raconterait sans doute et après, il
mourrait.
Winter restait accroupi devant le corps
d’Ademar. L’écrivain n’en savait pas plus que Tiger. Il n’avait pas
réussi à aller plus loin, pas plus que Winter. Ils en étaient tous
les trois au même point, même si Tiger fournissait un nouvel
arrière-plan, plus large, à cette histoire. Car il en faisait
partie, aucun doute là-dessus.
Et il voulait tout savoir. Ils sauraient tous
bientôt. Je risque d’être tué juste après. Je ne vois pas comment
je pourrais y échapper. Autant dire que je suis déjà mort.
Winter se redressa.
– Cet homme a besoin de soins,
d’urgence.
– Je veux bien le croire, répondit Tiger.
Les mains en l’air !
Winter s’exécuta.
Tiger frappa Richardsson à la gorge avec la
crosse de son pistolet mitrailleur.
Le politicien tomba en avant, s’affaissa sur les
genoux et glissa sur le flanc. Tiger releva les yeux :
– Tourne-toi.
– Pourq…
– Retourne-toi !
Tiger repéra la crosse. Si seulement j’avais eu
un tricot de corps. J’ai retiré ma chemise, dans un geste de
compassion.
Le gangster enjamba le corps de Richardsson,
toujours à terre.
Winter sentit le pistolet glisser de sa
ceinture.
– Ça pouvait pas marcher, commenta
Tiger.
– Que comptez-vous faire ?
M’abattre ?
– Où donc ?
– T’es pas monté là-haut, Winter, curieux
comme t’es ? Je peux pas le croire.
Winter reçut un coup à l’épaule. L’épaule
droite.
– Demi-tour ! (Un deuxième coup.) On y
va !
Le commissaire obéit. Richardsson se redressa.
Il essaya de dire quelque chose. Les mots ne sortaient pas.
– Debout ! ordonna Tiger avant de lui
frapper le bras gauche de sa crosse. Debout, bordel !
Richardsson essaya de se relever. Ses jambes se
dérobaient, comme sur de la glace.
Il était maintenant sur ses pieds. Winter ne
parvint pas à capter son regard : le politicien n’en avait
plus. Il allait bientôt entamer cette drôle de promenade,
dead man walking.
Tout était silencieux autour d’eux. D’un silence
de mort. Les cloches avaient cessé de sonner. Aucun bruit, ni dans
le ciel, ni sur la mer. Le vent s’était calmé. Pas d’oiseaux
au-dessus de leurs têtes. Pas le moindre bateau de pêche pour faire
entendre le ronflement de son moteur. Où sont-ils tous ?
Winter tendait l’oreille. Mais rien. Il était oublié de tous.
C’était donc ça. On finissait par n’être plus rien pour
personne.
– C’est parti, déclara Tiger.