33.
Tandis qu’il roulait vers le centre-ville,
Winter avait encore en tête la phrase du petit. Des mots sans
réplique. Mais qui pouvaient se prendre en des sens très
différents. Il n’y avait pas qu’une forme de mort. Winter avait
essayé de faire préciser au gamin ce qu’il entendait par ces mots,
mais il avait seulement secoué la tête, avant de rentrer à
l’intérieur de la maison. Winter ne l’avait pas suivi.
Il songeait dans la voiture à ce que l’enfant
pouvait savoir, à ce qu’il avait peut-être subi. Il semblait
porteur de certains secrets. Les partageait-il avec sa mère ?
Winter en doutait. Il n’était pas sûr non plus qu’elle l’aurait
écouté. Elle vivait en quelque sorte dans un monde parallèle.
Peut-être circulait-elle entre ces mondes, comme lorsqu’il l’avait
vue conduire sur la route Danoise en direction de la rue Lovisa.
Serait-il possible de joindre son mari par son intermédiaire à
elle ? Où les conduirait-elle s’ils la faisaient suivre ?
Elle n’avait pas encore fait l’objet d’une filature en bonne et due
forme.
Dans Allén, le soleil brillait entre les arbres,
ce qui lui donna mal à la tête. Une variante plus douce de mal de
tête. Il avait réussi à tenir à distance la douleur depuis un
moment, et sans cachets. Les cachets restaient sans effet. Quand la
chape de béton s’abattait sur lui, il n’y avait rien à faire.
C’était effrayant. Une migraine ? Mon œil ! Ce n’était
pas une tumeur de l’hypophyse, soit. Mais alors, une hémorragie
cérébrale non détectée ? Dont il aurait souffert depuis dix
ans ? C’était le prix à payer pour ce boulot. Des fuites de
sang. C’était ça qui lui causait des douleurs. Le sang identifiable
à la douleur. Son cerveau finirait par être noyé dans le sang.
Alors, il n’aurait plus du tout mal. Il serait vidé de ses pensées
qui faisaient mal, elles aussi. Mieux valait
boire, comme les commissaires à la retraite. Parfois ils s’y
mettaient avant…
Dans l’ascenseur, sa tête cognait au même rythme
que les soubresauts de l’antique appareil.
Une fois sur le palier, il entendit une voix
d’enfant.
Quand il entra dans l’appartement, Lilly se jeta
dans ses bras. Un petit bloc de béton. Angela sortait de la
cuisine. Il reposa l’enfant par terre.
– Et Elsa ? demanda-t-il.
– Chez Clara.
– Elle a quitté la maison ?
Angela secoua la tête, ce qui pouvait se
comprendre de différentes manières.
– Bon sang, mais elle est chez eux plus
souvent qu’ici !
Angela garda le silence.
– Quoi ?
– Comme si tu pouvais le remarquer,
Erik.
– Qu’est-ce que tu insi… fit-il avant de
s’interrompre.
La tête levée vers lui, Lilly le fixait du
regard. Elle ne le reconnaissait pas. Il avait changé de visage. Il
se frotta le sommet du crâne.
– Tu as tes cachets ? s’enquit
Angela.
– Ils sont quelque part.
– Erik.
Elle avait pris un ton chagrin, comme si elle
s’adressait à un enfant qui ne veut pas se corriger, obéir, et qui
ne veut pas reconnaître ce qui est bon pour lui.
Il perçut un raclement venant de la cuisine, une
chaise qu’on tire sur le plancher.
– Siv est passée nous voir, lui dit Angela en
tournant les talons.
Jacob Ademar considérait sa voiture comme un
parent éloigné. Elle était longtemps restée au garage et il se
rappelait à peine à quoi elle ressemblait. Il aurait préféré ne
plus la revoir. Elle lui avait causé trop de souffrances. Il s’en
était bien rendu compte lorsqu’il avait essayé de se plier en deux
pour entrer dans le taxi. Le chauffeur avait eu l’air inquiet,
comme s’il craignait que son client réclame de l’aide pendant le
voyage. Ademar sentait la sueur lui couler sur le front.
Il avait marmonné l’adresse donnée par
Tiger.
Sur la route Danoise, le vent faisait voler des
feuilles mortes d’un trottoir à l’autre. Il retrouvait la notion du
temps. Il avait eu l’impression de vivre hors du temps ces
derniers… temps. Comme un funambule, sans corde. J’ai peur.
Le taxi traversa à toute vitesse le rond-point
de la place Sankt Sigfrid. Il se sentit tout près de faire un
malaise. Il avait la poitrine serrée.
– Vous pourriez vous arrêter un
instant ? demanda-t-il à la hauteur du Palais des
Expositions.
– Qu’est-ce qui se passe ?
Le chauffeur avait le regard anxieux dans le
rétroviseur. Un genre d’Arabe. Ou alors un Perse. Un Kurde. Ademar
n’en avait rien à foutre pour le moment. Tout ce qu’il voulait,
c’était sortir de là. Alors qu’il s’extrayait péniblement de la
banquette arrière, il fut pris de vertige. Il se serait cru dans la
peau d’un nonagénaire. Il était maintenant debout sur le trottoir.
L’impression de malaise se dissipait progressivement, comme des
vagues qui diminueraient à mesure. Un couple de passants le
regarda. Le chauffeur gardait le moteur allumé, à croire qu’il
allait se sauver d’une seconde à l’autre. Délit de fuite.
L’écrivain essayait de fixer son regard sur la façade vitrée du
bâtiment de l’autre côté de la rue. Il avait déjà fait deux trois
conférences devant le public indifférent de la Foire du
Livre : on les avait fait patienter avec un Ademar en
attendant quelque grand bateleur de foules. Lui ne serait jamais un
grand bateleur. Il avait fini de jongler, mais il n’avait été qu’un
petit joueur de toute façon. Il tâchait maintenant de se concentrer
sur ces mots de joueur et jongleur, tandis que le malaise
disparaissait peu à peu. Le taxi l’attendait toujours. Un mec
fiable. Ademar retourna à la voiture et remonta péniblement à bord.
Il fit un signe de tête au chauffeur qui le regardait de ses grands
yeux noirs dans le rétroviseur. Vous pouvez continuer.
Siv Winter refusa le second verre de vin que lui
proposait son fils. Lui se resservit. Le vin, remède universel.
Moins que le whisky, bien sûr. Siv rentrait d’un pays où le vin
coulait à flots, le gin tonic dans son cas. Winter pensait le
retour provisoire.
Angela s’était excusée,
puis elle avait quitté la table avec une Lilly endormie dans les
bras. Siv les avait suivies du regard.
Ils entendaient maintenant des bruits d’eau dans
la salle de bains.
– Qu’est-ce que ça te fait de revenir à
Göteborg ?
– La ville a bien changé,
répondit-elle.
– En bien ou en mal ?
– Je ne sais pas encore. (Elle pointa la
tête vers la bouteille.) Je reprendrais bien un verre
finalement.
Il lui versa du vin.
– Et puis vous n’êtes plus tout à fait
pareils, ajouta-t-elle. Angela et toi.
– Ah bon ?
– Non.
– Je ne sais pas dans quel sens le
prendre.
– Vraiment ?
– Non.
– Alors tu te fais plus bête que tu n’es,
Erik.
– J’ai mal à la tête. Peut-être que je suis
atteint d’un cas d’idiotie non encore détectée.
– Je pense que tu devrais te
ressaisir.
Il garda le silence. C’était le privilège d’une
mère de dire ce genre de choses à son fils. Il finit son verre de
vin. Le riesling n’avait plus le même goût. On aurait dit de
l’eau ! Il avait besoin d’un whisky.
– Angela m’a l’air triste, reprit
Siv.
– De quoi est-ce que vous avez parlé ?
Sois franche.
– De rien.
– Rien ? N’essaie pas de me berner.
(Il se leva.) Excuse-moi.
Il passa dans le séjour, prit une bouteille de
whisky sur la desserte et se versa un doigt de deux trois
centimètres. Il but une gorgée et regagna la cuisine, son verre à
la main.
– Tu veux un gin tonic ?
– Je ne veux plus rien.
Elle regarda le verre de whisky, mais ne fit pas
de remarque.
Il se rassit.
– C’est un peu dur ces derniers temps.
Entre ce mal de crâne et puis… le boulot.
– Le boulot, il a toujours existé,
non ?
– Angela trouve que je ne suis jamais à la
maison.
– Je suis là, comme tu le vois
maintenant.
Il prit une nouvelle gorgée. Ça, ça avait du
goût. Et c’était bon pour tout. Le whisky, c’était la boisson du
diable, mais pourvu qu’on contrôle le Malin, c’était le meilleur
remède du monde. Et il était capable d’endiguer le Mal en
lui.
– Il faut vraiment que vous en discutiez
entre vous, déclara Siv. Vous êtes des gens raisonnables. Mûrs. Tu
auras bientôt cinquante ans, Erik. Tu ne peux pas te conduire comme
un jeune homme.
– Comme un jeune homme ? Moi ? De
quoi tu parles ?
– Il t’a fallu du temps avant de fonder une
famille. J’ai toujours été un peu inquiète à ce sujet. C’était
comme si tu manquais de maturité. Je ne comprenais pas
vraiment.
– On aura tout entendu !
– Je n’en dirai pas plus.
– Mais si, ne te gêne pas. Angela ne va pas
tarder à revenir. On pourra se faire une thérapie de groupe.
– Là, tu deviens bête, Erik.
Il but de nouveau. À son grand étonnement, le
verre était vide. Il se leva et retourna dans le séjour pour se
verser un doigt de plus avant de reprendre sa place. Il se sentait
apaisé. Tout s’arrangerait. C’était naturel qu’une mère se fasse du
souci pour son enfant. Pas de quoi s’alarmer. Tout était OK.
L’hiver allait bientôt vous pincer la peau, et c’était normal. Trop
de soleil, ce n’était jamais bon. La preuve, Siv ne le supportait
plus. Lui, pas sur une trop longue période. Six mois sur la Costa
del Sol comme l’an passé, c’était sa limite. Pensait-il. D’un autre
côté…
Il se rassit.
– Je suis peut-être bête, admit-il.
Elle sourit.
– Juste de temps en temps. En vérité, tu es
loin d’être bête.
***
Le taxi empruntait maintenant le rond-point de
Mariaplan. Ademar vit une femme sortir de la librairie. Il avait
été invité à y parler d’un de ses livres quelques années
auparavant. Il se rappelait des propriétaires, des gens très bien.
Il n’y était jamais retourné. Plus aucun sentiment de malaise désormais. La voiture poursuivit sa route,
dépassa une pâtisserie, ensuite un marchand de vélos en face de
l’arrêt du tram, puis elle entra dans l’une des petites rues qui
longeaient l’école de Kungsladugård, tourna à gauche et enfin à
droite. Le chauffeur guettait les panneaux indiquant les noms de
rues.
– Rue du Repos, répéta Ademar.
– Vous y êtes.
Le chauffeur se gara devant la façade d’un de
ces immeubles dits « Préfecture » typiques du vieux
Göteborg. Ils comportaient un rez-de-chaussée en pierre, mais pour
le reste, avec leurs voûtes, tourelles et clochetons, ils
évoquaient un vaste château de bois, couvrant tout le quartier
jusqu’au cimetière de l’Ouest.
Ademar régla la course et sortit de la
voiture.
Il entendit une fenêtre s’ouvrir au-dessus de
lui et leva les yeux.
Christer Tiger lui fit un signe de tête, deux
étages plus haut. Il pointa du doigt le portail. Ademar constata
qu’il était ouvert. Il monta les escaliers. La porte de
l’appartement était ouverte, elle aussi. Il franchit le seuil et
traversa le couloir de bout en bout jusqu’à la pièce où Tiger se
tenait de dos.
– Tu pourrais refermer la porte derrière
toi, dit le gangster, sans se retourner.
Ademar fit demi-tour et s’exécuta.
L’appartement était vide. Pas de meubles, pas de
rideaux. Il y régnait une odeur de poussière et de renfermé, malgré
la fenêtre ouverte par Tiger.
Ademar le rejoignit dans la pièce du fond.
À travers la vitre, on distinguait, au loin,
quelques grues des chantiers navals d’Hisingö. Sur la gauche,
s’étendait l’immense tablier du pont d’Älvsborg. Ce dernier
scintillait de rouge et de vert dans le soir tombant.
– J’aime bien cette vue, lui confia Tiger,
sans quitter des yeux la fenêtre.
– Oui.
– J’ai grandi dans cet appartement. Quand
j’étais gamin, je restais à regarder les grues en attendant que mon
père rentre du travail. Je me plantais là, en rentrant de l’école.
Je savais qu’il était sur une de ces grues.
Ademar hocha la tête.
– Et puis un jour, il n’est pas
rentré.
– Devine. Ces salauds l’ont tué, bien
sûr.
Tiger n’avait toujours pas détaché son regard du
paysage. Les silhouettes noires des grues faisaient penser à des
animaux préhistoriques. Elles dataient de la haute époque des
chantiers navals.
– Il n’avait pas une chance de s’en sortir,
reprit Tiger. (Il se tourna vers Ademar.) Parfois, je reste là pour
penser à tout ça. Ça me fait du bien d’y penser.
– Vous en êtes sûr ?
Tiger eut un petit rire.
– Tu me plais toi, l’écrivain.
Ademar passa la main sur un des murs de la
pièce.
– Vous comptez emménager ici ?
– Non.
– Déménager alors ?
– Non, sourit Tiger. Ça reste comme
ça.
– Vous louez l’appartement ?
– Il m’appartient. Depuis un bon
moment.
Ademar hocha la tête. Tiger avait voulu faire de
ces pièces vides le musée, ou le mausolée, de son enfance. Pourquoi
pas ? C’était un peu dingue, mais bon.
– Je possède tout l’immeuble, précisa
Tiger.
– Et les autres appartements sont également
vides ?
Cette fois, Tiger éclata de rire. D’un rire qui
résonna dans l’appartement, comme au-dessus d’un ravin. Le
précipice qui avait englouti les chantiers navals, songea
Ademar.
– Bon sang, qu’est-ce que tu me
plais !
– Pourquoi m’avoir fait venir ? Ce
n’est quand même pas pour me dire ça ?
– Je voulais te montrer la vue, répondit
Tiger.
– Magnifique.
– Ils me l’ont enlevée, cette vue. Mais je
l’ai reprise.
– Effectivement.
– J’ai repris tout ce qu’ils m’ont enlevé,
continua le gangster. Et un peu plus.
– Je comprends.
– Sauf le paternel. J’ai pas pu le
reprendre. La mère non plus. Ils me l’ont enlevée, elle aussi. Et
puis ils m’ont envoyé sur l’île.
– L’île ?
Ademar hocha la tête.
– C’est là que j’ai rencontré ta sœur,
ajouta-t-il en se tournant vers Ademar.
– Je vous crois.
– Et puis ils me l’ont enlevée, elle
aussi.
– Qui donc « ils » ? De qui
parlez-vous ? Ce ne sont pas les mêmes ?
– Non. Mais c’est la même saloperie. Tous
les salauds se ressemblent, non ? T’es pas
d’accord ?
– Le monde est plein de salauds, je suis
d’accord avec vous. Mais quel genre de salauds y avait-il sur
Brännö ?
Tiger ne répondit pas. Il déporta son regard
vers la fenêtre. Ademar aussi. C’était la même scène de mort, pour
ainsi dire. Ou de vie. Les grues des chantiers navals étaient
mortes mais elles restaient en place. Et la berge nord du fleuve
revivait maintenant. Des dizaines de milliers de gens avaient
emménagé là-bas, songeait l’écrivain. Älvsborg les voit passer en
masse toute la journée. Il pouvait observer les éclairs de lumière
renvoyés par les voitures sur toute la longueur du pont.
– J’ai lu ton bouquin.
– Ce n’est pas un bouquin. Il n’est pas
terminé.
– Là, je suis d’accord.
– Il n’y aura jamais de livre.
– Qu’est-ce que tu veux dire ? (Tiger
planta son regard dans le sien. Il vibrait d’une lueur de démence,
à moins qu’il ne s’agît d’autre chose.) Qu’est-ce que tu me
racontes, bordel ? Pas de bouquin ?
– J’ai perdu l’envie. Je n’irai pas plus
loin. Et votre visite n’a pas précisément arrangé les choses.
Tiger lui saisit les épaules.
– Cette visite, c’était la meilleure chose
qui pouvait t’arriver, tu comprends pas ça ? Une vraie
Providence ! Cette histoire de bagnole ? La main de Dieu.
Elle m’a dirigé vers toi. Elle nous a réunis !
– Vous êtes croyant ? s’étonna Ademar
en cherchant à se dégager des mains de Tiger.
Ce ne fut pas difficile : le gangster avait
juste voulu signifier sa présence, et sa souffrance. Il y avait de
la souffrance dans son regard.
– T’as pas compris,
répondit Tiger en lâchant les épaules d’Ademar. Je vais t’aider à
le finir, ton bouquin.
Winter nageait en pleine mer. Il ignorait quelle
distance il avait pu parcourir. Autour de lui, il n’y avait que la
ligne de l’horizon, qui formait une sorte de cercle. Il était au
milieu de la mer. Il pouvait choisir de nager de n’importe quel
côté. Tout était possible. Ce qui signifiait qu’il n’en avait pas
terminé avec la vie. Il le devinait. C’était un signe. S’il nageait
vers l’est, il verrait le pont. Il lui suffirait de nager un peu
plus loin pour le voir s’étendre d’un bout à l’autre de l’horizon.
C’était le pont le plus long du monde. Il recouvrait tout
l’hémisphère nord. Il avait été fabriqué à Göteborg, en plusieurs
sections différentes qu’on avait ensuite réunies, pour le jeter
au-dessus des berges nord du fleuve. Il avait redonné du travail
aux vieux chantiers. Winter nageait au-dessous du pont et il savait
qu’il pouvait le toucher quand il voulait, il lui suffisait de
tendre la main. Penché sur le parapet, quelqu’un lui cria après. Ce
cri résonnait comme un mugissement. Un mugissement continu et
tremblant comme une sirène de bateau. Un bruit familier. Presque
toute sa vie d’adulte, il avait vécu au milieu des bruits de
sirène. Et voici qu’il était sur un bateau à voile et qu’il voyait
une tête flotter à la surface de l’eau. Quelqu’un l’avait relayé en
bas dans l’eau. C’était une jeune fille et elle nageait en
direction des îlots qui, de l’ouest, s’étaient déplacés jusqu’à
eux. Tu veux monter à bord ? lui cria-t-il. Elle ne le voyait
pas, elle ne faisait que nager, nager encore plus loin. La sirène
continuait à hurler sur la mer. On aurait dit des cris d’enfant.
Winter entendit crier son nom. Il ne voulait pas abandonner le
voilier. Il pointa du doigt vers un autre Erik. Prends celui-là. Il
vit la tête de la jeune fille s’éloigner entre les îles. Puis elle
disparut. Il entendit son nom. Un cri. Son nom à lui.
– Erik ! Erik !
Il sentit une main sur son épaule. Dans la
réalité.
Il ouvrit les yeux. La lumière était
suffisamment forte pour qu’il puisse apercevoir le visage d’Angela
suspendu au-dessus de lui :
– Quelqu’un cherche à te joindre.
– Qui est-ce ?
Il se redressa sur son lit.
– Bordel… mais c’est un numéro privé.
Angela parut effrayée. Comme si quelqu’un était
entré par effraction chez eux. Winter lui prit le combiné des
mains.
– Allô ? Allô ? Qui
est-ce ?
Il entendit un bruissement. Peut-être un bruit
de respiration, qui paraissait venir de loin.
Quelqu’un était en train d’écouter. Il entendait
quelqu’un écouter.
– Qui êtes-vous, bordel ?
Le bruissement continuait. Plus personne,
comprit-il. La communication s’interrompit.
Il fixa le combiné, puis il tourna les yeux vers
Angela. Le réveil sur sa table de chevet indiquait 3 h 30
du matin. Le fil du téléphone traînait encore sur le lit depuis la
tablette. Il entendit du bruit dans le couloir. Siv s’était
réveillée au bruit de cette conversation nocturne, qui n’avait rien
d’une conversation.
– Qu’est-ce qu’il a dit ?
– Il a juste demandé à te parler, répondit
Angela. Il a demandé Erik Winter.
– Et qu’est-ce que tu lui as
dit ?
– Je lui ai demandé de quoi il s’agissait,
bien sûr.
– Alors ?
– Il n’a rien dit de plus.
– On va voir si on peut retrouver l’auteur
de cet appel, mais il y a peu d’espoir. (C’était quasiment
impossible.) Et tu n’as pas reconnu cette voix ?
– Non, mais je dormais à moitié. Je ne sais
pas… qui c’était.
Angela considérait le téléphone avec l’air de ne
plus jamais vouloir le décrocher. Le cauchemar était devenu réalité
dans sa propre chambre à coucher.
– Ce doit être un dingue, fit Winter. Un
faux numéro très probablement.
– Tu crois ça ?
– C’est possible.
– Si c’était un faux numéro, on ne dirait
pas ton nom, objecta Angela.
– Tout peut arriver.
– Il savait très bien où il appelait. Je ne
suis pas stupide à ce point.
La question venait de la porte. Winter vit se
découper la silhouette de sa mère.
– Un faux numéro.