44.
Ce cri paraissait remonter des profondeurs de
l’enfer, mais le choc résultant de la sonnerie fut encore plus
grand. Richardsson toisa le téléphone comme s’il espérait ainsi le
faire taire. Puis il tourna son regard vers Winter.
– C’est lui, fit ce dernier. C’est
Tiger.
Richardsson ne répondit pas.
– Il vous a donné cet appareil, n’est-ce
pas ?
Richardsson hocha la tête.
Le portable sonna de nouveau. Le signal faisait
penser à un avion sur le point d’atterrir. Ou alors un puissant
bateau à moteur à l’approche du rivage. Du ponton de Brännö. Un
bruit qu’on venait d’entendre, suivi d’un silence. Le meurtrier
était en chemin, remontant l’escarpement. Winter sentait le
pistolet contre sa poitrine, le froid de l’acier. Son corps, lui,
était chaud, bouillant.
– Répondez, il le faut. Prenez
l’appareil.
– Pourquoi ?
– Pour qu’il sache que tout est
normal.
– Ce n’est pas le cas.
– Répondez !
Richardsson sursauta. Il se traîna jusqu’au
tabouret, sur les genoux. On aurait cru un rituel religieux, un
rite de purification. Il se libérait d’une souillure. Ses genoux
laissaient leur trace sur le plancher recouvert d’une épaisse
couche de poussière. Des décennies de poussière, Winter le sentait
au picotement dans ses narines, il avait plusieurs fois manqué
d’éternuer. La poussière s’envolait maintenant par la porte
ouverte. Il regarda dehors. Un beau dimanche matin, qui s’était
maintenant bien établi. Le soleil régnait sur tout. Il y avait même
des ombres. Winter voyait l’ombre portée du toit sous lequel il se trouvait. Elle tomberait sur le
meurtrier lorsqu’il déboucherait du sentier.
– Allô ? Allô ?
Il entendait la voix de Richardsson derrière
lui.
– Allô ?
Winter se retourna.
– Il a raccroché, fit Richardsson.
Le portable sonna de nouveau.
– Allô ?
Winter perçut une voix dans l’appareil, comme un
bruit de moteur. Aucune parole, seulement un grondement montant et
descendant.
– Je suis là, dit Richardsson. (Il écoutait
son interlocuteur.) Je dormais. (Nouveau silence.) Je suis… épuisé.
(Silence.) D’accord. (Silence.) Je vous ouvre.
Richardsson remit le portable sur le tabouret
comme s’il lui avait brûlé la paume des mains. Il tourna les yeux
vers le commissaire :
– Il arrive. Il est au ponton.
– Seul ?
– Il ne m’en a rien dit.
Winter consulta sa montre. Une demi-heure encore
avant l’arrivée de la vedette des garde-côtes. Il sortit son
portefeuille et vérifia un numéro avant de le composer.
Aucune tonalité.
Il composa le numéro direct de Bertil. Aucune
tonalité. Halders. Rien. Chez lui. Non plus.
Richardsson le suivait du regard :
– Difficile d’avoir la communication. À
cause de la roche derrière la maison. C’est pratiquement impossible
d’appeler d’ici.
– Ah bon, qui avez-vous cherché à
joindre ?
– Tiger.
– Quand ?
– Quand… quand je suis arrivé. Quand… il
est parti.
– Pourquoi ?
– Il… il ne m’avait pas dit combien de
temps je devais rester.
– Vous mentez, répondit Winter, en avançant
d’un pas dans sa direction. C’est une question de vie et de mort,
Jan. Vous devez tout me raconter. Un assassin est en train de
monter ici. Pour vous tuer. Il essaiera de me tuer. Je ne peux
pas appeler de renforts. (Winter le fixa du
regard.) Qui avez-vous contacté ?
– Un… ami.
– Quel ami ? Où donc ?
– Ici…
– Sur l’île ? Vous avez appelé
quelqu’un sur l’île ?
Richardsson hocha la tête.
– Vous lui avez dit que vous étiez
ici ? Sur Brännö ?
Pas de réponse. Richardsson tendait l’oreille.
Ils ne pourraient pas l’entendre arriver. Au mieux ils le verraient
surgir au débouché du sentier. Mais Tiger avait peut-être son
propre chemin. Il glisserait le long de la roche derrière la maison
ou déboulerait d’un point cardinal encore inconnu.
– Qui est au courant de votre présence ici,
Jan ?
– Boris.
– Boris ? Qui est-ce ?
– C’est… le gardien du cimetière.
– Boris ? Boris Hjelm. Mais oui !
Je l’ai rencontré. Que lui avez-vous dit ?
– Rien…
– Rien ? Vous appelez après trente ans
de silence et vous ne dites rien ?
– J’ai juste dit que j’étais là.
– Pourquoi ?
– Je ne sais pas. J’avais peur. J’avais
peur !
– Que vous a-t-il répondu,
Boris ?
– Il… ne m’a pas dit grand-chose. Il n’est
pas très causant. Et puis il n’y avait pas grand-chose à
dire.
– Il est venu ici ?
– Non.
– Doit-il venir ?
– Non… nous n’en avons pas parlé.
– Vous lui avez parlé de Tiger ?
– Non. Je voulais juste… que quelqu’un
sache ma présence dans cette maison.
– Lui avez-vous donné ce numéro ?
demanda Winter en pointant vers le portable.
– Non, je n’ai pas osé.
Winter jeta un regard par la porte. Il aurait pu
sortir au soleil, grimper au sommet de l’escarpement et tâcher de
donner l’alerte. Faire des moulinets avec les bras, comme un
sémaphore, pour attirer l’attention d’un navire en bas. Mais il ne
survivrait pas à l’opération. Dans quelques minutes, Tiger serait sur place, prêt à se frayer un chemin
à travers la jungle pour le rattraper. Les tigres, ça connaît la
jungle, non ? Sauf que Tiger n’est pas vraiment chez lui. Qui
se sentirait chez lui dans un endroit pareil ? Dans ce ravin.
Avec cette mare. Une vraie tombe. Il retourna la formule dans son
esprit.
Une tombe.
Il regarda Richardsson. L’homme était terrorisé
d’être ici. Justement ici. Près de cette tombe. Si c’était le cas.
Se trouvait-il à proximité d’une sépulture ?
– Pourquoi cet endroit ?
demanda-t-il.
Richardsson ne répondit pas. Il avait le regard
fixé sur la porte, qui était restée ouverte. Winter alla la fermer.
Il se dirigea ensuite vers la fenêtre la plus proche et se posta
sur le côté. Avec un peu de chance, il pourrait passer inaperçu de
l’extérieur. Il se retourna vers le politicien.
– Pourquoi cette maison ? Cet
endroit ?
Richardsson secoua la tête. La pire des réponses
possibles. Dans le sud de l’Inde, c’était un signe d’acquiescement,
ailleurs ça voulait dire non. Entre les deux, ce geste pouvait
offrir bien des interprétations.
– Qui est le propriétaire ?
– Je ne sais pas.
– Tiger ?
– Je ne sais pas.
– Lorsque vous étiez jeune, lorsque vous
viviez sur cette île, qui possédait ce terrain ?
Richardsson ne répondit pas.
– Était-ce vous ? Votre
famille ?
Richardsson hocha lentement la tête, ce qui
signifiait peut-être « non » en grec, ou Dieu sait dans
quelles contrées. Winter était sûr de la réponse cette fois.
– Tiger est au courant ?
– Il… il ne me l’a pas dit. Je ne sais
pas.
Richardsson regarda brusquement autour de lui
dans la pièce, comme s’il la voyait pour la première fois. Mais ce
n’était pas le cas, loin de là. C’était la dernière fois,
Richardsson le savait. La dernière, quoi qu’il puisse
arriver.
Qu’était-il arrivé, l’avant-dernière fois ?
Car il était arrivé quelque chose ici même. Pas seulement à
Sandvik, Husvik, la mer, la colo, mais ici. Dans cette baraque
infernale. Le pan de roche juste au-dessus. Cette mare. La jungle.
Ce devait être la jungle déjà à l’époque. Une forêt
primitive.
Tiger le savait. Il savait
ce qui s’était passé, ou alors il avait deviné. Il a conduit ici
Richardsson. Il avait peut-être prévu d’emmener Edwards, lui aussi.
Pour confronter les deux hommes, qui n’en seraient pas à leur
première rencontre. Mais il avait perdu patience. Un incident. À
savoir Lars Bergenhem. Winter eut soudain l’impression qu’on lui
enfonçait un coin au-dessus de l’œil gauche. En pensant à Lars.
Comme si la douleur au bras gauche avait remonté vers la tête. Elle
gagnait par petites vagues, encore lentement, comme un bruissement
sur la plage. Ce n’était pas Lars. C’était la tension accumulée ces
derniers jours. Le manque de sommeil, de nourriture et de boisson.
De tout. L’attaque reprit, une vague plus forte. Il ferma les
paupières. Elle le recouvrit entièrement avant de se briser sur le
rivage qui se présentait maintenant sous la forme de rochers
coupants. Il pouvait à nouveau respirer. Il sentit sur lui le
regard de Richardsson. Il ouvrit les yeux.
– Qu’y a-t-il ?
– Ce n’est rien.
– Vous allez bien ? On ne dirait
pas.
– Je vais bien. (Il jeta un œil à la
fenêtre. Rien ne bougeait dehors. La vague restait tapie sous son
crâne, mais elle ne bougeait pas non plus.) Je vais bien. (Il se
retourna vers Richardsson.) Pour quelle raison pensez-vous que
Tiger vous a emmené ici ?
– Je ne sais pas.
– Vous le savez ! Répondez,
bordel !
La deuxième vague s’abattit sur son crâne comme
une barre de métal, l’assommant quelques secondes. Il faillit
perdre l’équilibre et chercha un appui. Ce devait être le mur. Le
vide. Il tomba. La chute lui parut longue. Il se rattrapa sur sa
main gauche. Oouuaaïe ! La
douleur fusait de partout, des taches rouges lui passaient devant
les yeux. Saisi d’une envie de vomir, il essaya de reprendre son
souffle. Il respirait difficilement mais parvint à endiguer la
nausée. Il sentait maintenant le sol sous son corps. Il chercha le
mur à tâtons.
Une fois debout, il ouvrit les yeux qui lui
piquaient sous l’effet des larmes, salées, comme s’il avait nagé
sous l’eau.
– Mon Dieu ! s’écria Richardsson. Vous
êtes malade.
Winter secoua la tête. À son tour. Il voulait
dire « non » mais c’était un « oui ».
– Il faut vous allonger.
La bonne personne au bon
endroit, songea-t-il. Le bon malade au bon rendez-vous. Tiger
n’aurait plus qu’à lui mettre le thermomètre dans la bouche.
– Ça… ça va passer, fit-il en s’appuyant
contre le mur de la main droite.
La gauche était maintenant inutilisable. Il
avait sans doute réussi à la casser.
Il tâcha ensuite de régler sa vue. Il voyait
double. Il referma un instant les paupières. Les choses se
clarifiaient. Ces lieux se réunissaient en un. Tout était calme, en
cette merveilleuse matinée d’automne. La végétation débordait de
vie, paraissant ne devoir jamais périr. S’il avait pu se sentir
dans le même cas !
Il fixa Richardsson :
– Que s’est-il passé ici ?
Le politicien le faucha du regard.
– Que vous a dit Tiger ?
Richardsson avait cessé de le voir. Les yeux
rivés sur la fenêtre, il s’était complètement raidi. Il pointa du
doigt. Winter se retourna lentement.
Jacob Ademar avançait à petits pas entre les
arbres.