21.
Les deux collègues étaient debout devant le
bureau de Winter. Ringmar l’avait rejoint au commissariat. Il
évitait de plus en plus la position assise : problème de dos,
tassement de vertèbres, à force de rester assis derrière sa table
de travail. Mais c’en était fini : ils restaient désormais
tous les deux debout.
– Tout semble montrer que Sellberg a été
tué un peu avant minuit, annonça Ringmar. Le rapport d’Eva dit que
c’est non seulement possible, mais probable.
– Il aurait pu sortir juste après.
– Le meurtrier ?
– Non, la victime, bien sûr !
– Tu veux dire avant la fermeture des
portes ? continua Ringmar sans sourciller. Ouais, à moins
qu’il ait fracturé la porte. Mais on n’a aucune trace
d’effraction.
– Avec une clé, suggéra Winter.
– Faudrait voir avec l’entreprise de
gardiennage.
– On n’a pas déjà vérifié ?
– Bien sûr que si ! sourit
Ringmar.
– Et du côté des propriétaires de
voitures ?
– Tu n’as pas lu les rapports,
Erik ?
– Je pense à haute voix.
– Ça m’arrive aussi. OK. Nous avons
soixante-douze places payantes au niveau supérieur, plus une place
réservée pour l’Institut Pédagogique et deux places handicapés. Au
niveau inférieur, cent vingt et une places. On peut aussi laisser
sa bagnole à la journée, à condition que le parking ne soit pas
complet. En ce moment, ça concerne cinquante-sept personnes, qui
paient un abonnement de mille cinq cents couronnes par mois.
Winter hocha la tête.
– À quoi ?
– Le prix : mille cinq cents couronnes
la place de parking.
– Ce n’est pas si terrible, à mon
avis.
– On ne vit pas dans le même monde !
Ils ont ouvert l’an dernier. Bon, t’es peut-être déjà au courant.
Et il n’y a pas de caméras de surveillance.
– Ce qui ne fait pas notre affaire,
enchaîna Winter.
– Le législateur estime qu’il faut nous
laisser un peu de boulot.
– Oui, mais ça nous simplifierait la tâche
qu’on généralise la télésurveillance.
– Ce serait mortel, répliqua Ringmar. D’un
ennui mortel.
Winter approuva d’un hochement de tête. On
perdrait tout le sel du métier. Il repensait à ce slogan qui
l’avait poussé à entrer dans la police : Deviens flic : Vois les dessous du monde. Une
caméra aurait déjà tout vu.
– Sur les cinquante-sept personnes qui
détiennent un permis de stationner, poursuivit Ringmar, trente-deux
avaient leur voiture au parking cette nuit-là. J’ai parlé avec
Möllerström avant de passer ici et il m’a confirmé qu’on les a déjà
tous auditionnés. Bien entendu, aucun ne sait quoi que ce
soit.
– Aucune bagnole en rade ? Un pauvre
type qui aurait laissé passer les douze coups de
minuit ?
– Non.
– Dommage.
– Rien, à part la caisse de Richardsson. Et
Sellberg.
– Qui pouvait bien m’espionner ?
s’interrogea Winter en s’étirant le bras comme pour un salut
romain. (Il se sentait ankylosé.)
– Morituri te
salutant, fit Ringmar.
– Ne plaisante pas là-dessus, répondit
Winter en rabattant le bras. (Il leva la main et se massa le front
un court instant.)
– Ça te fait mal ?
– Seulement quand je pleure.
– Bien.
– Je suis sûr qu’on me suivait.
– Pourquoi ?
Winter ne répondit pas. Il écoutait les cris de
mouettes derrière les vitres. Des rires de mouettes. Durant toutes
ses années d’enfance et d’adolescence sur les rochers, dans le
sud de l’archipel, jamais il n’avait
rencontré de mouette pleureuse.
– Pourquoi selon toi, Erik ?
– Il voulait me voir.
– Pour quoi faire ?
– Il avait un message. Un message en
rapport avec tout ça.
– Il ne voulait pas te tirer
dessus ?
– Non, il aurait pu le faire.
– Qu’est-ce que tu entends par « tout
ça » ?
Winter garda le silence. Voici qu’il entendait
une sirène dehors, comme une plainte. Elle annonçait des ennuis
pour quelqu’un.
Il se tourna vers Ringmar.
– Tu te rappelles ces coups de téléphone
anonymes qu’on a reçus, tous les deux ? Quelqu’un cherche à
nous joindre.
– Une personne en rapport avec le
meurtre ?
– Oui, et avec le reste.
– Pure intuition.
Winter restait silencieux.
– Pure intuition, répéta Ringmar.
– Non…
– Le meurtre aurait à voir avec le
reste ? Avec quoi exactement ?
– Les tirs contre la maison, voire les tirs
sur le pont, répondit Winter en consultant sa montre. Torsten
devrait recevoir des nouvelles du Labo central cet
après-midi.
– Hmm.
– Dans ce cas, ça dépasserait le stade de
l’intuition, sourit Winter.
– Il y a quelque chose d’effrayant dans
cette histoire, déclara Ringmar.
– C’est-à-dire ?
– On voit que tu n’as jamais rencontré
Bengt Sellberg. Dommage.
– Pourquoi ?
– Il était bizarre, ce type. Je ne
comprends pas comment il a pu se mettre en pétard contre son
voisin.
– Continue.
– Ce n’était pas vraiment son genre. J’ai
eu l’impression qu’il jouait la comédie.
– D’après sa sœur, il avait du mal à se
contrôler.
– Il jouait un rôle, reprit Ringmar comme
s’il n’avait pas entendu son collègue.
– Pour nous.
– Mais on n’était pas sur les lieux quand
il a menacé Ademar.
– On n’a pas assisté au spectacle.
– OK, c’était du théâtre. Ou alors un
puzzle, suggéra Winter.
– Non, non, ce n’est pas si simple.
– Un puzzle compliqué.
Il entendit à nouveau crier les mouettes. Elles
aussi, elles avaient été trompées par cet été indien. Il pensa aux
rochers, à la mer, au soleil. Il lui faudrait bientôt s’offrir une
petite escapade dans l’archipel.
– Parmi les pièces visibles, il y a
Richardsson et Sellberg, reprit Ringmar. L’un a disparu, l’autre
est mort. À moins qu’ils ne soient tous les deux morts.
– Non.
– Si tu le dis.
– Nous n’avons toujours pas réussi à
déterminer les relations exactes entre Jan et Bengt, constata
Winter.
– Tu les appelles par leur petit
nom ?
– Juste cette fois.
– Déterminer s’ils sont pédés, c’est
ça ? Et amants ?
– Oui.
– On y travaille, mais dans ces cas-là,
c’est toujours motus et bouche cousue.
– Je sais, Bertil.
– Tu t’imagines le scandale.
– De quoi il vivait, Sellberg ?
demanda Winter.
Il se dirigea vers le lavabo à l’autre bout de
la pièce, ouvrit le robinet et se regarda dans le miroir tout en se
lavant les mains – un réflexe quand il réfléchissait. Il avait les
yeux rougis : manque de sommeil. Comme n’importe quel parent
d’enfants en bas âge. Sa femme était jeune et forte et lui-même
n’avait pas atteint la cinquantaine. En plus, il avait limité le
whisky cette semaine.
Il se retourna :
– Sellberg ne travaillait pas. Il ne
touchait pas d’allocation chômage. Ni aucune aide sociale. Mais
depuis cinq ans, il était propriétaire et payait régulièrement ses
traites.
– Il était financé par quelqu’un, conclut
Ringmar.
– Par qui ? Richardsson ?
– Par qui d’autre ? La femme de
Richardsson ?
Ringmar haussa les épaules.
– Ou alors c’était de l’argent sale,
continua Winter. Des revenus non imposables. Ni vu ni connu.
– Mais des revenus importants.
– Il n’avait pas l’air bien riche.
– On n’en sait rien.
– Il faut fouiller son passé, déclara
Winter. Remonter dix, vingt, trente ans en arrière.
– Qui s’en occupe ?
– C’est moi.
Il prit la route Danoise et s’apprêtait à
tourner en direction de la rue Lovisa lorsque son téléphone se mit
à sonner. Il se gara sur le bas-côté, juste devant une boulangerie
artisanale. L’air embaumait le pain chaud.
C’était Öberg à l’appareil :
– Tiens-toi bien, Erik.
– Je ne bouge pas.
– La même arme. Un pistolet Tokarev.
– Contre la baraque et dans le
parking ?
– Oui. Et dans la bagnole sur le
pont !
– Tu rigoles ?
– Jamais sur un tel sujet.
– Tu es donc en train de me dire que la
même arme a été utilisée dans les trois cas ?
– C’est le Labo central qui le dit. Je ne
suis qu’un messager. Ne me tire pas dessus.
– On a déjà assez de coups de feu, sourit
Winter. Mais je pense qu’il y en aura d’autres.
– C’est quand même dingue ! fit
l’expert. Le Labo est en train de consulter la base de données
internationale maintenant.
Winter savait ce que cela signifiait. On avait
pu trouver d’autres balles ailleurs provenant de la même
arme.
Mais pour l’instant, ils avaient déjà assez à
faire avec ce qu’ils venaient d’apprendre.
Il pensa à Roger Edwards, le propriétaire de la
Lexus abandonnée sur le pont par un beau soir d’automne. Il avait
récupéré sa voiture, mais comme à contrecœur. Là aussi, c’était étrange : on aurait dit qu’elle lui
rappelait un mauvais souvenir. Sans doute, s’il avait été visé par
ces coups de feu. Ou s’il avait visé quelqu’un. Mais quel rapport
avec Sellberg ? Et avec Richardsson ? Avec l’écrivain,
Ademar ? Y avait-il plus qu’une querelle de voisinage
là-dessous ? Winter savait aussi qu’il pouvait être dangereux,
dans une enquête préliminaire, de chercher des liens qui
n’existaient pas. Edwards s’était fait voler sa voiture et on avait
commis un acte qui n’avait rien à voir avec lui. Dans le Milieu, on
avait de quoi, mais il arrivait qu’on utilise le même pistolet à
trois occasions différentes. De toute façon, le crime était souvent
une question d’opportunité, plus qu’une opération rationnelle,
telle qu’on la conçoit dans le monde « normal ».
– Merci Torsten.
Il avait dû baisser la vitre sans s’en rendre
compte, car l’odeur de boulange était devenue… irrésistible. Il
alla s’acheter une brioche parisienne. Une fois sur le trottoir, il
la sortit de son sachet. C’était l’une de ses pâtisseries
préférées : sous le glaçage, une consistance moelleuse et la
surprise de la crème vanille comme une faveur supplémentaire. Il
prit une bouchée. Il lui restait du sucre sur les lèvres. Quelques
minutes plus tôt, il avait eu envie d’un cigare, mais voilà qui
était plus sain, du moins pour ses poumons. Il prit une seconde
bouchée et vit Berit Richardsson passer dans une Clio bleue.
C’était elle. Il avait reconnu son profil mais
elle ne paraissait pas l’avoir vu : il s’était mis à l’ombre,
sous l’auvent de la boulangerie. Le soleil tapait fort. L’asphalte
reluisait. Elle ne devait pas voir grand-chose derrière son
pare-soleil. Suffisamment tout de même pour s’orienter sur le
rond-point et mettre le clignotant à gauche. Elle n’habite pas
là-haut, s’étonna Winter. Elle se dirige vers la rue Lovisa. La
maison de Sellberg. Comme moi. Il rangea dans le sachet le reste de
la brioche et regagna sa voiture sous une lumière implacable. Il
quitta la route Danoise et suivit la Clio de Berit qui était
parvenue au sommet de la butte. Elle tourna à droite puis à gauche
et encore à droite avant d’entrer dans la rue Lovisa. Winter se
gara une dizaine de mètres avant le croisement, derrière une
voiture en stationnement. Il voyait à travers les jardins. Berit
Richardsson dépassa la maison de Sellberg, toujours empaquetée dans
la bande-police, puis celle d’Ademar, et fit marche arrière au bout
de l’impasse. Elle conduisait lentement. Winter ne pouvait se
rendre compte si elle regardait en direction
des maisons qu’elle longeait, à cause du contre-jour. Elle avait
toujours le soleil dans les yeux quand elle dépassa sa voiture. Il
se recroquevilla sur son siège.
Une fois qu’elle se fut éloignée, il fit faire
un demi-tour à sa Mercedes.
Plus bas sur la route Danoise, il la vit passer
devant l’Institut Catholique et continuer vers Bö, par le même
chemin qu’elle avait dû emprunter à l’aller. Il n’y en avait pas
pour longtemps de chez elle à la rue Lovisa, ni à vol d’oiseau ni
par la route.
La sonnerie de son portable retentit.
– Oui ?
– Erik !
– Bonjour maman !
– C’était un peu compliqué, mais ça y est,
j’ai trouvé un billet d’avion pour demain soir.
– Bien, maman.
– Il me tarde de vous revoir.
– Nous aussi.
– Comment vas-tu, Erik ? Je te sens un
peu distant.
– Je suis en pleine filature, maman.
– Oh là là ! Ça se dit encore, filer
quelqu’un ?
– En tout cas, la clientèle ne manque pas à
Göteborg.
– Vous avez toujours beau
temps ?
– Oui, à se demander quand ça finira.
– Je me sentirai moins dépaysée. En tout
cas, j’arrive ! Lotta est adorable de m’héberger pour le
début.
Pour le début. Il sentait que le retour serait
définitif. Un sacré changement pour lui aussi. Après toutes ces
années.
Il se déplaçait aussi discrètement que possible.
L’autre l’avait-il repéré ? Non, il n’était pas visible.
L’autre apparaissait comme une silhouette noire se découpant dans
la pénombre.
Il s’éloignait : il avait tourné au bout de
cent mètres puis il avait continué à monter la butte. Il n’avait
pas l’air pressé : il avait fait une halte et parlait tout
seul, enfin, dans le micro de son portable. Dans le temps, il n’y
avait que les dingues pour parler tout seuls dans la rue.
J’ai une mission, encore une, pensa-t-il.
Je dois la remplir.
L’autre s’était tout à coup retourné au sommet
de la butte, comme s’il avait deviné qu’il était suivi.
Mais il ne me voit pas.
Personne ne me voit.
Personne ne m’entend.
Pour l’instant.
Winter dépassa la villa des Richardsson.
Derrière la grille, la Clio portait le même numéro
d’immatriculation.
Il fit demi-tour au carrefour suivant et se gara
devant la maison.
Personne ne répondit à son coup de sonnette. Il
essaya une deuxième fois, sans succès.
Un chemin pavé partait de l’escalier vers la
gauche. Winter descendit les marches et le suivit jusqu’à l’arrière
du bâtiment. Il déboucha sur un patio exotique, planté de bambous
et d’un genre de palmiers nains.
La pelouse verte et bien entretenue s’étendait
jusqu’à une grande haie qui jouxtait le terrain voisin. Winter
regarda autour de lui. C’était ici qu’il avait vu l’enfant,
l’espace d’un instant, comment s’appelait-il… il l’avait sur le
bout de la langue.
Quelque chose bougea dans le coin de son œil
droit.
Il se retourna.
Derrière la vitre, le gamin le fixait du
regard.