20.
Bergenhem le vit arriver de l’autre côté de la
vitre. Il avait dû tourner à l’angle du quai des Machines.
L’inspecteur jeta un regard circulaire dans la salle. Elle avait
commencé à s’emplir. Mais qui pouvait se soucier d’eux ?
L’homme franchit la porte. Il l’avait aperçu par
la baie vitrée, lui aussi. Il tendit les bras, comme pour une
accolade.
– Pas ici, Samuel.
L’autre sourit :
– Tu ne pouvais pas trouver plus original
comme formule ?
Bergenhem se rassit.
La serveuse revint à la charge. Elle pouvait
passer pour nipponne. C’était la première fois qu’il se rendait
dans un restaurant japonais. La vogue avait pourtant déferlé sur la
Suède depuis un bon moment et les sushis étaient devenus presque
aussi courants que les saucisse-purée, mais Lars avait un problème
avec le poisson cru. Sur ce point, il était loin d’être tendance.
Poisson cru, riz collant, algues poisseuses, il ne comprenait pas
qu’on puisse apprécier. Surtout le saumon cru. On en avait déjà
plus qu’assez sous toutes ses formes préparées.
– Qu’est-ce que tu prends ? demanda
Samuel.
– Il y a autre chose que des
sushis ?
La Jap lui tendit la carte. Il ne bougea pas un
cil. Samuel s’en saisit.
– Du cuit, précisa Bergenhem.
– Tu es vexant.
– Tu trouves ?
Il regarda la jeune femme. Elle souriait. Samuel
consulta rapidement la pochette recouverte de plastique luisant
rouge et blanc.
– C’est quoi ?
– Du thon grillé. Revenu dans une sauce de
soja et de vin japonais.
– Du thon à la poêle ? C’est pas cru
au milieu ?
– Bien sûr que si, c’est immangeable sans
ça.
– Je préfère éviter.
Samuel rendit la carte à la
serveuse :
– Un sushi medium et un yakitori.
– C’est-à-dire ? fit Bergenhem d’un
air méfiant.
– Brochettes de poulet grillé.
OK ?
– Si elles sont bien cuites.
– Même ici, tu peux être tranquille.
– Bien.
– Qu’est-ce que tu bois ?
– De l’eau minérale. Plate.
Samuel commanda la même chose, et la jeune femme
s’éloigna.
– Alors comme ça, tu ne manges pas de
sushis ? Tu ne survivras pas longtemps dans le monde gay avec
un pareil handicap.
– Je ne compte pas y vivre. Encore moins y
survivre.
– Ah bon ?
– Tu as quelque chose pour moi ?
Samuel jeta un œil à l’activité des chantiers de
construction de l’autre côté de la rue. On aurait dit qu’une cité
entière allait sortir de terre. Ici devait se développer une ville
nouvelle, séparée du vieux Göteborg par le fleuve. Peut-être
évoluerait-elle mieux que la première.
– Richardsson n’est pas un inconnu, déclara
Samuel, le regard toujours rivé sur les pelleteuses et les grues de
chantier.
– Il me semblait bien.
– Sur l’autre, j’en sais nettement
moins.
– Sellberg. Son nom, c’est Sellberg.
– Je ne peux pas te dire s’ils étaient
ensemble ; ceux que j’ai interrogés non plus.
– Combien tu en as interrogé ?
– Autant qu’il y en a pour répondre à des
questions, répondit Samuel en ramenant les yeux vers
Bergenhem.
– Tu as déjà dû le rencontrer, ce
Richardsson, non ?
– Tu me fais une crise de jalousie,
Lars ?
– Pas du tout.
– Comment ça ?
– Tu l’as peut-être croisé. Tu vois ce que
je veux dire.
– Ta gueule.
– Tu veux que je la ferme ? Je croyais
que tu avais besoin d’infos.
– Ferme-la et crache-moi l’info.
– Ça s’appelle faire le ventriloque.
– Revenons à Richardsson. Qu’est-ce que tu
sais sur lui ?
– Il aime les garçons.
– J’avais cru comprendre.
– Les très jeunes garçons.
– Sellberg n’est pas vraiment un ado.
– Ils avaient peut-être un business
ensemble.
– Un business ? De quel
genre ?
– Tu ne peux pas te faire une idée tout
seul ?
– On a fait des recherches sur ce vieux
vicelard, répliqua Bergenhem. Il ne figure pas dans nos registres.
Rien de louche non plus dans ses ordis. Et les patrouilles de
quartier ne le reconnaissent pas.
– Vous avez déjà eu le temps de
vérifier ?
– Oui.
– Eh bien, je ne sais pas, fit Samuel en
jetant un regard à la serveuse.
De derrière le comptoir, elle lui sourit avec un
hochement de tête.
– Aucun de tes potes n’a la moindre idée de
l’endroit où il peut être ? reprit Bergenhem.
– Pour l’instant, aucun.
– Je pense qu’il est quelque part en
ville.
Samuel leva son verre d’eau.
– On fait un break chez moi après le
déjeuner ?
***
Sa sœur n’avait toujours pas allumé. Mais il
connaissait bien cette cuisine. Lotta avait changé le frigo et le
congélateur, la cuisinière et le four, mais il aurait pu se
promener à l’aveugle entre ces murs.
– Dans le temps, on aimait bien rester
assis à cette table, dit-elle d’une voix qui résonna inutilement
fort dans la quiétude du soir.
– Comment ça ?
– On laissait venir
la nuit. Toi et moi. Au moins une fois par semaine, on attendait
que le jour tombe, sans allumer.
– On était calmes à ce point ?
– Apparemment.
– J’avais oublié.
– Vraiment ?
– Il… me semble. Je ne me rappelle pas
grand-chose de cette époque-là. Ça m’ennuie. Je devrais.
Sûrement.
– Toi qui te souviens de tout
d’habitude.
– C’est peut-être un problème au
cerveau.
– Un problème ?
– J’ai parfois sacrément mal au crâne. Ça
vient et ça repart tout seul.
– Ça dure depuis longtemps ?
– Quelques mois.
– Non ? Qu’est-ce qu’elle en dit,
Angela ?
– On… elle croyait que c’était la migraine.
J’ai des médicaments. Mais ça m’a l’air d’être autre chose.
– Tu m’inquiètes vraiment.
– Ce n’est pas une tumeur.
– Comment tu le sais ?
Il ne répondit pas.
– Mon Dieu ! Et tu ne m’avais rien
dit ! Tu en as parlé à maman ?
– Non. C’est rien.
– Ah vous, les hommes ! Bien sûr qu’il
y a quelque chose, sinon tu n’aurais pas mal.
– C’est juste le stress. Personnellement je
ne me sens pas stressé, mais le cerveau fait parfois sa petite
crise.
– Ce genre de choses, ça peut conduire à un
accident vasculaire, ou à une congestion cérébrale.
– Merci.
– C’est toi qui as commencé à en parler. Je
ne peux pas rester indifférente, tu comprends bien.
– Comment on y est arrivés ?
– C’est toi qui me l’as dit. Que tu avais
peut-être un problème au cerveau.
– J’avais oublié.
– Tu me fais marcher, Erik ?
– Juste un peu.
– Et pour le mal de tête ?
– Non.
– Il faut que vous fassiez quelque
chose.
– Quand ?
– Si je le savais, j’y serais déjà. À quand
ça remonte, la dernière fois que tu as eu des nouvelles de
Benny ? demanda Winter.
Il ne distinguait plus le visage de Lotta. Elle
était assise trop loin de la fenêtre et l’éclairage de rue était
faible. On était dans un vieux quartier isolé de la ville. Les gens
d’ici préféraient se faire oublier et vivre comme dans l’ancien
temps.
– Je ne veux pas parler de lui,
répondit-elle. Tu le sais très bien. Je ne veux plus jamais
entendre son nom.
Benny Vennerhag. L’un des vétérans de la pègre à
Göteborg. À la haute époque, les gangsters étaient des Suédois, des
Polonais parfois. La sœur de Winter avait eu une liaison avec
Benny. C’était avant les enfants, bien sûr. Mais lui n’avait pas
oublié. Il avait commis un impair envers elle qu’il ruminait depuis
lors et qu’il tenait à réparer. Leur histoire avait duré quelques
années avant que Lotta n’y mette fin. Cependant Benny n’en avait
pas fini avec elle. Il avait tout de même cessé de lui envoyer ses
« messages », comme il disait. Winter avait dû lui casser
la figure dans sa propre piscine, manquant de le noyer, sept à huit
ans auparavant. Ils étaient à la recherche d’Halders, kidnappé par
d’autres gangsters. Benny avait au moins une petite idée de ce qui
s’était passé. Maintenant encore, il pouvait savoir quelque chose
sur Sellberg et Richardsson. Sur l’arme du crime. D’après les
renseignements de Winter, il était encore très introduit dans le
Milieu à Göteborg. Une sorte de parrain à la suédoise. Winter ne
l’avait pas revu depuis cet épisode musclé. Il savait que Benny
avait régulièrement affaire à la police, mais il avait pris soin de
se tenir à distance de cette vieille connaissance. Voici qu’il
s’intéressait de nouveau à lui.
– J’aimerais assez lui parler, déclara-t-il
en espérant avoir bien amené le sujet.
– Tiens-moi à l’écart de tout ça.
– Naturellement.
– Tu penses avoir… accès à cette crapule
grâce à… moi. Je n’aime pas ça, Erik. Tu ne peux pas éviter de le
voir ? Fais-le pour moi. C’est vraiment nécessaire que tu le
revoies ?
– Si je le fais, je ne prononcerai même pas
ton nom.
– Tu crois qu’il pourra s’en empêcher,
lui ?
Juste à ce moment-là, ils
entendirent s’ouvrir la porte d’entrée. Une voix pénétra comme un
rayon de lumière dans la pénombre de la cuisine :
– Oncle Erik !
Le vent soufflait doucement sur Saltholm. Il
avait marché depuis Långedrag, en remontant la rue de Saltholm où
vivaient les riches. Gamin, il aurait fait ce trajet à la course,
avec les vives enjambées de celui qui s’élance vers la vie.
Désormais, il avait à peine la force de marcher. À quoi bon ?
N’importe lequel de ces types qui le croisaient en voiture pouvait
faire partie de ses ennemis. Il était cerné. L’ennemi avait gagné
sur lui. Quoi qu’il fasse, il était battu.
Il attendait le ferry. Encore un quart d’heure
avant le départ. D’autres personnes attendaient de pouvoir quitter
la terre ferme. Il tâcha de ne pas les regarder. On ne le
reconnaissait pas, apparemment. Il jeta un regard circulaire. Ce
n’est pas de la paranoïa quand on est vraiment pourchassé. Son
regard se projeta au-delà de la baie, vers l’île, dont il
distinguait le sommet. Cela faisait des années qu’il n’avait pas
fait l’ascension. Petit, il avait l’impression d’être au sommet du
monde une fois là-haut.
Il embarqua et prit l’escalier qui montait vers
le pont supérieur. Personne. Le ciel au-dessus de lui était aussi
bleu qu’en plein été, plus bleu même. Le ferry largua les amarres
et glissa le long du chenal. Les mouettes tournoyaient au-dessus de
sa tête. Il vit une silhouette, debout sur les rochers, à sa
gauche. Un homme. Ce dernier leva la main. C’est moi qu’il salue,
frémit-il. C’est un signe. L’homme restait posté sur le rocher, le
bras en l’air. Il ne lui rendit pas son salut. Le bateau prit de la
vitesse. Il sentait le vent dans ses cheveux. On se serait cru en
pleine mer, sauf que la vraie mer commençait plus bas, au sud de
Vrängö. Il avait envisagé de s’installer là-bas, fut un temps. De
s’éloigner le plus possible, sans quitter complètement la ville.
Mais c’était avant. Quand il avait encore le choix.
Il sentit vibrer son portable contre sa
poitrine. Il ne l’avait pas entendu sonner. Il ne voulait pas
l’entendre. Mais il était obligé de le porter.
– Oui ?
– T’es où ?
– Nulle part.
– Pas moi.
– Un moteur diesel de bateau. Tu vas
là-bas, c’est ça ?
Il garda le silence.
– C’est la première fois ? Depuis
cette fois-là, je veux dire.
Nouveau silence.
– C’est pas ça qui t’aidera.
– Qu’est-ce qui pourra m’aider ?
répliqua-t-il.
Il avait presque crié ces mots. Il y était un
peu obligé. Il avait sans doute crié. Personne ne pouvait
l’entendre. Dans le sud de l’archipel, personne ne t’entend
crier.
– On n’en a pas fini, lui dit la voix au
téléphone, une voix clairement audible. Tu n’imaginais pas que
c’était fini, n’est-ce pas ?
***
Les camions se présentèrent à l’heure dite. Ils
prenaient les rues de derrière pour rejoindre les entrepôts. Il
s’étonnait chaque fois qu’elles existent encore, ces rues. On se
serait cru dans l’ancien temps, celui du chantier naval. Quand il
accompagnait le paternel. Gamin, il avait pris ces rues avec lui.
Il s’en rappelait. Il devait construire des bateaux, comme papa.
Ils travailleraient ensemble. Papa serait toujours là.
Il leur faudrait environ une heure pour
décharger. Il voulait être sur place ce soir, il ne savait pas
vraiment pourquoi. Il se sentait nerveux. Peut-être parce qu’avec
un ciel dégagé comme ça, il ne ferait jamais complètement noir.
Mais c’était pas nécessaire, vu que personne ne viendrait les
chercher par ici. Ça l’étonnait parfois. Ils auraient pu se faire
repérer. Mais la police ne se baladait pas dans le coin. Trop
évident peut-être. Et trop risqué. Les portes glissèrent. Il gara
la voiture à l’intérieur, mit pied à terre et jeta un regard
circulaire. Il régnait une odeur de poussière et de fer qui lui
rappelait son enfance. Il était juché sur les épaules de son père.
Fer, poussière et feu. Des flammes gigantesques. Un boucan du
diable. Un millier d’hommes bossaient ici à la sueur de leur front.
Un truc qu’il n’avait jamais fait. Il se l’était juré. Il ne
travaillerait jamais pour cette société de merde, pour ce pays de
merde. Il travaillerait contre eux. Il se rappelait le type qui
était venu chez eux de la part de la direction. Il était assez
grand pour voir que le type les méprisait. Il
ne pardonnerait jamais. Il se vengerait, à sa manière. Il avait
plutôt bien réussi.
Personne ne causait. Les paquets luisants
volaient pour ainsi dire sous la blancheur des néons. Quinze vingt
gars, deux trois visages inconnus.
– Content, Tiger ?
Il sursauta presque. Il ne l’avait pas entendu
s’approcher, trop occupé à suivre l’opération.
Il répondit d’un hochement de tête.
– On sera prêts d’ici un quart
d’heure.
– Bien.
– Tu me rejoins à l’hôtel ?
– Non.
– Et cette bagnole ?
– Quelle bagnole ? (Il se retourna.
L’autre avait le sourire aux lèvres, c’était juste une blague. Il
n’appréciait pas trop.) J’ai pas de problème avec ma bagnole.
– Tu l’as retrouvé, le type qui s’est fait
la malle ?
– Pas encore.
– Bonne chance.
– C’est pas une question de chance.
En rentrant de Hagen, Winter se disait qu’il
aurait bien parlé avec Lotta de deux ou trois choses encore ;
le temps lui avait manqué pour le faire. Ou alors il avait
tellement hésité qu’à la fin il était devenu trop tard.
Mais il ne rentra pas directement. Il continua
tout droit sur Sprängkullsgata puis il tourna à droite dans Allén.
Il dépassa Heden, le stade d’Ullevi et remonta vers Lunden. Le ciel
au-dessus de lui était bleu clair, traversé de nuages noirs. Une
vraie soirée d’automne.
Il se gara devant la maison de Sellberg. Sur la
droite, à la hauteur du petit bosquet, la bande-police renvoyait
des reflets bleus et blancs. Les experts n’avaient pas encore
abandonné le site, mais il ne pensait pas qu’on y ferait d’autre
découverte. Une douille, c’était déjà bien. Winter alla se placer
devant l’arbre. C’était de là que les coups étaient partis. On
apercevait la rue, la maison et les arbres du jardin derrière. Il
sortit son Sigsauer et le leva pour viser. Il espérait ne pas avoir
de public. Il lui manquait un détail dans sa ligne de mire :
l’écrivain, Jacob Ademar. S’il avait vraiment assisté à la scène.
C’était peut-être faux : mensonge ou fiction. Winter baissa son arme. Pourquoi Ademar
aurait-il inventé tout ça ? Pour se protéger ? L’avait-il
trop vite laissé s’échapper ? Non, il n’avait pas disparu.
Bien sûr, il était à Stockholm, mais ça restait dans le pays. Même
si les gens de la capitale voyaient ça autrement… Winter rangea le
pistolet dans son étui à l’épaule et traversa la rue. La maison
était couverte de cette bande-police qui lui donnait l’air d’être
parée pour une grande occasion : mariage, baptême… pour des
funérailles plutôt. Quand quelqu’un meurt, la police vient poser
des guirlandes bleues et blanches.
Il remonta l’allée jusqu’à la maison. Une fois
sur le perron, il hésita. Winter n’avait jamais vu Sellberg vivant.
Un type irascible, mais qui avait cherché une forme de paix ici.
Pour échapper à ses démons peut-être. Ça ne l’avait guère aidé en
tout cas.
Il avait emporté les clés de la maison. Il
ouvrit la porte et pénétra dans un grand hall qui conduisait à une
vaste salle de séjour donnant sur le jardin. Le faisceau de sa
lampe-torche entamait largement l’obscurité régnante. Il
poursuivit. Tout était silencieux. La rue était si écartée qu’on se
serait cru dans une ferme isolée au fin fond de la campagne.
Tout à coup, la sonnerie de son portable déchira
le silence.
– Oui ?
– Bonsoir, ici une représentante de ta
famille.
– J’entends ça.
Il avait baissé le faisceau de sa lampe, braqué
maintenant sur ses chaussures. Il s’achèterait une nouvelle paire à
l’occasion de leur escapade à Londres. Il emmènerait Steve chez son
chausseur de Mayfair. Son collègue se paierait une bonne tranche de
rire à défaut de godasses. Personnellement, il ferait sa commande.
Le confort plantaire, c’était trop important pour se contenter de
chaussures anonymes.
– Tu es où, Erik ?
– Dans une maison vide et sombre. La maison
du mort, pour tout dire.
– Sympathique.
– Je ne tarderai pas à rentrer.
– Je t’attends depuis une heure.
– Excuse-moi.
– Les filles n’en pouvaient plus, je les ai
fait manger.
– On en aura d’autres, des soirées
ensemble. Dès demain.
– Mais tu auras toujours de nouvelles
« visites » à faire.
– Une intuition ?
– Oui.
– Qui te disait ?
– Que je devais passer ici. Chez Sellberg.
Celui qui s’est fait tuer.
Il s’abstint de préciser qu’il s’était fait
donner les clés au commissariat. Même si ça relevait déjà de
l’intuition.
– Pourquoi ce besoin de te rendre sur
place ?
– Je… je ne sais pas encore.
– Bonne nuit, Erik.
Elle raccrocha. Il contempla l’appareil qui
finit par cesser de luire. Il le rangea dans la poche de sa veste
et releva sa lampe-torche. Pourquoi ce besoin de venir ici ?
Parce qu’il restait trop de questions autour de cette maison. Si
l’on avait voulu tirer sur Sellberg… pourquoi avoir d’abord envoyé
ces tirs d’avertissement contre la façade ? Winter ne pensait
pas que ces tirs étaient destinés à Ademar. Pas à ce moment-là. Pas
encore ? Était-il impliqué le moins du monde dans cette
affaire ? Non, sinon qu’il habitait la maison voisine. Il
avait dit vouloir déménager, mais ce n’était pas encore fait.
Peut-être la mort de Sellberg avait-elle suffi à le tranquilliser.
La mort de l’autre. On aurait dit un titre de polar. Il fallait
qu’il tuyaute Ademar là-dessus. Quoique… Ademar n’écrivait pas de
polar, mais des docudrames. Il écrivait sur la mort, la vraie. Sur
sa sœur.
Le commissaire s’attarda dans la cuisine. Ça
sentait quelque chose. Il n’avait rien remarqué en entrant dans la
pièce, à part une vague odeur de poussière, de froid. Mais il
flottait comme un relent… Winter fit glisser le faisceau de sa
lampe le long des murs…
Une porte venait de s’ouvrir dans la
maison !
Il faillit laisser tomber sa lampe. Le faisceau
dessina des zigzags jaune pisseux sur les murs de la cuisine.
Il se rua dans le hall. La porte d’entrée était
fermée. Il sentit un filet d’air lui passer sur le visage. Dans la
pénombre, il distingua un rectangle plus clair au fond du séjour.
Il braqua sa lampe-torche dans cette direction : la
porte-fenêtre donnant sur la terrasse battait sous l’effet du vent.
Ça commençait à souffler dehors. Winter n’avait pas senti de
courant d’air en arrivant. Il l’aurait bien vu, si une porte avait
été ouverte. Il se précipita dans le séjour et franchit la porte
qui donnait sur la terrasse. Il balaya la zone plusieurs fois de
suite avec le faisceau de sa lampe, mais
n’aperçut que des arbres, des buissons, une pelouse, un bout de
ciel. Rien d’autre. Il s’arrêta et s’efforça de retenir son souffle
pour mieux écouter. Un bruit de pas ? Là, dans la rue ?
Bon sang, mais bien sûr que oui ! Il courut sur la gauche et
contourna la maison. Il vit sa voiture, garée sous un morne
réverbère. Une silhouette se découpait à quelque distance de là.
Elle avait déjà atteint le bosquet d’arbres qui couronnait la
butte.
– Ohé ! Ohé, arrêtez-vous !
Police !
C’était évidemment inutile. L’individu qui se
trouvait dans la maison savait bien qu’il y avait pénétré et se
doutait sûrement qu’il était un policier. Ensuite, personne ne
s’arrêtait sur un ordre de la police à moins d’y être
contraint.
Winter courut à la poursuite de la silhouette.
Des villas bordaient la rue des deux côtés. Il choisit la gauche,
sauta par-dessus une haie, se retrouva de l’autre côté du bosquet,
qui ne faisait qu’une centaine de mètres carrés. D’autres villas
s’étageaient sur la butte en descendant vers la ville. Leurs
lumières composaient comme un ciel étoilé. Il eut beau tendre
l’oreille, il n’entendait plus rien. Cela devenait difficile de
distinguer un bruit dans la rumeur confuse du trafic urbain. Le
bosquet isolait le flanc nord de ce grondement. L’inconnu lui avait
échappé, Winter le savait. Il poursuivit néanmoins son chemin en
arc de cercle autour du petit bois. Il sortit son portable et
composa le numéro du commissariat central. Il était essoufflé et
ressentait des tiraillements dans les mollets. Très mauvais de ne
pas faire d’échauffement avant l’effort. Quelqu’un avait pris ses
quartiers dans la maison du mort. Encore un bon titre pour un
polar : La Maison du mort. Il
résuma les faits au collègue de garde, puis il composa un autre
numéro.
– Ringmar.
– Je viens de courir un deux cents mètres
haies.
– Quelle heure il est ?
Ringmar avait une voix ensommeillée. Déjà
couché ? Winter consulta sa montre. Oh là !
– J’ai trouvé quelqu’un chez
Sellberg.
– Tu es là-bas ?
– Un type qui vient de se tirer.
– Ah merde ! C’est louche !
– Tu n’aurais pas bu, Bertil ?
– Si. Alors tu dis…
– Il cherchait à se cacher, à mon
avis.
– Peut-être. Ou un meurtrier.
– Ou alors un politicien.
– Voire une seule et même personne, glissa
Winter.
– Richardsson ? Mais pourquoi choisir
précisément la maison de Sellberg ?
– Il n’avait peut-être pas le choix,
Bertil.
Winter repensait à cette odeur qu’il avait
sentie dans la maison. Un relent de peur. Une vague odeur de sueur
froide.