Comment le général de Gaulle m’envoya en Suisse…
Le Vietnam possédait de bonnes universités où l’on pouvait étudier les sciences expérimentales et devenir ingénieur, médecin ou pharmacien. Mais il n’en était pas de même pour les sciences fondamentales comme la physique. Il me fallait donc aller à l’étranger pour poursuivre mes études supérieures. À cette époque, le gouvernement vietnamien du Sud accordait encore des sursis aux bons élèves, retardant leur service militaire jusqu’à la fin de leur cursus. Formé dans un lycée français, la France fut naturellement le pays de mon choix. Mes professeurs m’avaient fait miroiter la possibilité d’aller à Paris pour faire les classes préparatoires et passer les concours des grandes écoles françaises, comme l’Ecole normale supérieure ou l’Ecole polytechnique. Sur leurs conseils, je m’inscrivis au lycée Louis-le-Grand qui m’accepta en classe préparatoire pour la rentrée de septembre 1966. Mais le destin intervint.
Juste avant mon départ pour Paris, le général de Gaulle prononça le 1er septembre 1966 son fameux discours de Phnom Penh, lors d’un voyage au Cambodge. Dans son allocution, le président français disait haut et fort qu’il fallait faire du Sud-Est asiatique une zone neutre (« non alignée », selon les termes du Général) et libre de toute influence étrangère. En d’autres termes, les États-Unis devaient se désengager immédiatement du Sud-Vietnam et laisser les Vietnamiens régler entre eux un conflit interne. Rétrospectivement, l’histoire a donné raison à de Gaulle. Mais sa déclaration ne fut pas du goût du gouvernement de Saigon, lequel, bien conscient que sans l’appui des troupes américaines il ne pouvait résister militairement à son voisin du nord, décida de rompre les relations diplomatiques avec Paris. Il était désormais interdit à tout ressortissant vietnamien de se rendre en France, a fortiori pour y poursuivre des études. Mes plans si soigneusement élaborés tombaient brusquement à l’eau !
Il fallut vite trouver une solution de rechange. Une sage décision était d’aller étudier dans un pays francophone en attendant que les relations entre le Vietnam et la France s’améliorent et que la situation se débloque. Je choisis donc au dernier moment la Suisse romande, d’abord parce qu’à Lausanne existait une école d’ingénieurs réputée, l’École polytechnique de l’université de Lausanne (EPUL), ensuite parce que j’avais de la famille à Genève, un de mes oncles étant l’ambassadeur du Sud-Vietnam aux Nations-Unies. J’arrivai ainsi, fin septembre 1966, à Lausanne. C’était mon premier voyage à l’étranger. Outre le choc culturel, l’éloignement de la famille et le froid de l’hiver suisse, ce qui me frappa le plus dans ma nouvelle vie, ce fut l’indicible sentiment de sécurité que je ressentais dans mon nouvel environnement. Depuis ma naissance, j’avais toujours vécu dans une atmosphère de guerre. Je ne savais pas ce que pouvait signifier vivre dans un pays en paix. Pendant les premiers mois, cela me fit tout drôle de pouvoir me promener la nuit sans avoir peur de voir surgir à tout instant des commandos de soldats ou d’être arrêté par des batailles rangées sur la route. Je découvris peu à peu que l’obscurité pouvait ne pas être menaçante.
À Lausanne, je m’étais inscrit dans la section « ingénieur physicien » dans l’espoir de pouvoir approcher cette physique fondamentale qui m’attirait tant. Mais je m’aperçus vite que dans une école d’ingénieurs, la science enseignée était plus « appliquée » que fondamentale, les ingénieurs utilisant les lois découvertes par les physiciens. On ne me formait pas tant à faire de la recherche qu’à appliquer des recettes toutes faites à des situations particulières. Après quelques mois de cours, il fallait se rendre à l’évidence : ce n’était pas la voie que je souhaitais suivre.