Pourquoi j’écris en français, pourquoi j’écris pour tous
Déjà enseignant et chercheur, je suis tombé dans la marmite de la vulgarisation de l’astronomie par un heureux concours de circonstances. À la demande de La Recherche, j’avais écrit plusieurs articles de vulgarisation sur la cosmologie : le big bang, la formation des galaxies, etc. Ils ont été remarqués et appréciés par le directeur littéraire de l’époque de la collection « Le Temps des sciences », aux éditions Fayard, qui m’a contacté aux Etats-Unis pour me proposer d’écrire un livre qui ferait le point sur les théories de l’univers, en particulier sur celle du big bang. Sa proposition arrivait à point nommé, car je caressais depuis quelque temps le désir de faire connaître les découvertes fantastiques de l’astrophysique contemporaine au grand public.
Je savoure pleinement ma vie universitaire qui me permet de m’isoler du monde afin de me consacrer à l’analyse et à la réflexion, et de rédiger des articles scientifiques pour partager mes découvertes avec la communauté scientifique. Toutefois, j’ai toujours éprouvé un certain sentiment de frustration en sachant que tel ou tel article sur lequel j’avais travaillé intensément pendant des mois, voire des années, ne serait lu et compris que par une poignée d’experts, tant le savoir est devenu spécialisé. Une spécialisation à outrance qui me frustre au plus haut point : de plus en plus, la connaissance scientifique se définit comme un savoir total sur presque rien. Or tout auteur écrit dans l’espoir d’être lu. Je pensais qu’un bon livre de vulgarisation de l’astronomie pourrait toucher une audience plus large et, en fin de compte, avoir davantage d’impact. Qui sait, peut-être pourrait-il changer la vision du monde de certains lecteurs et les aider à mieux apprécier la condition humaine dans ce vaste univers. Parmi les plus jeunes, peut-être saurait-il même susciter des vocations scientifiques à une époque où la science a mauvaise presse et où les adolescents se détournent des carrières scientifiques. J’avais l’intime conviction que par la vulgarisation de la science, il me serait permis de répondre à cet idéal du ren, ce concept de l’amour de l’humain si cher à Confucius et ancré si profondément en moi.
En 1987, l’année qui suivit la signature du contrat d’édition, j’eus droit à une année sabbatique. L’université de Virginie, comme toutes les autres grandes universités américaines, a l’excellente coutume d’en accorder une aux professeurs tous les six ans. Le but est de leur permettre de se consacrer entièrement à la recherche ou à l’écriture d’un livre pendant douze mois, sans être interrompus par l’enseignement et autres tâches administratives. Les enseignants ont même la possibilité de passer ce laps de temps dans un autre établissement, où résident d’autres experts dans leur domaine de recherche avec qui ils peuvent interagir, nouer des collaborations et se renouveler intellectuellement. Plusieurs raisons m’incitèrent à passer mon année sabbatique à l’Institut d’astrophysique de Paris. Non seulement c’était un très bon centre de recherche où je pourrais collaborer avec des collègues français, mais cela me donnerait aussi la possibilité de voir souvent mes parents qui étaient désormais parisiens. D’autre part, un séjour au cœur des innombrables richesses culturelles de la capitale française me mettrait dans le bain pour écrire mon ouvrage. Car j’avais bel et bien l’intention de le rédiger en français.
Malgré ma nationalité américaine et bien que je vive sur le sol des États-Unis et pratique l’anglais depuis plus de quatre décennies, c’est dans la langue de Molière que je me sens le plus à l’aise quand il s’agit d’exprimer des idées dans un livre. Ma fréquentation des classiques français du temps du lycée de Saigon, Racine, Corneille et Molière, les grands auteurs du XIXe siècle comme Hugo, Balzac, Stendhal et Flaubert et les poètes Rimbaud, Verlaine et Baudelaire, m’a rendu amoureux de cette langue claire, tout en nuances et au vocabulaire d’une richesse infinie. Pour moi, c’est la langue littéraire par excellence. J’étais conscient que les sujets que j’aborderais dans mon ouvrage seraient parfois ardus, et j’étais persuadé qu’écrire en français me permettrait d’y introduire un brin de poésie pour adoucir le langage parfois aride de la science. Quant à l’anglais, il reste pour moi une langue scientifique dont je me sers pour rédiger mes articles de recherche. J’ai encore moins de prétentions littéraires vis-à-vis de ma langue natale, le vietnamien. Je le parle en famille, mais les longues années d’absence, loin du sol d’origine, m’empêchent de l’écrire de manière aussi maîtrisée que je le voudrais.
J’ai terminé La Mélodie secrète{5} à la fin de mon année sabbatique et l’ouvrage est paru quand j’étais de nouveau en plein enseignement en Virginie. Inconnu du public français, je m’interrogeais sur les chances qu’avait mon livre de percer. Heureusement, Claude Durand, le directeur des éditions Fayard, avait apprécié mon travail et pris la décision de faire une campagne de presse vigoureuse pour le lancer. La presse a répondu présente et les critiques ont été favorables. Pour couronner le tout, Bernard Pivot m’a invité sur le plateau d’Apostrophes. J’ai su que le pari était gagné quand le lendemain de l’émission, à l’aéroport de Roissy où je reprenais l’avion pour la Virginie, plusieurs personnes m’ont arrêté pour me féliciter de mon intervention télévisée. La Mélodie secrète est devenu un best-seller et a été traduit dans plusieurs langues, dont des versions américaine et vietnamienne. Plus de deux décennies plus tard, il s’en vend toujours plusieurs milliers d’exemplaires par an en format poche. Ma carrière de vulgarisateur scientifique avait commencé.
« Pourquoi vulgarisez-vous ? » La question m’est souvent posée dans les interviews. Je réponds invariablement que la principale raison est que mon sujet de recherche s’y prête. Chacun de nous a levé les yeux vers le ciel nocturne et a été ébloui par sa magnificence. Chacun de nous s’est interrogé sur l’infinité de l’univers. Nous nous sommes tous posé des questions sur l’origine du cosmos et sur sa destinée. J’ai un atout que mes collègues dans d’autres domaines de recherche ne possèdent pas : il est beaucoup plus facile de parler de planètes que de protons, d’électrons et autres quarks que personne, hormis les scientifiques, n’a jamais vus. Les étoiles et les nébuleuses dégagent une poésie et une beauté que n’ont sans doute pas les particules élémentaires. Vulgariser l’astronomie est certainement bien plus aisé que populariser la physique des particules élémentaires, la théorie des cordes, la formule d’un produit chimique, le fonctionnement d’une cellule vivante ou d’un virus.
D’autres raisons autrement plus importantes me motivent à jouer le rôle de « passeur de connaissance ». Il ne fait aucun doute que la société d’aujourd’hui dépend de la science et de ses dérivés technologiques. Ceux-ci sont essentiels pour le progrès de l’humanité et sa survie. Il est tout aussi certain que cette science, quand elle est mal appliquée par les décideurs, qu’ils soient politiques, industriels ou militaires, peut causer des ravages : la dévastation d’Hiroshima et de Nagasaki, le trou dans la couche d’ozone, le réchauffement global dû à l’effet de serre et bien d’autres blessures infligées à notre planète en sont des exemples probants. Dans un monde chaque jour plus interdépendant, où l’idée de démocratie gagne du terrain et où les populations ont de plus en plus leur mot à dire sur ceux qui les dirigent, il est vital que les citoyens aient une compréhension basique de la science et des technologies dans tous les aspects de la vie, qu’ils soient au courant de leurs bienfaits mais aussi de leurs méfaits possibles, et ce afin de bien choisir leurs dirigeants. Ces derniers doivent effectuer des choix, parmi une myriade d’alternatives, qui peuvent affecter des millions de vies, voire le devenir même de la planète. À ce titre il leur faut eux-mêmes s’informer pour être le plus à même de prendre les bonnes décisions.
La presse scientifique joue un rôle important dans la vulgarisation de la science. Elle informe le public de l’état actuel des connaissances et de l’utilisation qui en sera faite dans la société. Elle se fait aussi l’écho des réactions du public vis-à-vis de certaines applications – par exemple la méfiance des Européens envers les OGM. Mais les journalistes scientifiques ne pratiquent pas la science, et, de temps à autre, il est inévitable que des erreurs se glissent dans leurs articles ou leurs émissions. Qui mieux que le scientifique lui-même peut expliquer ses propres découvertes ou celles de ses collègues ? Il est peut-être capable d’en parler avec plus de pertinence : pratiquant lui-même la méthode scientifique, il en connaît les succès fulgurants, les triomphes éclatants, mais aussi les limites et les impasses. Il peut en outre donner de la science une image moins ennuyeuse et rebutante, s’il sait en parler avec pédagogie et enthousiasme. Je constate non sans tristesse que dans les pays développés, les jeunes les plus doués délaissent souvent la voie scientifique pour des carrières plus lucratives dans les affaires, le droit ou la médecine. Il est urgent d’éveiller et de maintenir l’intérêt des jeunes pour la science, et de les aider à retrouver un rapport positif avec elle.
Je pense que les scientifiques ont pris de plus en plus conscience du fait que c’est l’argent public qui finance nos recherches, et que nous devons rendre compte au public du résultat de notre travail, comme tout salarié doit rendre compte à son employeur des résultats obtenus et des progrès accomplis. Dans mon domaine de recherche, où la construction d’un grand télescope au sol requiert des centaines de millions de dollars, et où le lancement d’un télescope spatial tel Hubble coûte au contribuable la bagatelle de près d’une dizaine de milliards de dollars, il est vital de maintenir l’intérêt et l’enthousiasme du public pour l’astronomie. Et ce parce que, dans une démocratie, l’opinion publique peut faire pression sur les décideurs afin de les pousser à financer davantage la recherche scientifique ou, en cas de décisions contraires à son intérêt, à changer d’avis et à modifier leur action.
Un exemple frappant me vient à l’esprit. En 2004, un an après l’explosion de la navette spatiale Columbia qui fit périr les sept astronautes à son bord, la NASA décida d’annuler la mission de réparation de Hubble prévue depuis de longues années, invoquant qu’elle était trop dangereuse. De fait, plusieurs des instruments de Hubble – notamment un spectrographe, plusieurs gyroscopes servant à pointer le télescope, les panneaux solaires qui l’alimentent en électricité étaient tombés en panne ou s’étaient fortement détériorés et, sans réparations, Hubble ne pourrait plus fonctionner. Cette annulation signait donc la condamnation à mort du télescope spatial qui a révolutionné l’astronomie. Un immense tollé s’éleva au sein du public, car l’institut qui gérait Hubble avait mené de main de maître sa campagne de relations publiques : qui n’avait pas été ébloui par la splendeur d’une des images du télescope spatial ? Un mouvement pour sauver Hubble s’organisa. Les gens écrivirent à leurs représentants au Congrès, et ceux-ci persuadèrent le directeur de la NASA de revenir sur sa décision. La dernière mission de réparation de Hubble à l’été 2009 a été couronnée de succès. Il devrait donc poursuivre ses bons et loyaux services au moins jusqu’en l’an 2014, où son successeur, le télescope James Webb, prendra la relève. Voilà un exemple type de ce que l’information du public sur certains sujets scientifiques s’avère… payante !
Mais il existe d’autres raisons qui motivent mes travaux de vulgarisation. Outre la description de phénomènes – du big bang ou de l’étrange et merveilleux bestiaire de l’astrophysique que constituent trous noirs, quasars et autres pulsars –, ce qui m’intéresse dans ma recherche, ce sont les implications philosophiques qu’elle peut avoir. L’astronomie est plus que la simple étude des objets du cosmos. Au-delà des questions purement scientifiques se posent également des interrogations qui touchent à la métaphysique et à la spiritualité. L’astronomie donne à voir, mais aussi à réfléchir. Elle change notre vision du monde ou, pour utiliser le mot du philosophe des sciences Thomas Kuhn, elle modifie notre « paradigme ». En délogeant l’homme de sa place centrale dans l’univers, Copernic a déclenché une révolution dont nous ressentons encore les conséquences aujourd’hui. La cosmologie moderne a profondément modifié nos idées sur la nature du temps et de l’espace, sur l’origine de la matière, sur le développement de la vie et de la conscience, sur l’ordre et le désordre, le chaos et l’harmonie, la causalité et le déterminisme. Les questions que se pose le cosmologue sont étonnamment proches de celles qui préoccupent le théologien : quelle est l’origine de l’univers ? A-t-il pu se créer tout seul ? Y a-t-il eu un début du temps et de l’espace ? L’univers aura-t-il une fin ? D’où vient-il et où va-t-il ? Notre existence a-t-elle un sens dans ce vaste univers ? L’émergence de l’intelligence et de la conscience n’est-elle qu’un simple fait du hasard, un « accident de parcours » dans la longue marche de l’univers, ou était-elle inscrite dans les propriétés de chaque atome, étoile et galaxie, et dans chaque loi physique qui régit le cosmos ? À force d’attaquer le mur qui cerne la réalité physique avec les marteaux-pilons que sont les lois physiques et mathématiques, cosmologues et astronomes se sont retrouvés nez à nez avec les théologiens. La cosmologie aborde des sujets qui furent longtemps la propriété exclusive de la religion. J’ai la certitude que la science peut jeter un éclairage nouveau sur ces questions anciennes, et accroît donc mon désir de partager mes réflexions et mes convictions intimes avec le grand public. Comme le biologiste français Jacques Monod l’a écrit dans Le Hasard et la Nécessité : « Le devoir s’impose, aujourd’hui plus que jamais, aux hommes de science de penser leur discipline dans l’ensemble de la culture moderne pour l’enrichir non seulement de connaissances techniquement importantes, mais aussi des idées venues de leur science qu’ils peuvent croire humainement signifiantes. L’ingénuité même d’un regard neuf (celui de la science l’est toujours) peut parfois éclairer d’un jour nouveau d’anciens problèmes{6}… »
Sur un plan personnel, la chance de faire un métier que j’aime me procure l’immense plaisir de partager non seulement ce que je sais – comme un artisan est fier de montrer son savoir-faire –, mais aussi l’émotion et le sentiment de connexion cosmique que je ressens quand je me rends dans les divers observatoires du monde pour recueillir cette précieuse lumière qui nous vient des lointaines contrées du cosmos. L’activité de vulgarisateur m’a offert une nouvelle vie, outre celle de chercheur et d’enseignant. À travers elle, j’ai pu rencontrer diverses personnes d’autres milieux – littéraire, artistique, politique… – dont le contact a considérablement enrichi et élargi ma vision du monde.