Deux niveaux de réalité

Quand je tente de comprendre le monde, je me trouve aussitôt confronté à une dichotomie profonde : entre le temporel et l’intemporel, le devenir et l’être ou, en termes bouddhistes, entre l’impermanence et la permanence. Il existe indubitablement un élément de permanence dans nos vies : nous nous reconnaissons dans le miroir quand nous nous levons le matin ; il y a une certaine constance dans la personnalité des êtres qui nous entourent ; les meubles de notre demeure, les arbres de notre jardin, les rues de notre quartier, les montagnes qui se profilent à l’horizon, le soleil qui se lève chaque matin, la pleine lune qui est de retour tous les mois, les couleurs ocre et mauves de l’automne qui reviennent chaque année, tout arbore un air de quasi-stabilité. Pourtant, sous cette apparence de quasi-permanence se cachent une impermanence continue, un flux ininterrompu de changements, un incessant festival de transformations : au fil des ans, nos cheveux blanchissent, notre peau se ride ; les êtres de notre entourage changent non seulement physiologiquement mais aussi psychologiquement ; les meubles ternissent ou se cassent, les arbres s’étiolent et les montagnes s’érodent ; la Lune ne jettera plus sa douce clarté et l’automne ne reviendra plus quand le Soleil mourra, dans 4,5 milliards d’années. L’univers lui-même est en perpétuelle évolution : né d’un vide rempli d’énergie il y a environ 13,7 milliards d’années, il va continuer à se dilater et à se refroidir jusqu’à la fin des temps.

Ainsi, des lois immuables et intangibles qui dictent le comportement de la nature, lui conférant cet air de quasi-permanence, s’appliquent à un univers en perpétuelle évolution. Comment concilier l’impermanence avec la permanence ?

Pour tenter de répondre à cette question, je cherche du côté de Platon. Celui-ci pensait qu’il y avait deux niveaux de réalité : la réalité du monde physique accessible à nos sens et à nos instruments de mesure, un monde impermanent, changeant, éphémère et illusoire ; et celle du vrai monde des Idées, éternelles et immuables. Selon le philosophe grec, le monde sensible et temporel n’était que le pâle reflet du monde des Idées. Pour illustrer la dichotomie entre les deux, Platon introduisit dans son dialogue La République la fameuse allégorie des hommes enfermés dans la caverne : il existe au-dehors un monde vibrant de couleurs, de formes et de lumière que les hommes ne peuvent pas voir et auquel ils n’ont pas accès ; tout ce qu’ils perçoivent, ce sont les ombres projetées par les objets et les êtres vivants du monde extérieur sur les parois de la caverne ; au lieu de l’exubérance des couleurs et de la netteté des formes de la glorieuse réalité, ils n’ont droit qu’à la sombre tristesse et aux contours flous des ombres.

Parce qu’il y a deux niveaux de réalité, l’homme, selon Platon, possède aussi une nature double : il a un corps matériel, qui change et vieillit au fil du temps, et grâce auquel il évolue et communique avec le monde imparfait et impermanent des sens, mais il possède aussi une âme immortelle douée de raison qui peut accéder au monde des Idées. L’âme existe avant le corps, mais dès qu’elle intègre son enveloppe charnelle, elle oublie qu’elle a été en contact avec le monde des Idées. À mesure qu’elle découvre les formes naturelles du monde des sens, une mémoire vague et distante du monde des Idées lui revient. L’homme réalise que, quand il voit une rose, il n’a devant les yeux que la manifestation imparfaite de l’idée d’une fleur parfaite. D’où une nostalgie constante de la perfection, et le désir ardent de l’âme (Platon appelle ce désir éros) de s’en retourner dans le monde parfait des Idées, son vrai lieu de résidence.

Pour Platon, le monde changeant, impermanent, éphémère et illusoire, accessible à nos sens, semblable au monde des ombres, n’est qu’une pâle représentation du monde des Idées. Or le monde des Idées, « illuminé par le soleil de l’intelligible », est aussi celui où régnent les relations mathématiques, les structures géométriques parfaites. Pour moi, les lois physiques résident également dans le monde des Idées, d’où leur caractère immuable et permanent.