Principe créateur ou univers sans commencement ?

Mon pari pascalien d’un principe créateur est cependant contraire à l’optique bouddhiste qui n’admet pas l’idée d’un tel principe ou d’un Dieu « horloger » qui créerait ex nihilo l’univers. À cause du principe d’interdépendance, une entité qui ne dépendrait de rien ne pourrait passer de la non-existence à l’existence. Le bouddhisme considère aussi que les propriétés de l’univers n’ont pas besoin d’être réglées pour que la conscience émerge. Selon lui, les flots de conscience et l’univers matériel coexistent depuis toujours dans un univers sans commencement. Leur ajustement mutuel et leur interdépendance sont la condition même de leur coexistence. J’admets que le concept d’interdépendance offre une explication au réglage si précis de l’univers pour l’émergence de la vie et de la conscience. Il est néanmoins moins évident qu’il puisse répondre à la question existentielle de Leibniz : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Car le rien est plus simple et plus facile que quelque chose. » J’ajouterais : pourquoi les lois physiques sont-elles ce qu’elles sont et non autres ? Ainsi nous pourrions très bien imaginer vivre dans un univers décrit uniquement par les lois de Newton. Pourtant, ce n’est pas le cas : ce sont les lois de la mécanique quantique et de la relativité qui rendent compte de l’univers connu.

Le point de vue bouddhiste soulève d’autres questions. S’il n’y a pas de principe créateur, l’univers ne peut être créé. Rien ne peut se manifester sans cause ni condition, autrement dit rien ne peut commencer à exister ou cesser d’exister. Le big bang ne serait plus une explosion primordiale, mais seulement le commencement d’un cycle particulier dans une succession sans début ni fin d’un nombre incalculable de cycles. Le seul univers scientifique compatible avec cette optique serait donc un univers cyclique, composé d’une série sans fin de big bangs et de big crunches. Cependant, le fait que l’univers va un jour s’effondrer sur lui-même reste loin d’être établi scientifiquement.

Dans la théorie standard du big bang, les observations astronomiques montrent que la quantité totale de matière lumineuse et noire dans l’univers n’est pas assez grande pour que sa gravité renverse l’expansion universelle et mène à un big crunch. Au contraire, une mystérieuse force répulsive due à une « énergie noire{41} » continuera à diluer l’univers jusqu’à un temps infini, ce qui exclurait le concept d’univers cyclique et serait en désaccord avec l’idée bouddhiste de non-début de l’univers. Mais des physiciens, se fondant sur la théorie des cordes (selon celle-ci, les particules élémentaires ne seraient plus des points sans extension spatiale mais des bouts de cordes infinitésimalement petits qui vibrent), ont proposé précisément un scénario cyclique pour l’univers, selon lequel le big bang ne serait qu’une étape dans un cycle infini de collisions titanesques entre notre univers et un univers parallèle{42}. Quoi qu’il en soit, pour l’instant, ce scénario relève plus de la science-fiction que de la science, car la théorie des cordes n’a pas encore été vérifiée expérimentalement. Alors, début ou non-début de l’univers ? En tout cas, en tant que scientifique, je me rendrai au verdict de la science.