On l’aura compris, je suis totalement opposé aux postmodernistes qui prétendent que les lois de la nature découvertes par les scientifiques ne sont autres que des constructions sociales et culturelles, que toute théorie scientifique est suspecte parce que nécessairement entachée de racisme, de sexisme, de capitalisme, de colonialisme, de militarisme, et de tout autre « isme » imaginable. Ce « relativisme culturel » nie toute possibilité de se rapprocher de la vérité, dans quelque domaine que ce soit. Ainsi, en ce qui concerne l’histoire des Etats-Unis, il n’y aurait pas une histoire des Noirs, mais une histoire noire en regard d’une histoire blanche ; il n’y aurait pas une histoire des femmes, mais une histoire féminine en regard d’une histoire masculine, etc. En l’absence de valeurs universelles, seules auraient droit de cité des opinions d’individus ou de groupes d’individus, et tous les points de vue seraient valides et légitimes même s’ils sont irréconciliables.
Exaspéré par ces thèses qui ont touché jusqu’à la science, le physicien américain Alan Sokal de l’université de New-York, l’un des rares scientifiques à suivre de près les débats postmodernistes sur la nature de la science (je dois avouer que la grande majorité d’entre nous sommes trop occupés à nos travaux pour prêter attention à ce genre de débat hautement académique), décida de faire un coup d’éclat afin d’exposer au grand jour la vacuité de ces propos. En 1996, il monta un canular sous la forme d’un article parodique écrit dans le style hermétique que les postmodernistes affectionnent, et truffé de non-sens scientifiques. Mais ceux-ci étaient noyés dans des tournures de phrases tellement alambiquées qu’elles paraissaient profondes et irréfutables à un lecteur non initié. Le titre de l’article lui-même était on ne peut plus fumeux : « Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravité quantique ». Sokal envoya son article à la revue d’études culturelles Social Text. Les rédacteurs en chef n’y virent que du feu et le publièrent.
La supercherie fut révélée par Sokal lui-même dans un second article paru dans une autre revue, Lingua Franca, dans lequel il expliqua que son objectif était de dénoncer le manque de rigueur intellectuelle de certains chercheurs en sciences humaines et de certains philosophes chantres du relativisme culturel. Avec l’intention d’en mettre plein la vue au lecteur et d’acquérir une position d’autorité grâce au prestige de la science, en d’autres termes pour se donner des signes extérieurs de scientificité, ces chercheurs et penseurs abusent de concepts scientifiques, d’images et de métaphores empruntés aux sciences dites « dures », physique ou mathématiques, pour étayer leur discours. Malheureusement, dans la plupart des cas, ces concepts sont mal maitrisés et assimilés, si bien que, importés dans d’autres domaines – comme les sciences humaines – et utilisés dans un contexte totalement différent, ils mènent souvent aux contresens scientifiques les plus grossiers, qui obscurcissent plutôt qu’ils n’illuminent leur discours. Ainsi, la relativité, la mécanique quantique, la théorie du chaos ou encore le théorème de Gödel sont souvent cités par les postmodernistes comme ayant des implications politiques, sociales et culturelles profondes. Dans son article, Sokal s’en était donné à cœur joie pour parodier ces idées, citant au passage Jacques Derrida sur la relativité, Jacques Lacan sur la topologie et la logique, ou Gilles Deleuze sur la théorie du chaos. Selon lui, son texte était « généreusement truffé de non-sens », mais les éditeurs de Social Text avaient publié cet article sur la physique quantique sans se donner la peine de demander l’avis de spécialistes parce qu’il « sonnait » bien et qu’il était « en accord avec leurs préjugés idéologiques ». L’article de Social Text commençait en effet par un résumé plutôt exact du credo postmoderniste : « Il existe nombre de scientifiques, en particulier les physiciens, qui continuent à rejeter la notion selon laquelle les disciplines de critique culturelle et sociale puissent contribuer en quoi que ce soit à leur recherche, excepté peut-être de façon très indirecte… Ils persistent au contraire à s’attacher au dogme imposé par l’époque des Lumières sur la pensée intellectuelle occidentale, qui peut être résumé ainsi : il existe un monde extérieur, dont les propriétés sont indépendantes de tout être humain, et en fait de l’humanité entière ; ces propriétés sont codées dans des lois physiques « éternelles » ; les humains peuvent acquérir une connaissance fiable, quoique imparfaite et provisoire, de ces lois en appliquant des procédures « objectives » et des règles épistémologiques prescrites par ce qui est appelé la « méthode scientifique »{18}. »