Certes le monde des particules élémentaires était fascinant et stimulait mon imagination. Pourtant, un autre domaine accaparait de plus en plus mon attention. Je découvris que si Caltech était l’un des premiers centres mondiaux pour la physique, il était aussi à la pointe de l’astronomie. L’université possédait le plus grand télescope du monde à ce moment-là, celui du mont Palomar à quelque cent kilomètres au sud de Los Angeles, avec un miroir de cinq mètres de diamètre. J’appris avec émerveillement que Caltech avait une longue tradition astronomique. Le campus avait toujours été associé avec les plus grands télescopes de chaque époque. L’histoire avait commencé au début du XXe siècle, en 1908, quand Andrew Carnegie, le magnat de l’acier, finança la construction sur le mont Wilson, non loin de Los Angeles, d’un télescope d’un mètre cinquante de diamètre, puis d’un autre de deux mètres cinquante en 1922, qui allaient bientôt changer le visage du monde.
Il faut comprendre que la lumière constitue le lien principal entre l’homme et le cosmos, et que la tâche première de l’astronome est de recueillir cette lumière afin de déchiffrer le code cosmique qu’elle porte. Les grands télescopes permettent de voir des astres de très faible luminosité. Or voir faible, c’est voir loin dans l’espace, ce qui veut dire voir tôt car la lumière met du temps pour nous parvenir. Même si elle se déplace à la plus grande vitesse possible dans l’univers, trois cent mille kilomètres par seconde – un tic-tac d’horloge, et la lumière a déjà fait sept fois le tour de la Terre ! -, elle se déplace à pas de tortue à l’échelle du cosmos. Ainsi, nous voyons la Lune avec un peu plus d’une seconde de retard, le Soleil après huit minutes, la plus proche étoile après un peu plus de quatre années, et ainsi de suite. Les télescopes, ces cathédrales des temps modernes qui recueillent la lumière du cosmos, sont de véritables machines à remonter le temps.
Mais j’étais surtout subjugué par l’aventure d’un homme qui a été associé à Caltech et dont les découvertes ont révolutionné notre vision du monde. Utilisant les télescopes des monts Wilson et Palomar, Hubble a ouvert grands les horizons de l’astronomie et tracé le chemin pour le jeune étudiant que j’étais.
Au début du XXe siècle, le débat faisait rage sur la taille et les limites du cosmos : l’univers finissait-il avec notre galaxie, la Voie lactée, ensemble d’une centaine de milliards de soleils rassemblés par la gravité en un disque de quelque quatre-vingt-dix mille années-lumière de diamètre, ou s’étendait-il considérablement plus loin ? Existait-il d’autres systèmes comparables à notre galaxie au-delà des limites de cette dernière, d’autres « univers-îles », comme le pensait déjà, en 1775, le philosophe allemand Emmanuel Kant ? Les grands télescopes nouvellement construits révélaient bien l’existence dans le ciel de nombreuses taches de lumière faibles et indistinctes appelées « nébuleuses » (du latin nebula, qui signifie « nuage »), mais dont la nature exacte restait inconnue. Certains pensaient que l’univers se réduisait à la Voie lactée et que les nébuleuses devaient toutes y être contenues : elles n’étaient que des nuages de gaz relativement proches illuminés par des étoiles. D’autres n’en étaient pas si certains. Entra alors en scène un jeune Américain qui avait délaissé le barreau pour l’astronomie, du nom d’Edwin Hubble et en l’honneur duquel le télescope spatial sera baptisé. En 1924, il entreprit de mesurer la distance de la nébuleuse d’Andromède avec le télescope de deux mètres cinquante nouvellement construit du mont Wilson. Il obtint une distance de neuf cent mille années-lumière jusqu’à la nébuleuse (aujourd’hui les calculs la portent à 2,3 millions d’années-lumière), soit bien au-delà de la Voie lactée. Andromède devint une galaxie, sœur jumelle de la nôtre. Les portes de l’univers extragalactique s’ouvrirent toutes grandes. L’univers se peupla soudainement d’une multitude de galaxies. Les univers-îles de Kant devenaient réalité. Nous savons aujourd’hui que notre Voie lactée n’est qu’une galaxie parmi les cent milliards que contient l’univers observable.
Mais Hubble n’entendait pas s’arrêter en si bon chemin. Il s’attaqua à un problème qui intriguait les astronomes depuis des années. Bien avant qu’ils ne comprennent leur vraie nature, les observateurs des nébuleuses avaient remarqué que leur lumière était systématiquement rougie. Ce rougissement était attribué à un mouvement de fuite (c’est ce qu’on appelle l'« effet Doppler », qui s’applique aussi au son : le son de la sirène d’une ambulance devient brusquement plus grave pour une personne immobile dès que l’ambulance passe devant elle et s’éloigne). Plus le mouvement de fuite d’une galaxie était grand, plus sa lumière était rougie. En d’autres termes, il suffisait de mesurer le rougissement de la lumière d’une galaxie pour en déduire sa vitesse de fuite. Après Andromède, Hubble entreprit de mesurer, toujours avec le télescope du mont Wilson, les distances et les vitesses de fuite d’autres galaxies en se servant du rougissement de leur lumière. Ses efforts allaient se révéler payants. En 1929, il annonça sa deuxième grande découverte : si toutes les galaxies lointaines fuyaient la Voie lactée, ce mouvement ne se faisait pas au hasard. Et l’astronome d’énoncer ce qui est maintenant connu comme la « loi de Hubble » : la vitesse de fuite d’une galaxie est proportionnelle à sa distance de la Terre. Une galaxie trois fois plus distante s’éloigne trois fois plus vite, une galaxie dix fois plus distante s’éloigne dix fois plus vite. Et ce mouvement de fuite est le même dans toutes les directions. Bien qu’elle semble extraordinaire et fantastique, la conclusion était inéluctable : l’univers est en expansion.
Autre conséquence capitale du fait que la vitesse de fuite d’une galaxie variait en proportion de sa distance avec la Terre : l’univers a eu un début. En effet, le temps mis par chaque galaxie pour parvenir de son point d’origine à sa position actuelle est le rapport de sa distance à sa vitesse. Parce que, justement, la vitesse est proportionnelle à la distance, ce temps est exactement le même pour chaque galaxie. Si la séquence des événements était inversée, toutes les galaxies se rencontreraient au même endroit au même instant. D’où l’idée d’une grande déflagration initiale, le « grand boum » ou, en anglais, le big bang, qui donna lieu à l’expansion actuelle de l’univers. Hubble posa ainsi le premier pilier observationnel de la théorie du big bang.
L’ombre du grand astronome planait sur le campus et la légende de ses découvertes exceptionnelles exerçait une forte impression sur mon jeune esprit. Mais il n’y avait pas que le passé qui frappait mon imagination, le présent aussi offrait bien des stimulations intellectuelles. Les années 1960 virent se succéder une pléthore de découvertes plus spectaculaires les unes que les autres. Certaines furent faites sur le campus même. Ainsi, en 1963, un de mes professeurs d’astronomie, Maarten Schmidt, découvrit les quasars, objets fabuleux qui sont les plus intrinsèquement lumineux du cosmos et qui émettent l’énergie d’une galaxie entière dans un volume à peine plus grand que celui du système solaire. Situées aux confins de l’univers, ce sont des galaxies qui hébergent en leur cœur un monstrueux trou noir d’une masse de plusieurs milliards de fois celle du Soleil. Et c’est ce trou noir qui, du fait de son insatiable voracité, en déchiquetant et en dévorant à tout-va les étoiles de la galaxie hôte, est responsable de la luminosité fantastique du quasar.
Deux ans après, en 1965, ce fut la découverte par Arno Penzias – qui fut plus tard l’un de mes professeurs à Princeton – et Robert Wilson, deux radio-astronomes américains travaillant dans un laboratoire de la compagnie téléphonique Bell, du rayonnement fossile, la chaleur résiduelle du big bang. Cette lumière fossile provient de la nuit des temps (trois cent quatre-vingt mille ans après l’explosion primordiale) et baigne l’univers tout entier. Son existence nous dit que ce dernier est parti d’un état extrêmement chaud et dense. Avec l’expansion de l’univers, la lumière fossile constitue l’une des deux pierres angulaires de la théorie du big bang. C’est sa découverte qui lui a rallié la majorité des scientifiques. C’est aussi l’écueil contre lequel butent la plupart des théories rivales.
En 1967, autre grande découverte : celle des pulsars, des cadavres d’étoiles constituées entièrement de neutrons et qui émettent un rayonnement radio sous la forme d’un étroit faisceau balayant l’espace à la manière du pinceau lumineux d’un phare sur l’océan. Chaque fois que le faisceau radio balaie la Terre, un signal lumineux est détecté par nos radiotélescopes. Ces pulsations séparées les unes des autres par le temps que met l’étoile à faire un tour sur elle-même surviennent avec la régularité d’un métronome, et c’est pourquoi l’étoile à neutrons est également appelée « pulsar » (de l’anglais pulse, « pulsation »).
Les années 1960 furent aussi la période où l’exploration du système solaire par les satellites spatiaux prit son essor. Depuis la mise en orbite du premier satellite artificiel Spoutnik en 1957, l’homme a pu en quelque sorte « satelliser » ses yeux. Le développement de l’astronautique et la conquête de l’espace permirent d’envoyer au-dessus de l’atmosphère terrestre des télescopes juchés sur des ballons, fusées ou satellites. Là aussi, Caltech joua un rôle central. Le centre de la NASA responsable de toute l’exploration du système solaire par des sondes spatiales, le Jet Propulsion Laboratory, était associé à l’université.
Je me souviendrai toujours de l’émotion qui m’a envahi lors des premières images que la sonde Mariner 9 avait envoyées de la planète Mars, en 1969. Je revois encore la salle de classe où un de mes professeurs avait installé un écran géant sur lequel les images se formaient en direct, pixel par pixel sous nos yeux, à mesure que les signaux radio atteignaient la Terre. C’était un sentiment indicible que de voir Mars révéler pour la première fois à l’humanité son vrai visage. Je découvrais avec émerveillement, en même temps que mes camarades de classe, la surface rocailleuse, aride et désertique de la planète rouge. Il n’y avait certainement pas de villes martiennes, ni de petits hommes verts. Les canaux que les astronomes du XIXe siècle avaient cru voir n’étaient que de pures créations de leur imagination trop débordante. On était maintenant certain que les Martiens, qui ont nourri l’inspiration de tant d’auteurs de science-fiction, n’étaient que… fiction ! Inutile de dire combien ce genre d’expérience peut impressionner un jeune esprit. Ces découvertes qui faisaient la une de tous les journaux ne pouvaient que m’attirer de plus en plus vers l’astrophysique.