La beauté d’une théorie

Nous l’avons vu, la nature nous éblouit de sa beauté visuelle ; il y a aussi de la splendeur dans l’ordre de l’univers et de la beauté en ce que des phénomènes a priori aussi disparates que les marées des océans, le mouvement des planètes et des étoiles ou l’expansion de l’univers soient connectés et unifiés par la même loi de gravité. Mais il existe une troisième sorte de beauté, encore plus abstraite, qui concerne les lois elles-mêmes, ou plutôt l’organisation de ces lois en une théorie.

Le scientifique parle souvent de la « beauté » d’une théorie physique. Qu’entend-il par là ? Il ne veut certainement pas exprimer le même sentiment que quand il parle d’une belle femme, d’une belle peinture ou d’un beau poème. La beauté des femmes obéit à des critères qui dépendent notoirement du contexte culturel, social, psychologique ou biologique. Alors que les femmes aux formes plantureuses de Rubens ou de Renoir constituaient l’idéal féminin de leur époque, elles ne correspondent plus aujourd’hui au modèle de la beauté féminine, qui favorise les silhouettes sveltes. De même les perceptions des œuvres d’art varient elles aussi avec le temps : Van Gogh est mort dans la misère alors qu’à l’heure actuelle ses toiles se vendent à des dizaines de millions de dollars. Les perceptions esthétiques diffèrent également de culture à culture : la beauté ineffable du Taj Mahal, en Inde, est tout à fait différente de la magnificence de la cathédrale de Chartres ; les conventions picturales d’une encre d’Hokusai représentant le mont Fuji ne sont pas celles de Cézanne quand il peint la montagne Sainte-Victoire. À la différence de la beauté des femmes et des œuvres d’art, la beauté d’une théorie physique n’est pas relative ; elle ne dépend ni des époques ni des cultures, mais est universelle. Un physicien chinois pourra vanter les mérites de la relativité générale aussi bien que son homologue français.

Voici ce qu’en dit Henri Poincaré : « Je parle de la beauté intime qui vient de l’ordre harmonieux des parties et qu’une intelligence pure est capable d’appréhender. » Et il décrit ainsi la beauté mathématique : « On peut s’étonner de voir convoquer la sensibilité à propos de démonstrations mathématiques, qui, semble-t-il, ne peuvent intéresser que l’intelligence. Ce serait oublier le sens de la beauté mathématique, de l’harmonie des nombres et des formes, de l’éloquence géométrique. C’est un véritable sens esthétique que tous les vrais mathématiciens connaissent. Et c’est bien là de la sensibilité{20}. » Le physicien allemand Werner Heisenberg abonde dans son sens : « Si la nature nous conduit à des formes mathématiques d’une grande simplicité et beauté – par le mot « formes », je veux dire des systèmes cohérents d’hypothèses, d’axiomes, etc. – et que personne n’a entrevues auparavant, nous ne pouvons nous empêcher de penser qu’elles sont vraies, qu’elles révèlent un aspect réel de la nature… Vous avez dû le sentir aussi : la simplicité presque effrayante et la totalité des interconnexions que la nature étale soudain devant nous et pour lesquelles nous n’étions pas du tout préparés{21}. » Albert Einstein lui-même écrit à la fin de son premier article sur la relativité générale : « Toute personne qui comprendra cette théorie ne pourra échapper à sa magie. » « Ordre harmonieux », « simplicité »,

« cohérence », « magie » : autant de définitions que de grands pratiquants de la science donnent de la beauté.

Je vais essayer de cerner à mon tour ce que j’entends par une « belle théorie ». Sa première qualité, c’est qu’elle possède un air d’inévitabilité. Rien ne peut être changé sans détruire son harmonie et son équilibre. La théorie de la relativité générale d’Einstein est, de l’avis de tous les spécialistes, l’édifice intellectuel le plus beau jamais construit par un esprit humain. Et cela parce qu’elle est inévitable. Ayant adopté les principes physiques qui servent de base à sa théorie de la gravitation, Einstein n’avait plus le choix. Comme le physicien lui-même l’a écrit : « L’attrait principal de la théorie réside dans le fait qu’elle se suffit à elle-même. Qu’une seule de ses conclusions soit invalidée et il faut abandonner la théorie. La modifier sans détruire toute la structure est impossible. » C’est un sentiment comparable à celui que l’on éprouve à l’audition d’une fugue de Bach : pas une note n’aurait pu en être changée sans en rompre l’harmonie.

La deuxième qualité d’une belle théorie, c’est qu’elle se doit d’être simple. Il ne s’agit pas ici de la simplicité des équations dans la théorie (les mathématiques dans la relativité sont assez compliquées comparées à celles de la théorie de la gravité newtonienne), mais de celle des idées qui la sous-tendent. Cette simplicité est aussi souvent appelée « élégance ». Par exemple, l’univers héliocentrique de Nicolas Copernic où les planètes tournent autour du Soleil est beaucoup plus simple et élégant que l’univers géocentrique de Ptolémée où la Terre occupe la place centrale et où les planètes se déplacent sur des épicycles. Une belle théorie satisfait au postulat de simplicité exprimé par le « rasoir d’Occam » énoncé au XIVe siècle par le théologien et philosophe Guillaume d’Occam, qui consiste à éliminer systématiquement toute hypothèse non nécessaire à l’explication d’un fait. Considérant que l’explication simple d’un phénomène a plus de chances d’être vraie qu’une explication compliquée : « Tout ce qui n’est pas nécessaire est inutile. » Dans l’histoire des sciences, chaque fois qu’une théorie initialement simple a dû être complexifiée pour rendre compte de nouvelles données (comme la théorie géocentrique où Ptolémée devait ajouter de plus en plus d’épi-cycles pour expliquer les observations plus précises des mouvements des planètes), celle-ci s’est révélée erronée.

La dernière qualité d’une belle théorie est qu’elle fait coïncider beauté et vérité, qu’elle est conforme à la nature. D’après Heisenberg, « la Beauté est la conformité des parties les unes avec les autres et avec le Tout{22} ». Ainsi, la théorie de la relativité est belle parce qu’elle a connecté et unifié des concepts fondamentaux de la physique jusque-là totalement distincts : le temps et l’espace, la masse et l’énergie, la matière et le mouvement. C’est ce désir esthétique de conformité qui a aiguillonné les efforts des physiciens, depuis deux siècles, pour trouver une théorie du Tout qui interconnecterait tous les phénomènes physiques de l’univers, qui unifierait les quatre forces fondamentales de la nature en une seule.

Une théorie est d’autant plus belle qu’elle révèle des connexions inattendues à chaque nouveau tournant, au fur et à mesure que les chercheurs explorent sa structure plus en détail, mais toujours en conformité avec la nature. La relativité satisfait au plus haut point à ce critère. Elle ne cesse de nous étonner par ses richesses imprévues. Einstein lui-même fut le premier surpris quand il découvrit que ses équations de relativité générale lui imposaient un univers en expansion, alors que les observations de son temps, en 1915, indiquaient un univers statique. Le physicien n’eut pas assez confiance en la beauté et en la véracité de ses équations. Il les modifia, ce qu’il qualifia de « plus grande erreur de [sa] vie », quand l’astronome américain Edwin Hubble découvrit l’expansion de l’univers en 1929. Depuis, la relativité générale continue de nous révéler des objets inouïs dans l’univers, dont l’existence a toujours été vérifiée par l’observation astronomique : pulsars, trous noirs et autres lentilles gravitationnelles.

Inévitable, simple et conforme au Tout : tels sont les traits d’une belle théorie. Parmi toutes les théories rivales qui s’offrent pour expliquer un ensemble de faits, je choisis invariablement celle qui est la plus belle car j’ai l’intime conviction que c’est elle qui est la plus proche de la vérité.