Savoir ne suffit pas pour appréhender le réel

L’effort spirituel doit aboutir à une transformation profonde de notre manière de percevoir le monde et d’agir sur lui. Il ne suffit pas de savoir, comme dans le cas d’un physicien quantique, qu’il existe une interdépendance entre l’observateur et l’observé, que notre conscience ne peut être isolée de la réalité globale du monde des phénomènes, encore faut-il reconnaître par L’expérience personnelle que notre conscience fait partie de cette globalité. Notre esprit doit assimiler les implications de cette découverte, et notre vie doit s’en trouver transformée. Le pratiquant accompli du bouddhisme sait que la réalisation vécue de l’interdépendance se traduit par une compassion irrésistible envers tous les êtres – une compassion qui modifie son existence jusque dans sa fibre la plus intime. Passer ainsi d’une connaissance théorique, qui risque de n’avoir que des effets virtuels, à l’expérience directe est la clé de l’éthique.

Lorsque l’éthique est le reflet de nos qualités intérieures et guide notre comportement, elle s’exprime naturellement dans nos pensées, nos paroles et nos actes, et devient source d’inspiration pour les autres. L’éthique est donc fondée sur une adéquation profonde entre la théorie et le vécu. Comment arriver à une telle adéquation ? De façon graduelle. Nous commençons par l’écoute et l’étude, nous poursuivons par la réflexion intellectuelle pour culminer dans l’intégration en notre être, grâce à la méditation, d’une nouvelle perception des choses et d’un nouveau comportement. Méditer veut dire, en l’occurrence, se familiariser avec cette nouvelle perception du monde. De la compréhension naît la méditation, laquelle s’exprime en actes. On passe ainsi sans discontinuité de la connaissance à la réalisation intérieure, puis à l’éthique vécue.

Notre société produit peu de sages. Elle crée certes des comités d’éthique constitués de grands penseurs, mais en Occident, les critères de sélection des membres des « comités de sages » reposent surtout sur leurs réalisations professionnelles, au détriment des qualités humaines. Or il est clair qu’un véritable sage doit l’être à la fois par l’esprit et par le cœur.

Les Grecs pensaient que la raison était toute-puissante, qu’elle pouvait résoudre tous les problèmes et appréhender tous les phénomènes. Mais la science, à mesure qu’elle progresse, s’est rendu compte que la raison ne peut pas, dans certains cas, aller au bout du chemin. La mécanique quantique et la théorie du chaos ont introduit dans la science les notions d’incertitude, d’indétermination et d’imprédictibilité. Plus encore, le mathématicien Kurt Gödel a démontré en 1931 un théorème – connu aujourd’hui sous son nom – qui fait de l’incomplétude une affaire de logique.

Ce célèbre théorème contient le résultat suivant, qui est peut-être le plus extraordinaire et le plus mystérieux de toutes les mathématiques : un système d’arithmétique cohérent et non contradictoire contient toujours des propositions « indécidables », c’est-à-dire des énoncés mathématiques dont on ne peut jamais dire par le seul raisonnement logique s’ils sont vrais ou faux. D’autre part, on ne peut pas démontrer qu’un système est cohérent et non contradictoire sur la seule base des axiomes qu’il contient ; pour ce faire, il faut sortir du système et imposer un ou des axiomes supplémentaires qui lui sont extérieurs. Ce qui veut dire que le système est incomplet en soi. Voilà pourquoi le théorème de Gödel est souvent aussi appelé « théorème d’incomplétude ».

Bien que Gödel n’ait abouti à ce résultat que pour un système d’arithmétique, les conséquences de ce coup de tonnerre dans le ciel serein des mathématiques ont été énormes. Bien au-delà du domaine des mathématiques, elles portent aujourd’hui encore sur des domaines de la pensée aussi divers que la philosophie ou l’informatique : en philosophie, parce que ce théorème montre que le pouvoir de la pensée rationnelle n’est pas sans limites ; en informatique, parce qu’il révèle l’existence de problèmes de mathématiques qui ne pourront jamais être résolus par un ordinateur. Le théorème de Gödel implique qu’il existe toujours une limite à notre connaissance d’un système donné, car nous faisons nous-mêmes partie de ce système. Pour aller au-delà de cette limite, il nous faudrait en sortir. C’est à ce titre qu’à mon sens nous devons faire appel à d’autres sources de connaissance quand il s’agit de morale et d’éthique. Je pense que la spiritualité (et le bouddhisme en particulier) a un rôle à jouer là où les limites de la science laissent un vide à combler, un vide qui touche à la transformation personnelle et à la connaissance de notre esprit. La spiritualité donne sur le réel une vue que la science est incapable de dispenser, parce que celle-ci est incomplète au sens du théorème de Gödel.

Mais attention ! Il ne faut pas penser pour autant que la logique de la science serait devenue floue, relative et qualitative. Il y a des lois physiques qui gouvernent le chaos autant que l’indétermination. Le principe d’incertitude de Heisenberg selon lequel on ne peut jamais connaître à la fois la vitesse et la position d’une particule a une forme mathématique bien définie. Tout comme ce sont les mathématiques qui ont servi à Gödel à prouver qu’on ne peut pas démontrer certaines propositions dans un système d’arithmétique (c’est ce qu’on appelle la « méta-mathématique »). Tout ici reste quantitatif, rien ne devient qualitatif, il n’en demeure pas moins que nous devons accepter qu’il existe fondamentalement une part d’incertitude et de chaos dans la nature.

La science ressort-elle affaiblie de son contact avec les notions d’incertitude, d’indétermination, d’imprédictibilité, d’incomplétude et d’indécidabilité ? Vacille-t-elle parce qu’elle sait désormais qu’elle ne peut pas tout savoir ? Je ne le pense pas. Je trouve au contraire que la science s’en trouve renforcée. Le chaos et l’indétermination permettent à la nature de s’abandonner à un jeu plus créatif, de produire du nouveau non contenu implicitement dans ses états précédents, d’échapper à un déterminisme rigide et stérile. Pour reprendre l’exemple du jazzman qui innove en improvisant autour d’un thème donné, la nature se montre spontanée et ludique en jouant avec les lois naturelles pour créer de la nouveauté. Le livre de la nature n’est pas écrit une fois pour toutes, il s’élabore au fur et à mesure.