La nature est donc belle parce qu’elle possède un ordre, parce qu’elle est régie par des lois. Plus étonnant encore, ces lois peuvent être exprimées en termes mathématiques. « Le nombre est le principe et la source de toute chose », proclamait déjà Pythagore au VIe siècle av. J.-C. Quelque vingt-deux siècles plus tard, Galilée arrive au même constat : « Le livre de la nature est écrit dans un langage mathématique. » Le surprenant succès des mathématiques à décrire le réel constitue l’un des plus profonds mystères qui soient, car il n’est pas du tout évident que tel devrait être le cas. Pourquoi des entités abstraites, sorties de l’esprit des mathématiciens, et qui, en général, ne nous sont d’aucune utilité dans la vie courante, se trouvent-elles au diapason des phénomènes naturels ? Pourquoi la pensée pure rejoint-elle ainsi le concret ? Le physicien hongro-américain Eugene Wigner a exprimé son étonnement devant cette adéquation en parlant de l’efficacité déraisonnable des mathématiques{10} » à décrire la nature. Je suis moi-même toujours émerveillé quand je pense qu’avec des lois physiques exprimées en termes mathématiques, la NASA a pu envoyer un homme sur la Lune.
D’aucuns ont avancé que le succès des mathématiques à décrire le monde n’est qu’un phénomène culturel : l’évolution darwinienne a façonné le cerveau de l’homme de façon à lui faire aimer les mathématiques, ce qui le pousse à ne rechercher que les aspects de la nature susceptibles d’être décrits par ce langage. Des extraterrestres qui auraient suivi une évolution biologique totalement différente et qui seraient dotés de cerveaux qui ne ressembleraient pas aux nôtres ne penseraient pas que la nature est mathématique. Il est vrai que les scientifiques sélectionnent volontiers, parmi tous les problèmes que leur pose le monde, ceux qui sont susceptibles d’être résolus mathématiquement. Ses aspects les moins adaptés à un tel traitement sont souvent délaissés et négligés. Certains chercheurs vont même jusqu’à déclarer « fondamentaux » les seuls aspects de la nature qui peuvent être traités mathématiquement, ce qui les pousse à conclure de façon tautologique que « les aspects fondamentaux de la nature sont mathématiques » ! D’autres ont suggéré que l’adéquation extraordinaire entre les mathématiques et la nature résulte du fait que le monde naturel permet des opérations arithmétiques telles que l’addition, la soustraction ou la multiplication. Nos ancêtres utilisaient l’arithmétique dans le but bien pratique de compter les moutons des troupeaux ou les pièces de monnaie dans une bourse. Compter, additionner ou soustraire nous semblent des opérations tellement banales et naturelles que nous ne pouvons pas concevoir un monde où elles ne seraient pas possibles. Pourtant, dans un univers où les objets matériels ne seraient pas séparés en entités distinctes, où les moutons et les pièces de monnaie auraient constitué des objets non séparés et continus, telles les eaux d’un fleuve, ces opérations ne pourraient avoir lieu.
Le fait que le monde physique permette les opérations arithmétiques a une conséquence inestimable : il est calculable, ce qui permet la science, je l’admets. Mais je ne pense pas pour autant que le caractère mathématique du monde soit un phénomène purement culturel et qu’il résulterait seulement du fait que nous pouvons compter des entités distinctes ou de la prédilection des hommes pour les mathématiques. À mon sens, l'« efficacité déraisonnable des mathématiques » à décrire le monde naturel vient de ce que les lois naturelles résident dans un monde platonicien d’Idées, de pures entités qui agissent sur notre monde. Cette hypothèse explique aussi pourquoi l’univers nous est compréhensible.
« Ce qui est le plus incompréhensible, c’est que le monde soit compréhensible. » Cette phrase d’Einstein exprime son étonnement devant le fait que l’homme est doué de la capacité de comprendre l’univers. Après tout, nous aurions très bien pu habiter un univers dont l’organisation soit si complexe qu’elle dépasse notre entendement, et où nous nous serions contentés de subir les lois naturelles sans avoir la moindre idée de ce qu’elles sont. Le fait que nous réussissions à donner une explication au monde par la science n’est-il que le résultat d’un heureux hasard, ou bien a-t-il en quelque sorte été « programmé » ? Notre aptitude à connaître l’univers est-elle un pur accident, ou bien était-il inévitable que des organismes biologiques émergeant de l’ordre cosmique exaltent cet ordre en le comprenant ? Nos avancées scientifiques extraordinaires ne sont-elles qu’un simple accident de parcours dans la longue histoire de l’univers, ou bien la conséquence d’une intime connexion cosmique entre l’homme et le monde ?
Pour le réaliste que je suis, les lois physiques et les entités mathématiques constituent un vaste paysage que nous pouvons explorer et découvrir avec notre raison, tout comme nous pouvons explorer le désert du Sahara ou la forêt amazonienne. Les nombres entiers ou les figures géométriques ne naissent pas de notre esprit. Ils sont simplement là, que les êtres humains en soient conscients ou non. René Descartes, réaliste convaincu, écrit dans ses Méditations métaphysiques à propos de la figure géométrique du triangle : « Lorsque j’imagine un triangle, encore qu’il n’y ait peut-être en aucun lieu du monde hors de ma pensée une telle figure, et qu’il n’y en ait jamais eu, il ne laisse pas néanmoins d’y avoir une certaine nature ou forme, ou essence déterminée de cette figure, laquelle est immuable et éternelle, que je n’ai point inventée et qui ne dépend en aucune façon de mon esprit{11}. » Le mathématicien britannique Roger Penrose dit, quant à lui : « Les concepts mathématiques semblent posséder une réalité profonde… C’est comme si la pensée humaine était guidée vers une vérité extérieure, une vérité qui a sa réalité propre et qui n’est que partiellement révélée à chacun d’entre nous{12}. »
Pour moi, un scientifique qui explore le paysage mathématique ou physique dans l’espace mental est tout autant un explorateur de l’inconnu que le commandant Cousteau découvrant les splendeurs du monde sous-marin, ou que sir Edmund Hillary conquérant le mont Everest. Comme de toute exploration, des contrées inconnues surgissent, des phénomènes nouveaux émergent. La vérité qui jaillit de l’étude de certaines entités mathématiques et physiques est infiniment plus riche que celle dont le mathématicien disposait initialement. Le physicien allemand Heinrich Hertz décrit ainsi cette nouveauté en ce qui concerne les mathématiques : « Nous ne pouvons nous empêcher de penser que les formules mathématiques ont une vie propre, qu’elles en savent plus que leurs découvreurs et qu’elles nous donnent plus que nous leur avons donné. »