À la recherche du futur de l’univers

Le cœur lourd d’avoir laissé les miens dans une situation aussi incertaine, mais revigoré par la chaleur familiale et l’air du pays, je retournai à Caltech, prêt à travailler avec James Gunn sur les mystères de l’univers.

Gunn avait un programme d’observation à Palomar pour mesurer la décélération de l’univers dans son mouvement d’expansion. Le raisonnement était le suivant : l’évolution de l’univers dépend en principe de l’issue du combat titanesque entre la force d’expansion primordiale et la force de gravité exercée par tout son contenu matériel. Parce que cette dernière est attractive, elle doit ralentir l’expansion de l’univers. En d’autres termes, l’univers doit décélérer. Plus la masse de l’univers est élevée, plus la gravité qu’elle exerce est grande, et plus la décélération sera importante. Une mesure précise du taux de décélération de l’univers nous aiderait donc à cerner son contenu matériel total, que cette matière soit lumineuse et visible ou non (la masse invisible est aussi appelée « masse noire »). D’autre part, cette connaissance nous permettrait aussi de prédire le futur de l’univers : l’expansion allait-elle se poursuivre indéfiniment, l’univers deviendrait-il infini (ou, comme on dit en langage de cosmologue, serait-il « ouvert ») ? Ou bien arrêterait-il son expansion pour s’effondrer un jour sur lui-même (hypothèse d’un univers « fermé ») en un big bang à l’envers, un big crunch ou « grand effondrement » ? Ce futur ne se lirait ni dans les cartes ni dans une boule de cristal, on ne le définirait qu’en mesurant le taux de décélération de l’univers. L’idée de pouvoir connaître l’avenir du cosmos me remplissait d’excitation.

Mais comment s’y prendre ? Si nous voulons mesurer la décélération de notre voiture quand nous appuyons sur le frein, il nous suffit de mesurer sa vitesse à deux instants distincts. La décélération est obtenue en divisant la différence des vitesses par l’intervalle de temps séparant les deux instants. De même, pour mesurer la décélération de l’univers, l’astrophysicien doit mesurer la vitesse d’expansion universelle à diverses époques. Bien sûr, les cent ans d’une vie humaine, les dizaines de milliers d’années de la civilisation humaine, voire les quatre ou cinq millions d’années écoulées depuis l’apparition de l’homme en Afrique, sont des laps de temps beaucoup trop courts pour que la décélération de l’univers soit perceptible et mesurable. Il nous faut donc observer la décroissance de la vitesse d’expansion de l’univers sur un intervalle de temps qui s’étende au moins sur plusieurs milliards d’années. Cela veut dire que nous devons regarder très loin dans le passé. Est-ce possible ? Oui, car nous avons alors recours aux machines à remonter le temps que sont les télescopes, et appliquons le principe selon lequel « voir loin dans l’espace, c’est voir tôt dans le temps ». Pour obtenir la vitesse d’expansion de l’univers à différents instants de son existence, il nous suffit de mesurer la vitesse de fuite d’objets célestes situés à des distances différentes de la Terre. La vitesse de fuite d’objets distants nous donne la vitesse d’expansion de l’univers dans sa jeunesse, tandis que celle d’objets proches nous renseigne sur sa vitesse d’expansion actuelle. Si l’univers est en décélération, la seconde doit être inférieure à la première.

Quels objets célestes choisir pour nous servir de balises et mesurer l’évolution de la vitesse d’expansion de l’univers à travers le temps ? Pour remplir son rôle de balise, un objet doit nous fournir deux informations : sa vitesse de fuite et sa distance. La première quantité, la vitesse de fuite, n’est autre que la vitesse d’expansion de l’univers. Elle est relativement facile à obtenir. L’effet Doppler fait que la lumière d’un objet qui s’éloigne de nous vire vers le rouge en proportion de sa vitesse de fuite. Il suffit donc de décomposer la lumière de l’objet en ses différentes composantes colorées grâce à un spectroscope et de mesurer son déplacement vers le rouge pour déduire sa vitesse de fuite. Quant à la seconde quantité, la distance de l’objet, c’est une autre paire de manches ! Elle est pourtant essentielle, car une simple division de cette distance par la vitesse de la lumière va nous donner le laps de temps que nous avons pu remonter dans le passé de l’univers, et donc l’âge de l’univers correspondant à la vitesse d’expansion mesurée.

La mesure des distances des balises n’est pas des plus faciles. Tous les objets célestes sont en effet projetés pêle-mêle sur la voûte céleste qui nous apparaît en deux dimensions. Celle-ci ressemble à un vaste tableau où le peintre aurait oublié toute règle de perspective. Il revient à l’astronome de rétablir la troisième dimension : la profondeur cosmique. Pour déterminer la distance des balises, l’astronome va procéder comme le navigateur qui, pour jauger la distance de son navire au rivage, compare la brillance apparente du phare à sa brillance réelle (ou brillance « intrinsèque »), celle qu’il percevrait s’il était sur place (la brillance apparente varie comme la brillance intrinsèque divisée par le carré de la distance ; la connaissance des brillances apparente et intrinsèque permet donc de calculer la distance). De même, pour connaître la distance d’un objet céleste, l’astronome doit connaître sa brillance intrinsèque ; la mesure de sa brillance apparente lui permettra ensuite de déduire sa distance. La stratégie est dès lors d’isoler une classe d’objets dont la brillance intrinsèque ne varie pas, ni dans le temps ni dans l’espace (dans le jargon astronomique, on les appelle des « bougies standard »). Trouver une telle classe de phares cosmiques dont la brillance intrinsèque reste constante n’est pas chose aisée, car la plupart des objets astronomiques ont fâcheusement tendance à évoluer, donc à varier un tant soit peu en brillance au cours de leur vie. Parmi la faune des objets astronomiques qui peuplent l’univers, les galaxies elliptiques géantes au cœur des amas semblaient toutes désignées pour jouer ce rôle de phares. De plus, elles brillent d’un feu intense et on peut les voir à de très grandes distances. Dans notre voyage vers le passé, elles permettent de remonter au moins jusqu’à la moitié de l’âge de l’univers, soit quelque sept milliards d’années en arrière. Pour traquer ces galaxies elliptiques dans leurs repaires les plus lointains, Gunn et moi organisâmes maintes expéditions au mont Palomar où le télescope de cinq mètres et les détecteurs électroniques qui y étaient attachés furent poussés jusqu’au bout de leurs possibilités.

Le succès de notre projet n’était possible que si la brillance intrinsèque des galaxies elliptiques géantes ne variait ni dans le temps ni dans l’espace. Or on sait aujourd’hui que ce n’est pas le cas et qu’elles évoluent en brillance au moins de deux manières. Les galaxies sont composées d’étoiles qui naissent, vivent et meurent, et qui par conséquent varient en brillance. La brillance de la galaxie, qui est la brillance intégrée de toutes les étoiles qui la composent, doit donc nécessairement diminuer au cours du temps. L’autre cause d’évolution des galaxies elliptiques géantes vient de leur prédisposition à dévorer leurs compagnes plus petites. Ce « cannibalisme galactique » fait que la plus grosse galaxie devient non seulement plus volumineuse mais aussi plus lumineuse à mesure que le temps passe. Parce que les galaxies elliptiques géantes ne sont pas des bougies standard, notre entreprise ne put aboutir. Mais quelle stupeur si nous avions réussi… car nous aurions découvert que l’expansion de l’univers, au lieu de décélérer, est au contraire en accélération !

Cette découverte extraordinaire a été annoncée en 1998 par deux équipes internationales d’astronomes. Voulant comme nous mesurer la décélération de l’univers, eux prirent pour balises non pas les galaxies elliptiques géantes mais des explosions de cadavres d’étoiles, des naines blanches, qui se détruisent dans de gigantesques événements thermonucléaires, appelées « supernovae de type Ia ». Et les deux groupes parvinrent, indépendamment l’un de l’autre, à une conclusion qui a pris tout le monde (ou presque) de court : l’univers a bien été en décélération, mais seulement pendant les sept premiers milliards d’années de son existence ; ensuite, l’expansion de l’univers, au lieu de continuer à décélérer, s’est mise au contraire à accélérer ! Comment l’univers a-t-il pu passer ainsi d’une décélération à une accélération ? S’il contenait exclusivement de la matière, qu’elle soit visible ou invisible, celle-ci exercerait inévitablement une gravité attractive, et il devrait toujours décélérer. Pour rendre compte de son accélération, force est donc de postuler l’existence dans l’univers de quelque chose d’autre que la matière (ou la lumière) qui exercerait une force répulsive supérieure à la force attractive de la matière. Faute de plus d’informations et pour dissimuler leur ignorance, les astrophysiciens ont appelé ce quelque chose « énergie noire ».

Voilà donc ce que nous pouvons dire aujourd’hui, et que nous étions bien loin d’imaginer quand nous faisions nos observations à Caltech : tout ce que nous voyons briller dans le ciel, la matière lumineuse dans les cent milliards de galaxies de l’univers observable, chacune contenant cent milliards de soleils, ne représente que 0,5% du contenu total de l’univers ! La plus grande partie du reste n’émet aucune sorte de lumière et est constituée d’énergie noire (74%) de nature encore inconnue, et de matière noire dite « exotique » (22%) dont l’identité est tout aussi mystérieuse. On suppose que cette dernière est composée de particules massives nées dans les premières fractions de seconde du big bang. La matière « ordinaire », faite d’atomes, celle qui nous constitue, ne représente que 4%, dont 0,5% de matière lumineuse et 3,5% de matière noire (probablement du gaz d’hydrogène froid dans l’espace intergalactique et chaud dans les amas de galaxies). Notre univers est donc comme un immense iceberg dont nous voyons seulement une très petite partie émerger. Mais il y a une différence fondamentale entre l’iceberg et l’univers : si nous savons de quoi est faite la masse immergée de l’iceberg, la nature de l’énergie noire et de la masse noire reste un formidable défi pour l’esprit humain. En d’autres termes, nous n’avons aucune idée de 96% du contenu de l’univers ! Le renard de Saint-Exupéry ne croyait pas si bien dire quand il confiait au Petit Prince : « L’essentiel est invisible pour les yeux. »

À cause de la force répulsive de l’énergie noire, l’univers connaîtra une expansion éternelle. L’humanité future – si tant est qu’elle puisse perdurer des milliards d’années, ce qui est bien peu probable – échappera au sentiment de claustrophobie qu’engendrerait un univers « fermé » qui se contracterait sous son propre poids et se rétrécirait toujours plus. Nos descendants ne verront pas les galaxies et les étoiles se rapprocher les unes des autres, fusionner, perdre leur identité, et se volatiliser en lumière et en particules dans un tumulte de détonations nucléaires. Ils ne verront pas disparaître la nuit, remplacée par la lumière aveuglante d’un univers trop chaud et trop dense. Ils ne périront pas dans un brasier infernal…

En revanche, l’univers sera de plus en plus dilué par l’accélération cosmique. L’espace s’agrandira si vite que plus aucune particule ne pourra s’assembler à d’autres, ni aucune structure se former. Quand l’horloge cosmique sonnera quelques dizaines de milliards d’années (rappelons que l’univers actuel a un âge de 13,7 milliards d’années), la Voie lactée ne sera plus qu’un îlot perdu dans la vaste immensité du cosmos. Les centaines de milliards de galaxies maintenant accessibles à nos télescopes se seront tellement éloignées que nous ne pourrons plus les voir. Seules resteront visibles les centaines de galaxies appartenant au superamas de la Vierge, dont la Voie lactée fait partie. Et les études astronomiques que nos lointains descendants pourront alors entreprendre seront extrêmement limitées, car il y aura très peu d’objets à observer dans le ciel.

Mesurant ma chance de vivre à une époque où tant de mystères subsistaient encore et surtout d’avoir accès à des instruments sophistiqués et performants qui me permettaient de m’y attaquer, je ne vis pas passer les deux années d’études postdoctorales à Caltech, de 1974 à 1976. De nouveau, comme avec Spitzer, le destin avait mis sur mon chemin un mentor exceptionnel. James Gunn était extraordinairement doué. J’étais éberlué par sa faculté à passer des concepts les plus abstraits et ardus, des équations les plus compliquées à la construction de détecteurs électroniques ultrasophistiqués. En général, comme je l’ai expliqué, l’astrophysicien est soit observateur, soit théoricien, soit instrumentaliste. Gunn, lui, portait les trois casquettes à la fois. On était bien loin du scientifique d’antan qui pensait que mettre la main à la pâte était indigne d’un grand professeur. En outre, marque des grands, lui aussi était doué d’une intuition hors du commun en ce qui concernait l’astrophysique.

En plus de mon travail sur la décélération de l’univers et des nombreux voyages à Palomar que cela nécessitait – pour mon plus grand bonheur ! -, j’utilisais aussi le grand ordinateur sur le campus pour calculer des modèles de galaxies. L’ordinateur joue en effet un rôle très important en astrophysique. Faute de pouvoir expérimenter en laboratoire comme le feraient un chimiste ou un biologiste, l’astrophysicien fait des expériences numériques avec un ordinateur puissant qui permet de simuler et d’étudier l’évolution des structures. Étoiles, galaxies, amas et superamas de galaxies, univers, l’ordinateur est capable de produire autant de modèles de galaxies ou d’univers que vous lui en demandez. Dès qu’il a un problème, l’astrophysicien s’en va donc questionner l’ordinateur comme un prêtre de l’Antiquité s’en allait interroger l’oracle de Delphes.

Un problème en particulier me trottait dans la tête : comment expliquer les différents types de galaxies dans l’univers ? Celles-ci se répartissent en effet en trois catégories principales. Viennent d’abord les « spirales » – ainsi appelées parce qu’elles exhibent de jolis bras spiraux – qui hébergent à la fois des étoiles jeunes et vieilles. Notre Voie lactée en est une. Dans les galaxies spirales, les jeunes étoiles viennent au monde parmi des pouponnières stellaires résidant le long des bras spiraux, dans un disque aplati d’environ cent mille années-lumière de diamètre, et coexistant avec des nuages de gaz et de poussière. Les étoiles vieilles résident quant à elles dans une sorte de halo ellipsoïdal entourant le disque. Il y a ensuite les galaxies « elliptiques » qui ne possèdent généralement ni disque, ni pouponnière d’étoiles, ni gaz, ni poussières. Dans la dernière catégorie, sorte de fourre-tout, on range toute galaxie qui n’est ni spirale ni elliptique, qu’on baptise « galaxie irrégulière ».

Pourquoi existait-il une telle dichotomie entre les galaxies spirales et elliptiques quant à leurs populations stellaires ? En calculant des modèles de galaxies, la réponse m’apparut claire comme le jour : la forme finale des galaxies doit dépendre de la capacité des embryons galactiques à convertir en étoiles la matière gazeuse composée de gaz d’hydrogène et d’hélium fabriqué dans le big bang. Certains embryons sont si efficaces que tout leur gaz a été converti rapidement (en moins d’un milliard d’années) après le big bang : ils sont devenus des galaxies elliptiques, n’ayant plus de gaz et ne contenant que des étoiles vieilles, nées il y a quelque treize milliards d’années. D’autres embryons, moins efficaces, ne sont parvenus à transformer en étoiles qu’environ 80% de leur masse gazeuse pendant le premier milliard d’années, les 20% du gaz qui restent se disposant en un disque mince et aplati qui tourne sur lui-même environ tous les deux cents millions d’années, et ce disque gazeux continuant à se convertir en étoiles le long de bras spiralés à un rythme beaucoup plus lent, processus qui dure encore aujourd’hui, 13,7 milliards d’années après le big bang : ce sont les galaxies spirales. D’autres embryons encore, franchement inefficaces, prennent tout leur temps pour convertir leur gaz en étoiles ; après 13,7 milliards d’années, leur masse gazeuse est toujours supérieure à leur masse en étoiles : il s’agit des galaxies irrégulières. Pourquoi les embryons de galaxies varient-ils tant dans leur capacité à transformer la matière gazeuse en étoiles ? Il semble bien que cela soit lié à leur densité initiale. Pour des embryons galactiques très denses, ceux qui vont devenir des galaxies elliptiques, le gaz, plus comprimé et plus chauffé, se convertit plus facilement en étoiles. Pour des embryons galactiques moins denses, qui vont devenir des galaxies spirales (et irrégulières), le gaz, moins comprimé, met plus longtemps à opérer cette mutation.