Pourquoi l’Amérique ?

Un autre événement me rattache à Jefferson. En raison de la disparition de mon pays, le Sud-Vietnam, mon passeport vietnamien n’avait plus aucune valeur. Devenu apatride, pour voyager et continuer à travailler aux États-Unis, j’ai dû demander le statut de réfugié politique, puis celui de résident permanent et enfin postuler pour obtenir la nationalité américaine. Le 4 juillet 1981, jour de la fête nationale, j’ai été naturalisé lors d’une cérémonie émouvante à Monticello, la demeure de Jefferson à côté de Charlottesville. Je ne pouvais rêver d’un endroit plus symbolique et plus approprié pour devenir un citoyen américain à part entière.

J’éprouvais un profond sentiment de reconnaissance à l’égard de mon pays adoptif qui m’avait accueilli après la tourmente politique et militaire qu’avait traversée le Vietnam. Mon père emprisonné dans un camp de « rééducation », il était hors de question que je retourne vivre sur ma terre natale. Fils d’un haut fonctionnaire de l’ancien gouvernement du Sud, je risquais de perdre ma liberté si je remettais les pieds là-bas, du moins pendant la période dure, de 1975 jusqu’au début des années 1990, qui a suivi la réunification du pays. Du reste, vivre sous un régime communiste ne me disait rien qui vaille. Même si le Sud-Vietnam était loin d’être une vraie démocratie, je disposais tout de même d’une certaine liberté personnelle pendant mon enfance et mon adolescence. J’avais surtout trop goûté à la plénitude des droits et libertés pendant mes années passées en Amérique et mes fréquentes visites en France pour pouvoir revenir en arrière. Devenir citoyen américain signifiait que je pourrais participer à la vie politique du pays et exercer mes droits démocratiques en choisissant les responsables qui affecteraient directement ma vie. Car la guerre du Vietnam m’avait appris que, dans une démocratie digne de ce nom, si le président n’a plus le soutien du peuple, il doit changer de politique, aussi puissant soit-il.

D’autre part, j’avais acquis toute ma science en Amérique, et où aurais-je pu pratiquer l’astrophysique au plus haut niveau, dans de meilleures conditions ? L’Amérique dominait le monde dans beaucoup de domaines, et en particulier en science. Les nombreux scientifiques européens, en grande majorité d’origine juive, chassés par l’antisémitisme nazi et réfugiés aux États-Unis, qui avaient trouvé des emplois dans les départements de physique et d’astrophysique des grandes universités américaines, avaient déplacé le centre de gravité de la science mondiale de l’Europe vers l’Amérique. Ces réfugiés avaient ensuite formé une jeune génération de physiciens américains qui avaient pris la relève. D’autre part, consciente très tôt que sa puissance économique et militaire dépendait étroitement de sa domination scientifique et technologique, l’Amérique avait investi considérablement dans ces domaines. Autre circonstance favorable : après la fabrication de la bombe atomique, les physiciens qui avaient acquis un prestige considérable auprès des politiciens pouvaient devenir des lobbyistes efficaces pour le financement de leurs recherches. Les entreprises industrielles s’étaient également mises de la partie : elles finançaient aussi bien la recherche appliquée que fondamentale, se rendant compte qu’elles étaient intrinsèquement liées, et que sans cette dernière les innovations techniques se tarissaient. Un exemple frappant est celui de la compagnie téléphonique Bell : c’est dans ses laboratoires que s’est accomplie une grande partie de la recherche fondamentale qui a permis la fabrication des lasers et autres masers, ce qui a valu à l’entreprise plusieurs prix Nobel de physique. Enfin, il existait dans le pays une vraie tradition philanthropique, stimulée sans doute par des lois fiscales favorables aux donations, qui poussait les magnats de l’industrie à financer la recherche fondamentale dans les domaines qui les intéressaient personnellement. C’est ainsi que Andrew Carnegie, magnat de l’acier, et John Rockefeller, fondateur de la Standard Oil, subventionnèrent les plus grands télescopes de leur temps.

Outre ces considérables sources de financement de la science en général – et de l’astronomie en particulier – condition sine qua non pour qu’elle prospère, un autre facteur déterminait mon choix de l’Amérique : la conquête spatiale. L’essor de la NASA fut extrêmement bénéfique pour l’astronomie. L’exploration du système solaire par les sondes spatiales commença à battre son plein à partir des années 1960, culminant avec le lancement du télescope spatial Hubble en 1990. En travaillant aux États-Unis, j’aurais accès aux plus grands télescopes du monde, à la fois au sol et dans l’espace, ce qui me permettrait de regarder le plus loin possible dans l’univers et de remonter d’autant plus dans le temps. Que pouvais-je souhaiter de mieux ?

Cependant, j’étais bien conscient que tout n’était pas pour le mieux dans mon pays d’adoption. La ségrégation raciale qui y sévissait me troublait profondément. Quelques années avant mon arrivée, en 1967, dans certains États du Sud comme l’Alabama ou le Mississippi, les Noirs n’avaient pas encore le droit d’utiliser les mêmes toilettes ou de s’asseoir aux mêmes places dans un bus que les Blancs. Même à Washington, dans la capitale, en bordure de la Virginie, il n’était pas rare d’apercevoir des panneaux proclamant : Whites only. C’est seulement grâce au militantisme non violent du pasteur Martin Luther King et d’autres leaders que les droits civiques des Noirs – en particulier le droit de vote et celui de l’accès à l’éducation – furent enfin inscrits dans la loi. Et encore la mise en application de cette législation fut-elle extrêmement difficile au début, dans les États du Sud. Je me souviens de scènes choquantes à la télévision où sur certains campus les étudiants noirs devaient être escortés par des soldats de la garde nationale pour pouvoir aller en cours.

Certes, durant mes quelque quarante ans passés en Amérique, j’ai vu la situation s’améliorer considérablement pour les Noirs – et par extension pour les autres minorités ethniques. On voit aujourd’hui des hommes et des femmes de couleur occuper les plus hautes fonctions de l’État ou diriger les entreprises les plus importantes du pays. Mais le chemin qui reste à parcourir est encore très long. Les statistiques montrent qu’en moyenne, les Noirs gagnent toujours moins, sont plus souvent au chômage ou détenus en prison, et sont moins éduqués que les Blancs. Pour ma part, travaillant dans un milieu universitaire libéral et éclairé, je n’ai jamais été directement victime de racisme, bien que je ne puisse exclure les formes plus subtiles qu’il peut prendre. Il est vrai aussi qu’étant relativement réduite et imprégnée des valeurs confucianistes du travail et de l’éducation, la minorité asiatique s’intègre généralement bien.

L’Amérique est un pays d’extrêmes, on le sait. Elle peut atteindre des sommets d’intelligence, d’ouverture, d’innovation et de créativité – envoyer un homme sur la Lune, développer Internet, inventer le jazz – aussi bien que toucher au tréfonds de la bêtise, de l’ignorance et de la bigoterie. Dans un pays qui possède le plus grand nombre de prix Nobel scientifiques au monde, je suis choqué qu’en 2009, année du 150e anniversaire de L’Origine des espèces de Charles Darwin, seulement 39% des Américains croient en la théorie de l’évolution (25% n’y croient pas et 36% sont sans opinion) selon un sondage Gallup. Plus grave encore, certains défendent férocement une interprétation littérale de la Bible et croient dur comme fer que le monde et l’homme ont été créés en six jours il y a quelque cinq mille ans. Pour eux, peu importe que les études paléontologiques nous disent que les plus vieux fossiles bactériens datent d’au moins 3,5 milliards d’années, ou que les études astronomiques nous révèlent que l’âge de la Terre est de 4,5 milliards d’années et celui de l’univers de 13,7 milliards d’années. Ils appartiennent à un courant dit « créationniste » ou du « dessein intelligent » (Intelligent Design) qui milite avec hargne et ténacité depuis des décennies pour que la « science de la Création » soit enseignée dans les écoles publiques au même titre que la théorie de l’évolution de Darwin. Heureusement, une loi de l’Arkansas de 1981 défendant le créationnisme a été déclarée anticonstitutionnelle par la Cour suprême des Etats-Unis, celle-ci jugeant très justement que la théorie de la Création relevait de la religion plutôt que de la science. Malgré cela, le lobby créationniste n’est pas près de désarmer.

Autre fait qui heurte ma sensibilité : la quasi libre circulation des armes à feu. Je me suis toujours interrogé sur l’attachement viscéral que certains Américains (dont quelques-uns de mes collègues à l’université) ont vis-à-vis d’elles. Je n’arrive pas à comprendre que, dans un pays de trois cents millions d’habitants, il y ait deux cent vingt-trois millions d’armes à feu en circulation, chacun ou presque pouvant s’en procurer à sa guise. La violence que cela engendre est considérable, y compris dans les écoles et les universités. Qui ne se souvient pas des massacres d’étudiants et de professeurs au lycée Columbine dans le Colorado en 1999 ou à l’université Virginia Tech (à 250 kilomètres de Charlottesville) en 2007 ? Les politiciens (comme Bill Clinton) qui se sont élevés contre cette culture des armes à feu, et qui ont tenté d’imposer une législation plus stricte de leur achat, se sont constamment heurtés au puissant lobby de la NRA (National Rifle Association). Souvent je me demande si cette passion des armes, passion violente s’il en est, n’est pas aussi à l’origine du refus de certains États, comme le Texas ou la Californie, d’abolir la peine de mort.

Tout aussi dérangeant pour moi est le règne de l’argent. Aux États-Unis, devenir riche est presque unanimement considéré comme une marque de réussite de la vie, aux dépens des autres valeurs. De plus, dans le pays le plus riche du monde, la richesse est distribuée de manière très inégale : en termes de revenus, les trois cent mille Américains les plus fortunés (1% de la population) gagnent autant que les cent cinquante millions les plus pauvres (50% de la population), et ce fossé ne cesse de se creuser d’année en année. Jusqu’à très récemment, un Américain sur six ne possédait aucune couverture sociale et ne pouvait pas se faire soigner. En 2010, le président Barack Obama a enfin pu faire passer une loi visant à établir un plan d’assurance maladie pour tous les Américains. Ce qui a déjà poussé certains États à intenter des actions en justice pour anticonstitutionnalité !