L’univers déterministe et réductionniste de Newton et de Laplace
Les belles théories, en nous rapprochant toujours plus de la vérité, changent irrémédiablement notre vision du monde. Nous avons assisté au XXe siècle à un véritable bouleversement de notre façon de concevoir le monde. Après avoir dominé la pensée occidentale pendant quelque trois cents ans, la vision newtonienne d’un univers fragmenté, mécaniste et déterministe a laissé la place à celle d’un monde holistique, indéterministe et exubérant de créativité. Voici ce nouvel univers tel que je le conçois.
Pour Newton, l’univers n’était qu’une immense machine composée de particules matérielles inertes, obéissant servilement et aveuglément à des forces extérieures, et totalement dépourvu de créativité. L’univers était une mécanique bien huilée, une horloge réglée avec précision et qui, une fois remontée, fonctionnait d’elle-même selon des lois strictement déterministes. La liberté et la fantaisie en étaient bannies. À partir d’un petit nombre de lois physiques, l’histoire d’un système pouvait être entièrement expliquée et prédite pourvu qu’on la caractérise parfaitement à un instant donné. Le physicien français Pierre Simon de Laplace se fit le chantre de ce déterminisme triomphant dans sa fameuse déclaration : « Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée, et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome ; rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir comme le passé seraient présents ses yeux{23}. »
L’horloge cosmique était si bien huilée qu’elle marchait toute seule. Une intervention divine n’était plus nécessaire. D’où la fameuse réplique de Laplace à Napoléon selon laquelle il n’avait plus besoin de l’hypothèse de Dieu. De même que la foi était reléguée au second plan par la raison, le temps n’avait plus de place, le futur étant contenu dans le présent et le passé. Le Grand Livre était somme toute déjà écrit, et pour reprendre les mots du chimiste belge Ilya Prigogine : « Dieu était réduit au simple rôle d’un archiviste tournant les pages du livre cosmique. » L’univers était enfermé dans un carcan rigide qui lui ôtait toute créativité et lui interdisait toute innovation. Tout était irrémédiablement fixé à l’avance, aucune surprise n’était permise. Ce qui fit dire à Hegel : « Il n’y a jamais rien de nouveau dans la nature ! »
C’était un monde où le réductionnisme régnait en maître. Il suffisait de décomposer tout système complexe en ses éléments les plus simples et d’étudier le comportement de ses parties pour comprendre le tout. Car le tout n’était ni plus ni moins que la somme des composantes. Il existait une relation directe entre la cause et l’effet. L’ampleur de l’effet était invariablement proportionnelle à l’intensité de la cause et pouvait être déterminée à l’avance. Si bien que la nature pouvait être étudiée en termes de particules élémentaires, ses composantes les plus simples. Cette démarche tentait de réduire la richesse et la beauté du monde aux seules particules, champs de force et interactions. Cette vue mécaniciste, matérialiste et réductionniste du monde déborda dans d’autres domaines. En biologie, les êtres vivants devinrent des « machines génétiques », collections de particules soumises à des forces aveugles. Les phénomènes biologiques et mentaux ne furent plus que des processus physiques pouvant s’expliquer en termes de matière et d’énergie. Cette approche supposait que toute la complexité du monde – le parfum des roses, le sourire d’un enfant, l’amour entre un homme et une femme – se réduisait aux lois de la physique.