La science n’a rien à dire sur la manière de conduire notre vie

Ce n’est plus à démontrer, la science et ses applications technologiques nous ont procuré d’immenses bienfaits, mais elles ont aussi été à l’origine de ravages pour le moins aussi importants. Malgré toutes les connaissances qu’elle nous apporte – aucune description valable du monde naturel aujourd’hui ne peut ignorer les acquis des théories de la relativité, de la mécanique quantique et de l’évolution des espèces –, la science n’a rien à dire sur la façon de mener notre existence et de vivre en société. Elle ne suffit pas pour nous rendre heureux. Il n’y a qu’à observer la population des pays les plus avancés scientifiquement et technologiquement : si le confort matériel y est grand, il n’empêche le mal-être émotionnel et psychologique. Celui-ci est peut-être même plus intense dans les pays les plus développés. La science moderne a énormément contribué à alléger notre quotidien, mais elle ne peut pas nous offrir le bien-être moral. C’est seulement en nous transformant intérieurement que nous pouvons espérer atteindre la sérénité et le bonheur. Seule, la science est inapte à développer en nous les qualités humaines indispensables à ce bonheur, car par elle-même elle est incapable d’engendrer la sagesse.

J’en veux pour preuve la grande disparité qui existe parfois entre le génie scientifique et les valeurs humaines d’une personne, une disparité qui me troublait beaucoup quand je me suis retrouvé à Caltech à l’âge de dix-neuf ans. Naïvement, je pensais que les compétences et la créativité des plus grandes sommités scientifiques que j’y côtoyais faisaient d’eux des êtres supérieurs à tout point de vue, en particulier sur le plan des relations humaines. J’ai été amèrement déçu. On peut être un très grand scientifique, un génie dans son domaine, tout en restant le plus médiocre des individus dans la vie courante. Les scientifiques ne sont ni meilleurs ni pires que la moyenne des hommes.

L’histoire des sciences abonde en exemples de grands esprits dont le comportement s’est révélé considérablement moins glorieux sur le plan humain. C’est le cas, par exemple, de Newton qui est sans doute, avec Einstein, le plus grand physicien qui ait jamais vécu. Alors que l’intellect de Newton était aussi vaste que l’univers, que son esprit embrassait la totalité du cosmos, sa personnalité était l’une des plus étriquées et mesquines qui soient. Il a accusé à tort le savant allemand Gottfried Leibniz de lui avoir volé l’invention du calcul infinitésimal alors que celui-ci l’avait conçu de manière indépendante. Régnant en despote sur la Société royale de Londres, l’Académie des sciences anglaise, il a traité de façon éhontée ses rivaux, le physicien Robert Hooke et l’astronome royal John Flamsteed. Alors qu’il a claironné l’harmonie et l’interdépendance de l’univers, il n’est jamais venu à l’esprit de Newton que celles-ci pouvaient s’appliquer aux affaires humaines. Plus grave : les physiciens allemands Philipp Lenard et Johannes Stark, tous deux Prix Nobel de physique, ont soutenu avec passion le nazisme et sa politique antisémite, proclamant la supériorité de la « science allemande » sur la « science juive ».

De temps à autre, trop rarement hélas, une personne allie le génie scientifique à un sens aigu de la morale et de l’éthique. C’est le cas d’Einstein. Face à la montée du nazisme en Allemagne, il est devenu un ardent sioniste tout en soulevant le problème des droits du peuple arabe dans la conception de l’État juif. Alors qu’il avait émigré aux Etats-Unis, ce fut sa lettre au président Roosevelt qui, en dépit de convictions profondément pacifistes, a été à l’origine du projet « Manhattan » consacré à la fabrication de la première bombe atomique, car il fallait prendre Hitler de vitesse. Mais, après la dévastation d’Hiroshima et de Nagasaki, Einstein a milité avec vigueur pour l’interdiction des armements nucléaires. Il s’est élevé contre le maccarthysme et a utilisé son immense prestige pour attaquer toute forme de fanatisme et de racisme. Pourtant, il existe aussi des zones d’ombre dans sa vie personnelle : père de famille indifférent et mari parfois volage, il a divorcé de sa première femme avec laquelle il avait eu une fille handicapée qu’il a délaissée. Il a admis lui-même : « Pour un homme dans mon genre, il se produit un tournant décisif dans son évolution lorsqu’il cesse graduellement de s’intéresser exclusivement à ce qui n’est que personnel et momentané pour consacrer tous ses efforts à l’appréhension intellectuelle des choses. »

Mon intention n’est pas de condamner ici tel scientifique ou de chanter les louanges de tel autre. Je veux seulement insister sur le fait que si la science est un puissant vecteur de savoir, elle ne débouche pas nécessairement sur un changement intérieur. La porter aux nues ou la vouer aux gémonies n’a pas plus de sens que de faire l’éloge ou la critique de la force d’un bras qui peut aussi bien tuer que sauver une vie. En soi, la science n’est ni bonne ni mauvaise. Ce sont ses applications techniques qui sont susceptibles, selon les cas, d’améliorer ou de desservir notre bien-être extérieur : la découverte par Einstein que la matière peut être convertie en énergie nous révèle pourquoi le Soleil brille et nous dispense sa chaleur et sa lumière pour éveiller et entretenir la vie sur Terre, mais c’est la même découverte qui est à l’origine des bombes atomiques larguées sur Hiroshima et Nagasaki.

La science a montré qu’elle pouvait agir sur le monde. Aujourd’hui, il n’existe plus de sphère de la vie humaine qu’elle n’affecte pas. Si nous sommes tous d’accord sur son rôle primordial, nous sommes pourtant beaucoup moins sûrs des critères à adopter pour guider ses applications. La science en soi est en effet incapable de nous conférer les qualités humaines nécessaires pour guider notre utilisation du monde. Ces qualités ne peuvent venir que d’une « science de l’esprit », ou spiritualité. Celle-ci est à même de nous éclairer dans nos choix moraux et éthiques afin que nos connaissances servent le bien de tous. Loin d’être secondaire par rapport à la science, voire superflue, la spiritualité, doit avoir partie liée avec elle.