Apprendre à chercher

Quand j’ai eu terminé mon bachelor en juin 1970, je me suis naturellement demandé où aller m’inscrire pour mon Ph. D. (doctorat), indispensable pour poursuivre dans la voie que je m’étais tracée. Cette thèse serait en quelque sorte le sésame pour entrer dans le club très fermé des chercheurs. J’aurais pu rester à Caltech pour faire cette thèse, mais mes professeurs me conseillèrent d’aller à l’université de Princeton : non seulement j’y rencontrerais d’autres grands esprits, mais cela m’ouvrirait à de nouvelles façons de penser et de pratiquer la recherche.

Aux États-Unis, les deux premiers centres astronomiques sont Caltech et Princeton. Caltech, sur la côte ouest, est un grand centre d’observation grâce à ses télescopes exceptionnels et à son ciel dégagé, tandis que Princeton, sur la côte est. qui ne possédait aucun grand télescope à cause d’un ciel le plus souvent nuageux, s’était surtout fait un nom dans la théorie. Il faut savoir qu’il y a deux grandes catégories d’astronomes : les observateurs et les théoriciens. Les premiers, qui scrutent le ciel avec des télescopes, fournissent la base expérimentale de l’astronomie, et ils utilisent ensuite les modèles des théoriciens pour interpréter leurs observations. Les seconds ne regardent pas directement le ciel, mais, à grands coups d’équations et avec l’aide d’ordinateurs, concoctent des théories pour expliquer les phénomènes du ciel découverts par les observateurs. Après avoir goûté à l’astronomie observationnelle à Caltech, j’avais envie de voir son autre face. Sans compter que Princeton me ramènerait sur les pas d’Einstein. J’ai donc entassé mes quelques affaires dans la voiture d’un ami qui allait aussi à Princeton, et nous avons traversé tous les deux les Etats-Unis, faisant ici et là quelques détours et arrêts pour admirer la magnifique et grandiose nature américaine, tels Monument Valley (je suis un grand admirateur des westerns de John Ford) ou le Grand Canyon.

J’ai passé quatre années fructueuses à Princeton, de 1970 à 1974, à faire mes premiers pas dans la recherche et à rédiger ma thèse. C’est pendant cette période que je suis devenu un astrophysicien à part entière. J’ai particulièrement apprécié la philosophie de l’enseignement qui était dispensé dans cette université. Au lieu de consacrer de longues années à n’approfondir qu’un seul sujet d’étude, comme c’est le cas dans de nombreuses universités, l’étudiant est encouragé à en explorer plusieurs. Il est ainsi confronté à la grande diversité de la recherche, il peut aiguiser son esprit sur des sujets différents, ce qui lui évite une spécialisation trop étroite. Un des grands fléaux de la science moderne est en effet l’extrême cantonnement de certains chercheurs qui savent tout sur presque rien. Le but essentiel de notre formation princetonienne n’était pas tant d’apporter tout de suite des réponses que de savoir poser les bonnes questions, car en science un problème bien posé est un problème déjà à moitié résolu. Nous apprenions à réfléchir. Il ne s’agissait plus de répéter ce que d’autres avaient déjà découvert, mais de créer nous-mêmes de nouveaux savoirs.

Je connus pour la première fois le sentiment enivrant d’explorer par l’imagination des contrées vierges où nul ne était aventuré auparavant. J’ai en mémoire les longues discussions au tableau avec mes professeurs, pendant lesquelles j’ai appris par osmose comment poser, attaquer et résoudre un problème. Pendant les trois premières années, j’ai ainsi étudié l’évolution dynamique des amas globulaires (des ensembles sphériques de centaines de milliers d’étoiles liées par la gravité), l’évolution chimique des galaxies (comment ces dernières s’enrichissent en métaux lourds au fil du temps par l’alchimie nucléaire de générations successives d’étoiles). Je n’avais pourtant pas rompu entièrement avec les observations, puisque je suis revenu une fois au mont Palomar avec un de mes professeurs pour étudier, grâce au télescope de cinq mètres, le mouvement des étoiles dans le noyau de la galaxie Andromède. Ce fut un grand bonheur de renouer un contact intime avec le ciel.

À la fin de la troisième année, il était temps de choisir un directeur de thèse. Sans hésitation, j’allai frapper à la porte de Lyman Spitzer, le directeur du département d’astronomie de Princeton à cette époque. Il accepta de superviser mon travail de thèse à condition qu’il portât sur le milieu interstellaire. Il s’agissait là d’un brûlant sujet de recherche. L’espace entre les étoiles d’une galaxie n’est pas vide, mais héberge de la matière interstellaire invisible à nos yeux. La température moyenne de ce milieu est plus que frigorifique, de l’ordre de – 173°C. Contenant en moyenne un atome d’hydrogène ou 10-24 gramme par centimètre cube, l’espace interstellaire est des dizaines de milliers de fois plus vide que le vide le plus perfectionné que nous puissions réaliser sur Terre. Or ce quasi-vide joue un rôle extrêmement vital dans l’écologie des galaxies, et ce pour plusieurs raisons. D’une part, compte tenu de l’immensité de l’espace (une galaxie s’étend sur une centaine de milliers d’années-lumière), la masse totale de matière entre les étoiles est malgré tout très importante – de l’ordre d’un dixième à la moitié de celle qui réside dans les étoiles elles-mêmes. D’autre part, cet espace interstellaire est par excellence le milieu où la matière est recyclée d’une génération d’étoiles à l’autre. Ainsi, c’est là que les étoiles massives rejettent leurs débris enrichis d’éléments chimiques élaborés pendant leur vie, puis lors de leur agonie explosive. C’est également là que les lambeaux d’étoiles désintégrées se rassemblent, poussés par la gravité, pour donner naissance à de nouvelles générations d’étoiles.

Le télescope spatial Copernicus (du nom du chanoine polonais qui délogea la Terre de sa place centrale dans l’univers), fonctionnant dans l’ultraviolet, et que Spitzer avait spécialement conçu pour l’étude du milieu interstellaire, venait d’être mis avec succès en orbite en 1972, envoyant sur Terre une extraordinaire moisson d’informations. Il fallait un modèle pour en expliquer certaines. Ce fut le sujet de mon doctorat. À vrai dire, le thème exact de ma thèse ne m’importait que modérément. Ce qui m’enthousiasmait surtout, c’était d’avoir la chance de pouvoir travailler avec Spitzer. Sa grande réputation m’était parvenue jusqu’à Caltech et c’était en partie l’espoir de l’avoir comme directeur qui avait conduit mes pas à Princeton. Spitzer était un scientifique d’une trempe exceptionnelle. À l’instar de tous les grands, il possédait une intuition hors du commun concernant les phénomènes physiques et, comme Feynman, il connaissait généralement la réponse à un problème avant même de commencer les calculs. Il a contribué de manière fondamentale à la recherche dans trois domaines scientifiques différents : le milieu interstellaire, les amas globulaires (j’ai étudié leur évolution dynamique avec lui) et la physique des gaz très chauds (qu’on appelle « plasmas »).

Ce sont en partie ces dernières études qui furent à l’origine de la recherche sur la fusion nucléaire aux États-Unis et dans le monde, recherche qui se poursuit encore aujourd’hui dans le sud de la France, à Cadarache, avec le projet international ITER (International Thermonuclear Expérimental Reactor). L’idée est de reproduire l’énergie des étoiles sur Terre. Ainsi, le Soleil brille et nous alimente en énergie en fusionnant quatre par quatre des noyaux d’hydrogène (ou protons) en noyaux d’hélium. Si nous pouvions la produire sur Terre, cette énergie de fusion serait une source d’énergie idéale, car sa production ne pollue pas et l’hydrogène est disponible en quantités quasi illimitées dans l’eau des océans qui recouvrent 70% de la surface de notre planète. Mais fusionner des protons requiert des températures qui dépassent dix millions de degrés Celsius. La matière chauffée à de telles températures, si elle n’est pas emprisonnée comme à l’intérieur d’une étoile, s’emballe et se disperse, et la fusion des noyaux ne peut s’accomplir. Le Soleil ne connaît pas ce problème, car sa masse fantastique produit une énorme gravité qui confine naturellement le plasma d’hydrogène surchauffé en son cœur. Pendant une remontée à ski à Aspen dans le Colorado, Spitzer eut soudainement l’idée de confiner le plasma par des champs magnétiques. Son stratagème n’a malheureusement pas fonctionné, mais il a été le point de départ de la recherche de la fusion des plasmas dans le monde entier.