C’est du reste en tant que vulgarisateur que j’ai effectué un voyage au Vietnam en compagnie du président François Mitterrand. Un jour de 1993, dans mon bureau de l’université de Virginie, je reçus un appel du palais de l’Elysée. Je crus d’abord à une plaisanterie. Le président français me conviait à me joindre à la délégation qui l’accompagnerait dans sa visite d’Etat à mon pays natal. Il était le premier dirigeant occidental à renouer avec le Vietnam après son long isolement vis-à-vis de l’Ouest. Pourquoi le président m’a-t-il invité ? Personne ne m’en a jamais donné la raison précise. Il voulait sans doute faire honneur à ses hôtes en invitant un enfant du pays, internationalement connu. Peut-être aussi La Mélodie secrète avait-il plu à ce président cultivé qui aimait à s’entourer de philosophes et d’intellectuels.
L’invitation du président français me mettait face à un dilemme : devais-je retourner dans un pays qui avait emprisonné en 1975 mon père dans un camp de « rééducation », où il serait probablement mort sans l’intervention inespérée de mon ami astrophysicien ? Je posai la question à mon père qui ne s’opposa pas à ce retour : il me conseilla d’aller voir de mes propres yeux l’état actuel du Vietnam, et de juger par moi-même. Pour cet homme profondément bon et imprégné de philosophie bouddhiste, la haine, le ressentiment et la vengeance sont des poisons de l’esprit qu’il convient d’éliminer.
Il va sans dire que revenir dans ma ville natale de Hanoi où je n’avais pas mis les pieds depuis 1954 fut pour moi très émouvant. J’ai visité les anciens lieux de mon enfance et retrouvé certains membres de ma famille que j’avais perdus de vue depuis plus de quatre décennies. La misère et la souffrance dues aux longues années de guerre étaient encore palpables. Aux côtés du président, j’ai pu rencontrer des figures vietnamiennes légendaires, comme l’ancien chef du gouvernement Pham Van Dong (qui avait fait libérer mon père de son camp) ou le général Vo Nguyen Giap, vainqueur de Dien Bien Phu et de la lutte du Viet-minh contre les États-Unis. Ho Chi Minh, lui, était mort depuis longtemps. Même si je suis en désaccord avec la politique communiste de suppression des libertés fondamentales et avec la manière dont furent traités les vaincus, tel mon père, j’ai de l’admiration pour ce peuple héroïque qui a su vaincre deux grandes puissances, la France et les Etats-Unis, fut-ce au prix de tant de sang et de larmes. Pour préserver son indépendance, il a su démontrer au monde que les technologies de guerre les plus avancées ne suffisent pas pour vaincre l’esprit humain.
Après mon voyage avec le président Mitterrand, je suis retourné plusieurs fois au Vietnam en me demandant ce que je pouvais faire pour aider à sa reconstruction. Étant professeur et chercheur, la réponse s’est imposée d’elle-même : je me devais de communiquer et de transmettre ce que je connaissais aux jeunes. Le Vietnam est en plein démarrage économique. La moitié de sa population a moins de trente ans et n’a pas connu la guerre. Le grand enjeu est désormais de l’éduquer afin de lui donner la formation scientifique et technique nécessaire pour que le Vietnam puisse un jour rejoindre le peloton des « tigres » de l’Asie que sont le Japon, la Corée du Sud ou la Chine. Malgré les aléas de l’histoire, et de par l’influence confucéenne, le Vietnam, je l’ai dit, a toujours eu un profond respect pour les valeurs de l’esprit, pour l’éducation et le savoir. Je suis donc revenu donner des cours d’astrophysique à l’université de Hanoi et participer à des colloques d’astronomie. J’ai constaté une grande soif d’apprendre de la part des étudiants. Ce n’est certainement pas la matière grise qui fait défaut, mais plutôt un bon encadrement et des moyens. Le manque de laboratoires, d’ordinateurs et de locaux est criant. J’ai aussi donné une série de conférences sur l’histoire de l’univers. De Saigon à Hanoi, les foules se pressaient pour m’écouter. Le public fait assurément preuve d’une curiosité extrême, avivée par Internet qui met les nouvelles découvertes à la portée de tous. Les questions fusaient sur le big bang, les trous noirs et autres pulsars. Nombre d’auditeurs avaient lu mes livres dont la plupart ont été traduits en vietnamien.
L’astrophysique en tant que discipline universitaire n’existe pas encore au Vietnam, qui ne possède pas de grand télescope. La question se pose donc : est-ce qu’un pays en voie de développement comme le Vietnam doit s’engager dans la voie de la science fondamentale, c’est-à-dire acquérir la connaissance pour la connaissance, et non pas dans un but immédiatement pratique ? Étudier l’origine de l’univers, des galaxies et des étoiles n’augmente certes en rien le niveau de vie de la population ni ne stimule directement le développement économique du pays. Je comprends que le gouvernement préfère investir dans des sciences appliquées telles que la nanotechnologie, l’informatique ou la biotechnologie. Je conçois aussi que le Vietnam doive d’abord développer ses infrastructures (routières et ferroviaires notamment) pour faciliter le commerce et l’industrie, et l’éducation primaire et secondaire pour préparer ses jeunes.
Cela dit, la recherche fondamentale est une condition sine qua non de la prospérité économique de toute grande nation. Les Chinois l’ont bien compris. Pour atteindre et tenir leur rang de grande puissance, ils ont réalisé que la recherche et la créativité sont incontournables, et qu’une nation forte doit être un leader dans la recherche mondiale. J’ai été surpris de la rapidité avec laquelle la Chine a développé son programme spatial. Elle fait déjà partie du cercle très fermé des nations qui ont la capacité d’envoyer un homme dans l’espace. Ses ambitions visent maintenant la Lune, au moment où la NASA, faute de fonds, se retire de la course. Une vraie volonté politique existe dans l’empire du Milieu en ce qui concerne la recherche fondamentale. Il y a eu un réel engagement pour envoyer les jeunes Chinois se former dans les meilleurs laboratoires de recherche à l’étranger, surtout aux États-Unis et en Europe. Il y a eu aussi une authentique stratégie pour les accueillir au retour, une fois leur formation terminée. Les dirigeants chinois ont compris que, pour endiguer la fuite des cerveaux, il fallait des laboratoires bien équipés afin de permettre aux jeunes diplômés d’exercer leurs talents. Les salaires des chercheurs ont augmenté, et dans certains cas ont même atteint des niveaux internationaux. Ce qui a fait revenir en Chine nombre de professeurs expatriés d’origine chinoise, délaissant les postes qu’ils occupaient dans les universités américaines et européennes les plus prestigieuses.
Plus reculé dans le temps, l’exemple du Japon est saillant. C’est la décision de l’empereur Meiji, à la fin du XIXe siècle, d’ouvrir le Japon à l’Occident et d’envoyer les jeunes Japonais se former dans les universités de l’Ouest qui a été le moteur de l’essor économique sans précédent du pays du Soleil levant. De retour sur leur terre natale, les Japonais ont copié leurs maîtres pendant un certain temps, avant de les dépasser dans plusieurs domaines. La Corée du Sud a suivi la même voie. Je ne doute pas qu’avec une bonne gestion de la part de ses dirigeants, le Vietnam ne puisse un jour rejoindre ces « tigres » économiques de l’Asie. Il faudra cependant veiller à ce que ce développement se déroule dans le respect de l’environnement. Le Vietnam regorge de sites naturels d’une extrême beauté, qui abritent une faune et une flore parfois uniques au monde. Déjà, le tourisme grandissant et le développement hôtelier défigurent et polluent certains lieux mythiques, telle la baie d’Along, célèbre pour ses innombrables rochers calcaires qui surgissent de l’océan vers le ciel. À l’ère de la mondialisation, porteuse de promesses et d’espérances, mais aussi où l’argent est promu roi, il faudra que le Vietnam puisse se développer sans perdre les valeurs bouddhistes et confucéennes du respect de la nature, de la compassion et du devoir.
Le général Giap me confiait : « Le Vietnam a montré au monde son héroïsme sur le champ de bataille. Montrons-lui maintenant que le pays est capable de gagner la bataille économique. » J’ajouterais : « Et qu’il le fasse sans perdre son âme. »