L’alliance retrouvée entre l’homme et l’univers

L’irruption de la contingence et de l’histoire dans la fabrication du réel a libéré la nature de ses contraintes. Le réel n’est plus seulement déterminé par des lois naturelles appliquées à des conditions initiales particulières, il est aussi modelé et façonné par une suite d’événements contingents et historiques imprévisibles. La mécanique quantique a affranchi la matière de ses chaînes au niveau atomique et subatomique : elle y a remplacé la machine déterministe de Newton par un monde merveilleux d’ondes et de particules gouverné non plus par les lois rigides et contraignantes de la causalité, mais par celles, libératrices, du hasard. Au niveau macroscopique, c’est du chaos qu’est venu le souffle libérateur. Le flou quantique et le chaos libèrent la matière de son inertie. Ils permettent à la nature de donner libre cours à sa créativité. Son destin est « ouvert », son futur n’est plus déterminé exclusivement par son présent et son passé. La mélodie n’est plus composée une fois pour toutes. Elle s’élabore au fur et à mesure. Au lieu de suivre une partition de musique classique où chaque note a sa place et ne peut être changée ou supprimée sans que soit détruit l’équilibre délicat du morceau, la nature joue plutôt du jazz. Comme le jazzman improvise autour d’un thème général pour produire des sons nouveaux au gré de son inspiration et de la réaction de l’auditoire, la nature se montre spontanée et ludique en jouant avec les lois naturelles pour créer de la nouveauté. Parce que le futur n’est plus contenu dans le présent ni le passé, le temps recouvre sa place à part entière. Le Grand Livre cosmique n’est pas déjà composé, il reste à écrire.

Dans cette nouvelle vision du monde, la matière a perdu son rôle central. Ce sont les principes l’organisant et lui permettant d’accéder à la complexité qui occupent le devant de la scène. Par exemple, dans les systèmes où le tout est plus grand que la somme des composantes, ce sont les principes dits « émergents » qui tiennent le premier rôle. Le vocabulaire lui-même a changé. Au lieu d’images comme « machine » ou « horloge » reviennent plutôt des mots tels que « adaptation », « information » ou « organisation ». De même, alors que, longtemps après la révolution industrielle, la matière (le fer, le charbon, etc.) constituait la richesse principale des nations, je pense que désormais celle-ci viendra non plus tant de l’exploitation de la matière que de la maîtrise des techniques de transfert de l’information (Internet en est l’exemple le plus frappant) et des stratégies d’organisation. Le monde matériel des particules inertes a ainsi cédé la place à un monde vibrant de jaillissements issus de l’esprit, restaurant l’ancienne alliance entre l’homme et la nature.

On me demande souvent si, en essayant de trop comprendre et de tout rationaliser, nous ne risquons pas de tuer la beauté et la poésie. Les progrès de la science ne risquent-ils pas d’éliminer tout mystère ? C’était en tout cas l’avis du poète John Keats, l’un des grands romantiques anglais, qui écrivait en 1820, dans son poème Laméa, à propos de l’arc-en-ciel :

« Tous les charmes ne s’envolent-ils pas

Au simple contact de la froide philosophie ?

Il y eut un majestueux arc-en-ciel dans le ciel :

En connaissant sa nature et sa texture

Nous le réduisons à une chose ordinaire.

La philosophie coupe les ailes des anges ;

En conquérant tous les mystères,

Elle vide l’air des fantômes et les mines des gnomes,

Et détruit l’arc-en-ciel {26}»

Quand Keats parle avec dérision de la « froide philosophie », il s’agit bien sûr de la « philosophie naturelle » que nous désignons aujourd’hui sous le nom de « science ». Il n’était du reste pas le seul à penser que trop de science pouvait être néfaste à la poésie. Gœthe aussi était d’avis que l’analyse des couleurs de l’arc-en-ciel par Newton « atrophiait le cœur de la nature ». Le poète américain Walt Whitman semblait également penser que les formules, les calculs et autres graphiques allaient à l’encontre de l’appréciation poétique de la nature.

« J’ai entendu le savant astronome,

J’ai vu les formules, les calculs, en colonnes devant moi,.

J’ai vu les graphiques et les schémas,

Pour additionner, diviser, tout mesurer ;

J’ai entendu, de mon siège, le savant astronome

Donner sa conférence sous les applaudissements,

Et soudain j’ai ressenti un étrange vertige, une lassitude infinie ;

Alors je me suis éclipsé sans bruit ; je suis sorti Seul dans la nuit fraîche et mystérieuse, Et de temps à autre,

Dans un silence total, j’ai levé les yeux vers les étoiles{27}. »

Même si je comprends que les mathématiques – le langage de la nature – puissent paraître on ne peut plus rébarbatives à ceux qui n’y sont pas initiés, j’affirme que le savoir ne tue ni la poésie ni le mystère, et encore moins la beauté. Connaître la nature scientifique de l’arc-en-ciel ou de tout autre phénomène naturel ne saurait en aucun cas diminuer le prix qu’on attache à leur splendeur. Au contraire. Parce que la compréhension de l’interdépendance de différents événements et des relations de cause à effet entre diverses composantes d’un tout donne de la cohérence et de la logique à ce qui, au premier abord, ne semble être qu’une série de faits ou de choses totalement déconnectés les uns des autres, le sentiment de révérence et d’admiration devant l’organisation de la nature ne s’en trouve que renforcé. La science nous permet de nous connecter au monde tout autant que l’art, la poésie et la spiritualité. Voici comment le Prix Nobel de physique 1984 Carlo Rubbia l’exprime : « Lorsque nous contemplons un phénomène physique particulier, tel un ciel nocturne rempli d’étoiles, nous sommes profondément émus et nous avons l’impression de recevoir un message de la nature qui nous transcende. Ce même sentiment d’émerveillement est ressenti au centuple par les scientifiques, car ils ont l’expertise nécessaire pour contempler le phénomène de l’intérieur. La beauté de la nature, vue de l’intérieur et en ses termes les plus essentiels, est encore plus parfaite que vue de l’extérieur{28}. »

La science n’arrivera jamais à dissiper tous les mystères. Elle est caractérisée par une sorte de régression infinie. Derrière chaque réponse se cachent de multiples questions. La quête scientifique n’a pas de fin et, à mesure que le chercheur s’approche du but, celui-ci recule d’autant. Écoutons le physicien Richard Feynman s’enthousiasmer pour l’insondable mystère de l’univers : « À chaque fois que nous examinons un problème en profondeur, le même frisson, le même émerveillement et le même mystère ne cessent de revenir. Plus nous en savons, et plus le mystère s’épaissit, nous incitant à pénétrer encore plus en profondeur. Avec plaisir et confiance, et sans crainte d’une réponse peut-être décevante, nous retournons chaque nouvelle pierre pour découvrir une étrangeté inimaginable qui nous conduit à d’autres questions et d’autres mystères encore plus merveilleux – certainement une grande aventure{29} ! »

C’est bien parce que je m’émerveille devant la beauté du monde et que je ressens son ineffable mystère que je fais de la science.