Le fantôme de Copernic et le principe anthropique
En 1543, Nicolas Copernic déloge l’homme de sa place centrale dans le système solaire. Depuis, son fantôme n’a cessé de nous hanter et de causer d’autres ravages. Non seulement la Terre perdit sa place centrale, mais le Soleil fut à son tour ramené au rang de simple étoile parmi les centaines de milliards de la Voie lactée et relégué dans une lointaine banlieue de cette dernière. Voie lactée qui se retrouva vite perdue parmi les centaines de milliards de galaxies de l’univers observable. L’homme était réduit à l’insignifiance face à l’immensité de l’espace. Cette réduction de la conscience humaine au néant en plongea certains dans un profond désespoir. Pascal poussa déjà, au XVIIe siècle, bien avant la découverte des galaxies et de l’immensité de l’univers, un poignant cri d’angoisse : « Le silence éternel des espaces infinis m’effraie{35} », auquel firent écho, trois siècles plus tard, le Prix Nobel de médecine Jacques Monod : « L’homme est perdu dans l’immensité indifférente de l’univers d’où il a émergé par hasard{36} », et le Prix Nobel de physique Steven Weinberg : « Plus on comprend l’univers, plus il nous apparaît vide de sens{37}. »
Je ne partage pas cette vue désespérante. Je suis plutôt d’avis que la cosmologie moderne a réenchanté le monde. Je ne pense pas que l’homme ait émergé par hasard dans un univers qui lui serait totalement indifférent. Au contraire, tous deux sont en étroite symbiose : si l’univers est aussi vaste, c’est pour permettre notre présence. Si l’univers est tel qu’il est, c’est parce que l’homme est là pour l’observer et se poser des questions. La cosmologie moderne a découvert que l’existence de l’être humain est inscrite dans les propriétés de chaque atome, de chaque étoile, de chaque galaxie de l’univers et dans chacune des lois physiques qui régissent le cosmos. Que des propriétés et des lois de l’univers diffèrent un tant soit peu et nous ne serons plus là pour en parler. L’univers semble être parfaitement réglé pour l’apparition d’un observateur intelligent, capable d’apprécier son organisation et son harmonie. Le physicien anglo-américain Freeman Dyson l’affirme : « L’univers savait quelque part que l’homme allait venir{38}. » Cette symbiose extraordinaire entre l’homme et l’univers est connue sous le nom de « principe anthropique », du grec anthropos, « homme ». Je ferai deux remarques. D’abord, je trouve le qualificatif d'« anthropique » mal choisi, car il sous-entend que l’univers tend vers l’homme exclusivement. Quid alors des autres êtres, voire des extraterrestres, s’ils existent ? En fait, l’univers est en symbiose non seulement avec l’homme mais avec toute forme d’intelligence qu’il héberge. D’autre part, la définition que j’ai donnée du principe anthropique ne concerne que sa version dite « forte » : l’univers tend vers une forme de conscience. Il en existe aussi une version « faible », qui ne suppose aucune direction dans l’évolution de l’univers. Elle énonce simplement que « les propriétés de l’univers doivent être telles qu’elles permettent l’existence de l’homme{39} ». Cette version faible est à mon sens une tautologie sans grand intérêt.
Comment les astrophysiciens se sont-ils aperçus de cette étroite symbiose entre l’homme et le cosmos ? Il faut savoir que toutes les propriétés de l’univers dépendent de deux types de paramètres. D’abord, il y a les propriétés dont les fées l’ont doté à sa naissance, les « conditions initiales » : ce sont, par exemple, le contenu en matière (lumineuse ou non) et en énergie de l’univers, ou encore son taux d’expansion initial. Viennent ensuite une quinzaine de nombres dans la nature, dits « constantes physiques », telles la constante de gravitation qui détermine l’intensité de la force gravitationnelle, la constante de Planck qui détermine la taille des atomes, la masse des particules élémentaires ou encore la vitesse de la lumière. Ces nombres, comme leur nom l’indique, sont véritablement constants, ne variant ni dans l’espace ni dans le temps. Nos descendants lointains ou des extraterrestres vivant à l’autre bout de l’univers mesureront exactement les mêmes. Nous avons pu mesurer expérimentalement la valeur de ces constantes avec une très grande précision, mais nous ne disposons d’aucune théorie physique expliquant pourquoi elles ont la valeur qu’elles ont plutôt qu’une autre. Ainsi, nous ne savons pas pourquoi la lumière voyage à trois cent mille kilomètres par seconde au lieu de, par exemple, trois mètres par seconde.
Ces nombres de la nature jouent un rôle fondamental dans la fabrication du réel : ils font que le monde est tel qu’il est, au lieu d’être tout autre. Ce qui semble être une lapalissade reflète l’éventail infini des masses et des tailles dont dispose la nature pour bâtir le contenu de l’univers. Ainsi, les planètes, au lieu d’être des boules sphériques de quelques milliers de kilomètres, auraient pu avoir la taille de minuscules grains de poussière. La plus haute montagne sur Terre aurait pu ne pas dépasser quelques centimètres et les êtres humains ne pas être plus grands que des microbes. Ces constantes déterminent non seulement la masse et la taille de la Terre, mais aussi celles des étoiles et des galaxies et de tout autre objet dans l’univers : la hauteur des arbres, les contours délicats d’un pétale de rose, les formes d’une sculpture de Rodin, les longs cous des girafes ou encore la silhouette d’une femme.
Les astrophysiciens ont découvert l’intime connexion entre l’homme et l’univers en voulant jouer aux démiurges et fabriquer des univers. Bien sûr, nous ne pouvons espérer reproduire en laboratoire l’énergie inimaginable qui existait lors de la naissance de l’univers. Le plus grand accélérateur de particules du monde actuel, le Large Hadron Collider (LHC) à Genève, ne peut reproduire, malgré toute sa puissance, que l’énergie de l’univers à un millième de milliardième de seconde après le big bang. Pour recréer l’énergie de l’explosion primordiale avec notre technologie, il faudrait un accélérateur long de quelques dizaines de milliers d’années-lumière, aussi grand que la Voie lactée, ce qui n’est pas pour demain ! Ne s’avouant pas vaincus, les scientifiques ont appelé leurs ordinateurs à la rescousse. Avec ceux-ci, ils se sont mis à concocter fébrilement une multitude d’univers fictifs, chacun avec sa propre combinaison de constantes physiques et de conditions initiales. Dans l’un la constante de gravité serait moins grande, dans l’autre la quantité de matière serait plus grande, dans un troisième la masse de l’électron serait dix fois plus importante, etc. La question qu’ils se sont posée pour chaque modèle d’univers est : « Héberge-t-il la vie et la conscience après une évolution de 13,7 milliards d’années ? » La réponse est des plus surprenantes : la très grande majorité des univers possèdent une combinaison « perdante » et se retrouvent dépourvus de vie et de conscience – sauf le nôtre, où la combinaison est « gagnante » et dont nous représentons, en quelque sorte, le gros lot. La plupart des univers sont stériles parce qu’ils sont incapables de fabriquer des étoiles massives. Sans celles-ci, les éléments lourds comme le carbone, brique de la vie, ne pourraient exister.
La précision du réglage de certaines constantes fondamentales et de certaines conditions initiales est proprement époustouflante. Considérons par exemple celui qui existe entre la charge électrique du proton et celle de l’électron. Le premier a une charge positive, tandis que le second possède une charge négative. Bien que le proton soit près de deux mille fois plus massif que l’électron, leurs charges sont égales à un extrême degré de précision. Si la charge électrique du proton et celle de l’électron différaient un tant soit peu, par exemple seulement d’un cent millième de millionième, les atomes qui composent la matière ne seraient plus neutres, les forces électromagnétiques les feraient se repousser les uns les autres, et les pierres, les tables et les personnes exploseraient. À l’échelle des galaxies ou des étoiles, cette contrainte d’égalité des charges devient encore plus importante, car ces objets contiennent encore plus d’atomes. Si les charges du proton et de l’électron différaient ne serait-ce que d’un milliardième de milliardième (10-18), tout dans l’univers exploserait : la Terre, le Soleil, les étoiles. Sans étoiles, il n’y aurait ni élément lourd, ni vie, ni conscience.
Considérons ensuite le réglage extraordinaire de la force électromagnétique par rapport à la force gravitationnelle. La première est fantastiquement plus grande que la seconde. Ainsi, la force électromagnétique entre deux protons est 1036 plus grande que leur attraction gravitationnelle. Cette faiblesse exceptionnelle de la force gravitationnelle par rapport à la force électromagnétique est la raison pour laquelle vous pouvez par exemple si facilement soulever un clou avec un aimant malgré toute la force de gravité attractive de la Terre qui tente de le retenir au sol. Mais, en dépit de son extrême faiblesse, la gravité règne en maître dans l’univers et régit les mouvements des galaxies, des étoiles et des planètes car, à mesure que les objets grandissent, leur masse et leur force gravitationnelle croissent en proportion. Et cela parce que la gravité agit toujours dans le même sens : elle est toujours attractive. Ce qui n’est pas le cas de la force électromagnétique : deux charges de même signe se repoussent et deux charges de signe opposé s’attirent. Une nette charge électrique est nécessaire pour que la force électromagnétique agisse. Toutefois, à cause de l’égalité des charges de l’électron et du proton, les charges électriques négatives et positives dans les innombrables atomes qui composent les structures cosmiques s’annulent presque parfaitement, ce qui rend les forces électromagnétiques inopérantes sur de larges distances.
Pour apprécier le réglage extrêmement précis du rapport de ces deux forces, considérons un univers où la force de gravité serait multipliée par dix, c’est-à-dire qu’elle serait non pas 1036 mais 1035 fois plus faible que la force électromagnétique. Comment serait cet univers ? Les étoiles deviendraient considérablement plus petites parce que les forces de compression dues à la gravité seraient dix fois plus grandes. Une étoile dans cet univers ne posséderait que 10-15 fois la masse de notre Soleil. Elle aurait une masse de 1012 tonnes, suit celle d’un astéroïde. Le diamètre de l’étoile serait de l’ordre de deux kilomètres au lieu du million de kilomètres du Soleil, et sa durée de vie serait d’une année au lieu des dix milliards d’années de notre astre. On aurait ainsi un univers où tout serait accéléré dans le temps, et où tout serait réduit en taille. Les galaxies deviendraient un dixième de milliardième de fois moins grandes. Au lieu de posséder des diamètres de cent mille années-lumière comme notre Voie lactée, elles auraient des diamètres d’environ cinq minutes-lumière, soit moins que la distance Terre-Soleil. Les planètes seraient trois cents fois plus proches de leur soleil. Au lieu de trois cent soixante-cinq jours pour faire le tour de leur étoile, il leur en faudrait vingt seulement. Les planètes tourneraient sur elles-mêmes en une seconde. La montagne la plus élevée sur ces planètes aurait seulement trente centimètres de hauteur. Les organismes vivants de cet univers seraient bien plus petits et auraient une masse d’un millième de gramme, soit beaucoup moins qu’un insecte. Dans ce genre d’univers, l’évolution biologique n’aurait pas assez de temps pour mener à la vie et à la conscience. Ainsi, supprimez un seul 0 au nombre 1 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 – le rapport de la force électromagnétique à la force gravitationnelle – et l’univers devient vide et stérile. De nouveau, la précision du réglage est à couper le souffle.
Prenons un dernier exemple encore plus impressionnant. Considérons la densité initiale de matière dans l’univers. La matière exerce une force gravitationnelle attractive qui freine l’expansion universelle. Si la densité initiale était trop élevée, l’univers cesserait de se diluer et inverserait son mouvement. Selon la valeur exacte de la densité, il s’effondrerait sur lui-même au bout d’un million d’années, d’un siècle, ou même d’une année. Ce laps de temps serait trop court pour que les étoiles naissent et se livrent à leur alchimie nucléaire. Sans éléments lourds, la vie ne serait pas possible. À l’inverse, si la densité initiale était trop faible, la force de gravité serait insuffisante pour faire s’effondrer les nuages d’hydrogène et d’hélium issus du big bang et former des étoiles. Et sans étoiles, pas d’éléments lourds, donc pas de vie ni de conscience ! Tout se joue en fonction d’un équilibre extrêmement délicat, d’une précision comparable à celle dont devrait faire preuve un archer pour planter une flèche dans une cible carrée d’un centimètre de côté qui serait placée aux confins de l’univers !
Même si ce réglage minutieux n’est pas aussi spectaculaire pour les autres conditions initiales et constantes physiques, la conclusion reste la même : un changement infime entraînerait la stérilité de l’univers. Celui-ci était gros de la vie et de la conscience dès son début.