Une adolescence heureuse et studieuse

Étant trop jeune, je n’étais pas directement impliqué dans l’effort de guerre. D’autre part, comme j’étais le seul garçon de la famille, je n’avais pas le souci d’un frère envoyé au front.

Aussi n’ai-je pas souffert directement des événements de cette époque. Saigon, à l’opposé de Hanoi qui avait conservé son caractère vietnamien, a toujours été une ville résolument tournée vers l’Occident, qui importait et assimilait sans complexe tous les derniers courants et modes venus d’Europe ou d’Amérique. Il y existait une énergie et une ardeur de vivre et de s’enrichir qui rappelaient celles des grandes capitales occidentales. La guerre renforçait cette fureur de vivre : il fallait profiter autant que possible de l’instant présent par peur des lendemains incertains. Au centre de Saigon, les grandes avenues bordées d’arbres et les demeures et palais de style colonial témoignent toujours de l’ancienne présence française. Les bons restaurants y abondaient, en plus d’un « Chinatown » appelé Cholon (le Grand Marché), et sortir déguster la cuisine vietnamienne et chinoise constituait l’un de mes plus grands plaisirs.

Mon emploi du temps quotidien était semblable à celui de tout adolescent vivant dans une grande ville, ponctué par l’école, le sport – le tennis et la natation au Cercle sportif de Saigon – et les sorties avec les amis. À l’affût de la culture pop française et américaine, nous attendions avec impatience les derniers 45 tours venus de France ou le dernier numéro de Salut les copains qui nous informait de la mode yé-yé et des derniers tubes français. En particulier, j’appréciais beaucoup les chansons de Françoise Hardy, que j’ai eu la chance de connaître bien plus tard à Paris. À partir de 1963, avec la venue des troupes américaines, la culture made in USA prit de plus en plus d’importance. La radio de l’armée américaine diffusait à longueur de journée les derniers succès anglo-saxons des sixties : la jeunesse saïgonnaise découvrait les protest songs de Bob Dylan et de Joan Baez, mais aussi les compositions des Beatles et des Rolling Stones. La télévision commençait à envahir les foyers vietnamiens, du moins à Saigon, et nous contemplions avec fascination l’American way of life à travers les séries télévisées américaines. Aller au cinéma était une fête : les dernières productions hollywoodiennes nous captivaient, ainsi que les films de la Nouvelle Vague venus de France.

Mais mon plus grand plaisir était la lecture, qui me permettait d’échapper à la pesanteur de mon corps et de vagabonder par l’imagination. Mon père était un amoureux des livres et la bibliothèque de la maison était excellemment fournie, pleine d’œuvres littéraires françaises et vietnamiennes. La bibliothèque du Centre culturel français à Saigon constituant aussi une source inépuisable d’ouvrages anciens et nouveaux, je m’y rendais assidûment. Cela me permit de fréquenter non seulement les grands auteurs français – Dumas, Hugo, Verne, Saint-Exupéry me passionnaient – mais aussi de découvrir les écrivains du monde entier. Les détectives Sherlock Holmes et Hercule Poirot, sous la plume d’Arthur Conan Doyle et d’Agatha Christie, me séduisaient particulièrement. Le processus de reconstitution du crime et de découverte du coupable, dicté d’abord par l’intuition puis par une déduction logique et rationnelle, m’attirait instinctivement. Je me rendrais compte bien plus tard que c’est le processus même de la découverte scientifique en astronomie : l’événement astronomique étant survenu il y a des millions voire des milliards d’années auparavant, le chercheur, tel Sherlock Holmes, arrive sur la scène bien longtemps après que le « crime » a été commis ; c’est à lui d’examiner soigneusement la scène des faits, de rassembler les indices les plus significatifs et d’élaborer un scénario qui les intègre de façon cohérente.

J’ai obtenu mon baccalauréat français, section mathématiques élémentaires, en 1966, avec mention « très bien ». Comme j’étais un excellent élève qui raflait régulièrement les premiers prix dans de nombreuses matières, il ne faisait aucun doute que je poursuivrais des études supérieures après le lycée. Mais vers quelle spécialité allais-je m’orienter ? Devrais-je poursuivre des études littéraires ou scientifiques ? J’étais aussi doué dans les deux domaines. Mes professeurs me firent d’ailleurs passer en même temps le concours général des lycées français en mathématiques et en littérature.

Ma famille n’ayant pas de tradition scientifique, la balance penchait plutôt du côté littéraire. Mes grands-pères mandarins étaient des lettrés. Mon père, magistrat, n’avait pas d’affinité spéciale avec la science. Nous avions souvent de longues discussions sur des sujets très variés, et il s’impliquait beaucoup dans mes études, mais n’exerçait aucune pression, me laissant entièrement libre. Finalement, ce furent mes lectures qui m’aidèrent à faire mon choix. Parmi les nombreux ouvrages que je rapportais du Centre culturel français, il y en avait plusieurs sur la vie d’Albert Einstein{2} qui avaient attiré mon attention. Comment je vois le monde, où le physicien parle de sa science et de ses choix philosophiques et politiques, était mon livre de chevet. J’étais fasciné par le parcours de cette figure majeure du XXe siècle.

J’appris avec étonnement et émerveillement que les grandes découvertes scientifiques du siècle dernier – l’expansion de l’univers et la physique quantique – et les révolutions technologiques qui ont profondément modifié notre existence – la bombe atomique ou le laser – portaient toutes la marque de son génie. J’éprouvais une admiration sans borne pour l’inventeur de la relativité, ce symbole de l’intellect pur, ce prototype du professeur distrait aux cheveux ébouriffés, perdu dans ses pensées et au visage empreint de bonté et d’humanité. Son non-conformisme, sa tendance naturelle à se rebeller contre l’autorité et les idées reçues, son engagement pour les causes humanitaires, tels son opposition à l’armement atomique ou son militantisme en faveur d’un État palestinien vivant en coexistence pacifique avec Israël, frappaient mon imagination. Son sens passionné de la justice et de la responsabilité sociale me séduisait. Une des choses que je redoutais en choisissant la science et une carrière dans la recherche, c’était de m’isoler dans une tour d’ivoire et de me couper de la société et des affaires du monde. Je pensais que devenir scientifique, c’était un peu comme prononcer ses vœux et devenir moine. L’exemple d’Einstein me montrait que ce n’était pas nécessairement le cas.

C’était décidé : je suivrais ses pas, je deviendrais physicien. La science me convenait bien ; curieux de nature, fasciné par le fonctionnement de l’univers, je me posais sans cesse des questions sur le comment et le pourquoi des choses. Et puis il y avait une raison beaucoup plus pratique à ce choix : dans un pays en voie de développement comme le Vietnam, le scientifique possède considérablement plus de prestige social que le littéraire, et ses chances de trouver un emploi bien rémunéré après avoir obtenu son diplôme sont plus grandes.