Septembre 1976 me vit sur le campus de Charlottesville, occupé à préparer mes premiers cours et à entamer de nouvelles recherches astronomiques. Mon cours, intitulé « L’astronomie pour les poètes », s’adressait non pas à des scientifiques mais à des littéraires. Dans le cycle universitaire de quatre ans qui mène au diplôme de bachelor, l’étudiant passe les deux premières années à prendre un aussi large éventail de cours que possible, et ne se spécialise que pendant les deux dernières. Ainsi, un physicien doit suivre des cours de littérature et, inversement, un philosophe doit être inscrit dans des cours de sciences. L’idée, conforme à celle d'« honnête homme », est de former des individus qui, à la sortie de l’université, posséderont une culture générale dans divers domaines. Ma classe était composée de plus d’une centaine d’étudiants. Il y avait une grande curiosité de la part des jeunes pour les découvertes de l’astrophysique contemporaine. Même s’ils ne se destinaient pas à une carrière scientifique, ils avaient soif de tout apprendre sur le big bang, les quasars, les pulsars, les trous noirs, et autres phénomènes spectaculaires relayés par les médias. Pour moi, c’était une joie et un défi d’enseigner l’astrophysique à des personnes non acquises a priori à la cause de la science et de le faire dans un langage non rébarbatif, donc sans faire appel aux mathématiques. Il m’incombait de leur expliquer la méthode scientifique et de leur montrer pourquoi la science en général et l’astronomie en particulier font partie intégrante de la culture humaine et comment elles éclairent notre vision du monde.
Pendant ce temps, la situation de mon père était toujours aussi désespérée. Tandis que je m’installais à Charlottesville, je recevais des lettres alarmantes de ma mère me suppliant d’agir au plus vite pour le faire libérer. Sa santé se détériorait de jour en jour. J’écrivis au Département d’Etat (le ministère des Affaires étrangères américain) pour lui demander d’intervenir, mais mes efforts se révélèrent vains, car les Etats-Unis et le Vietnam avaient cessé toute relation diplomatique depuis la chute de Saigon. Il n’y avait plus de canal de communication. Alors que tout semblait bloqué s’est enclenchée une série d’événements qui me laissent toujours pantois, quand j’y repense, par leur agencement presque miraculeux.
Un collègue astrophysicien m’invita à aller travailler six mois, de juin à décembre 1978, à l’Institut d’astrophysique de Paris dont il venait de prendre la direction. L’occasion était inespérée et j’acceptai tout de suite, pensant que les relations diplomatiques que la France avait toujours maintenues avec le Vietnam pourraient m’être d’une grande aide. Arrivé à Paris, j’entrepris immédiatement des démarches auprès de l’ambassade vietnamienne, mais, comme je m’y attendais, rien n’aboutit. L’ambassade devait recevoir des milliers de telles demandes qui finissaient probablement toutes à la poubelle. Rien ne bougeait, et mon père allait mourir.
Et puis le destin mit sur ma route une collègue et amie qui me présenta à Henri Van Regemorter, un astrophysicien de l’observatoire de Meudon, qu’elle savait très lié au Premier ministre vietnamien de l’époque, Pham Van Dong, connu comme l’un des artisans de la victoire du Vietnam sur les Américains. Van Regemorter m’écouta avec attention, sympathie et gentillesse. Sans hésiter, il proposa d’écrire à son ami pour lui demander, pour des raisons humanitaires et familiales, de faire libérer mon père et de lui permettre de rejoindre la France en compagnie de ma mère et de ma sœur. Il me tendit ensuite la lettre en me demandant de trouver le moyen de la faire remettre en main propre au Premier ministre. Il m’expliqua qu’il le connaissait bien, car il s’était occupé pendant de nombreuses années d’échanges culturels et universitaires entre la France et le Vietnam. Lui-même ayant été profondément marqué par l’occupation allemande de la France pendant la Seconde Guerre mondiale, il essayait d’aider à sa manière un pays déchiré par deux guerres successives. Juste à ce moment-là, une de mes tantes partait pour Hanoi. Je lui remis le pli, sans trop me faire d’illusions sur les chances qu’il parvienne à son destinataire. Et puis, même en admettant qu’il arrive entre les mains du Premier ministre, pourquoi celui-ci accéderait-il à la requête de Van Regemorter ? Mon séjour à l’Institut d’astrophysique se terminait, et je rentrai le cœur lourd en Virginie, avec le sentiment de n’avoir pas vraiment avancé.
Plusieurs mois passèrent pendant lesquels je restai sans nouvelles. La vie avait repris son cours, rythmée par l’enseignement et la recherche. Un beau jour de mars 1979 – ce jour-là reste gravé dans ma mémoire –, je reçus un télégramme de mes parents m’annonçant que, par ordre du Premier ministre, les autorités vietnamiennes venaient de leur délivrer un visa de sortie pour la France, et que je devais les accueillir à Roissy dans le mois à venir. Je manquai de défaillir de joie. C’était à peine croyable ! Le cauchemar était enfin terminé. Le destin avait mis sur mon chemin la seule personne capable de m’aider. Mon père a assurément été sauvé in extremis. Quand je l’ai revu à l’aéroport, il était méconnaissable. Maigre à l’extrême (il avait perdu trente-deux kilos), les cheveux tout blanchis et ayant à peine la force de marcher, il était encore entre la vie et la mort. Je le conduisis d’urgence à l’hôpital Boucicaut où il fallut trois mois pour que les médecins le remettent sur pied.
Mon père a quitté ce monde en 1994. Je suis heureux qu’il ait pu passer les quinze dernières années de sa vie en paix, dans un pays et une culture pour lesquels il éprouvait une grande admiration, ayant été lui aussi éduqué à la française. Jusqu’à la fin, il a mené une vie simple et sereine, sans aucune haine pour ceux qui l’avaient fait souffrir, ni aucune amertume pour ce qu’il avait perdu. J’admire sa sagesse.