Flots de conscience ou paquets de neurones ?

Quant au concept de flots de conscience coexistant avec la matière dès les premières fractions de seconde du big bang, la science est encore très loin de pouvoir le valider. Certains neurobiologistes pensent qu’il n’est nul besoin de continuum de conscience coexistant avec la matière, que la première peut émerger de la seconde une fois que les réseaux de neurones du cerveau des êtres vivants ont dépassé un certain seuil de complexité. Le concept d’émergence est ainsi relié à la notion de complexité. Quand l’organisation de la matière devient assez complexe, des propriétés nouvelles émergent au niveau supérieur de l’organisme, qui n’étaient pas présentes au niveau inférieur des particules élémentaires. En d’autres termes, le tout est plus grand que la somme des parties. De ce point de vue, la vie a émergé de poussières d’étoiles inanimées quand l’organisation des cellules est devenue assez complexe, et la conscience a surgi du cortex quand les connexions neuronales ont franchi un certain cap de complexité. Dans cette optique, la conscience est issue, comme la vie elle-même, de la matière inanimée. Elle n’est que le résultat de courants électrochimiques circulant dans les circuits neuronaux. Cette position matérialiste est bien résumée par le fameux aphorisme du médecin français Pierre Cabanis au XVIIIe siècle « Le cerveau sécrète la pensée comme le foie sécrète la bile. »

Je préfère de loin la position bouddhiste selon laquelle l’esprit est distinct de la matière et non issu de celle-ci. Cette position ne rejoint pas pour autant le dualisme corps-esprit de Descartes. Pour le philosophe français, la réalité a deux formes distinctes : celle de l’esprit, qui est pure conscience, ne s’étend pas dans l’espace et ne peut être subdivisée ; celle de la matière, dépourvue de conscience, possède une étendue et peut être divisée. Pour le bouddhisme, l’esprit et la matière ne diffèrent que dans la « vérité conventionnelle » ; dans la « vérité ultime », ni l’un ni l’autre n’ont d’existence propre car tous deux sont interdépendants et participent de la même globalité. Je m’insurge contre une description purement matérialiste de l’esprit, parce que si l’homme n’est qu’un « paquet de neurones », pour utiliser l’expression du Prix Nobel de médecine 1962 Francis Crick{43}, si la conscience n’est que le résultat d’événements neuronaux, qu’en est-il de mon libre arbitre ?

Le modèle de l’« homme neuronal{44} » soutient que l’impression que j’ai de pouvoir choisir et de décider – ce que nous appelons « libre arbitre » ou « responsibilité » – n’est que pure illusion. Prendre une décision n’est alors que le résultat du travail des neurones dans le cerveau, qui leur permet de définir la meilleure stratégie en tenant compte des stimuli extérieurs, de notre bagage génétique et de l’apprentissage acquis au cours de la vie. Quand les divers circuits neuronaux se synchronisent, j’ai l’impression d’avoir pris une décision et j’en éprouve un immense sentiment de soulagement et de plaisir. Selon ce schéma, je ne décide pas plus d’aller au cinéma, de sauver une personne en détresse ou de tuer quelqu’un que je ne contrôle les battements de mon cœur. La théorie de l’évolution et de la sélection naturelle de Charles Darwin est appelée à la rescousse pour expliquer cet étrange état de fait : si j’ai le sentiment d’être maître à bord, de prendre des décisions et d’avoir un libre arbitre, c’est que l’impression d’être aux commandes joue un rôle favorable dans l’adaptation de notre espèce au cours de son évolution. Cette thèse revient à dire que je ne suis qu’un automate qui se prend pour un être pensant, un robot auquel l’évolution aurait donné l’illusion de disposer d’un libre arbitre. Cette conscience dont je suis si fier ne serait qu’une simple fonction témoin, un voyant qui s’allume au bout d’une longue chaîne de processus électrochimiques dans mon cerveau. En somme, le libre arbitre n’existerait pas. Poussant ce genre de raisonnement jusqu’à sa conclusion logique – ce que les partisans de cette thèse ne font pas –, on pourrait dire que si le libre arbitre n’existe pas, les concepts de valeur, de responsabilité, de morale, de justice et d’éthique qui sont à la base des sociétés humaines et de la civilisation n’ont pas davantage lieu d’exister.

Ceux qui nient l’existence du libre arbitre se contredisent chaque fois qu’ils prétendent se conduire et s’exprimer en êtres indépendants. Le fait même que j’essaie de démontrer la réalité du libre arbitre n’est-il pas un argument en faveur de son existence ? Car comment quelque chose qui n’existe pas pourrait-il désirer prouver qu’il existe ? Comment des neurobiologistes et des philosophes sans libre arbitre seraient-ils amenés à nier l’existence de ce même libre arbitre ? Il est évident que la science est encore très loin de comprendre comment nous pensons, aimons et créons. Pour ma part, j’ai le plus grand mal à croire que nous ne soyons que des « machines à propager des gènes », pour reprendre l’expression du biologiste anglais Richard Dawkins{45} ; que l’amour qui transfigure deux amants et enflamme leur cœur, que ce sentiment fulgurant qui a été chanté par les troubadours, qui a inspiré les plus grands poètes et les musiciens les plus sublimes, qui a été magnifié par les peintres les plus talentueux, qui a été à l’origine des plus grands sacrifices comme des actes les plus héroïques, mais qui a aussi déclenché les guerres les plus meurtrières, soit le résultat de courants électrochimiques circulant dans des circuits neuronaux ! J’ai tout autant de mal à accepter l’idée que la tendresse d’une mère pour son enfant, la complicité qui unit un vieux couple au soir de sa vie, le sentiment de transcendance qui illumine l’existence humaine, l’extase face à la beauté, la répulsion devant la laideur, la joie et la tristesse, le chagrin et la pitié – que tout cela ne soit que le résultat de connexions neuronales dictées par les forces aveugles de l’évolution et de la sélection naturelles.

Alors, l’esprit n’est-il que matière ? De nouveau, je me rendrai au verdict des neurobiologistes, mais en l’état actuel de nos connaissances, je préfère de loin répondre que non.