L’intrusion du temps et de l’histoire
Ce déterminisme contraignant et stérilisant, ce réductionnisme rigide et déshumanisant prévalurent jusqu’à la fin du XIXe siècle. Ils furent bousculés, transformés et, en fin de compte, balayés par une vision du monde beaucoup plus exaltante et libératrice au cours du XXe siècle. La dimension historique entra en force dans nombre de disciplines scientifiques. La contingence occupa une part entière dans des domaines aussi variés que la cosmologie, l’astrophysique, la géologie, la biologie et la génétique. Le réel n’était plus seulement déterminé par des lois naturelles appliquées à des conditions initiales particulières ; il était aussi modelé et façonné par une suite d’événements contingents et historiques. Certains de ces épisodes, modifiant et bouleversant la réalité à son niveau le plus profond, étaient à l’origine même de notre existence. Ainsi celui de l’astéroïde venu percuter la Terre il y a environ soixante-cinq millions d’années : en provoquant la disparition des dinosaures et en favorisant par là même la prolifération de nos ancêtres les mammifères, ce choc contingent fut responsable de notre émergence.
Dans cette nouvelle vision du monde, le réel est construit, à tous les niveaux, par l’action conjuguée du déterminé et de l’indéterminé, du hasard et de la contingence. Le fortuit et le nécessaire sont tous deux des outils indispensables dans la panoplie de la nature. Les lois et constantes physiques fixées dès les premiers instants de l’univers aiguillent celui-ci vers une complexité toujours croissante. Depuis 13,7 milliards d’années, à partir d’un vide rempli d’énergie, la nature a engendré successivement particules élémentaires, atomes, molécules, chaînes d’ADN, bactéries et tous les êtres vivants, dont l’homme. Sur cet immense canevas déterminé par les lois physiques, la nature a su utiliser le fortuit pour inventer et créer la complexité. L’aléatoire lui donne la liberté nécessaire pour innover, pour élargir le champ des possibles défini par le cadre souvent trop restreint des lois physiques, et satisfaire son besoin d’innover et de créer. Tout est mis à contribution : hasard et nécessité, événements aléatoires et lois déterministes. C’est pourquoi le réel ne pourra être décrit complètement par les seules lois de la physique. La contingence et l’histoire limiteront à tout jamais une explication complète de la réalité. Pour expliquer l’apparition de l’homme, nous pouvons invoquer le fameux astéroïde tombé sur la Terre il y a soixante-cinq millions d’années, mais nous ne disposerons jamais d’informations suffisantes pour expliquer pourquoi cet astéroïde est venu percuter notre planète juste à ce moment-là. Le rêve de Laplace d’un déterminisme absolu vole en éclats.