Sans être d’accord avec le relativisme culturel extrême des postmodernistes, j’admets que le scientifique ne peut observer la nature de manière totalement objective, et qu’il existe une interaction constante entre le monde extérieur et sa subjectivité, truffée de concepts, de modèles et de théories acquis tout au long de sa formation professionnelle. Même le plus objectif des chercheurs aura des « préjugés ». L’historien des sciences américain Thomas Kuhn leur a donné le nom de « paradigmes{19} ». Ce terme décrit une vue consensuelle que partagent la majorité des chercheurs, dans un certain domaine scientifique et à un moment donné. Un accord général existe sur les phénomènes les plus importants à étudier et sur leur explication. Ces paradigmes sont le moteur même de la démarche scientifique. Sans opinion préconçue, dépourvu de tout paradigme, comment pourrais-je choisir, parmi la multitude d’informations que la nature m’envoie, celles qui sont les plus chargées de sens et les plus susceptibles de révéler des lois et des principes nouveaux ? Le tri de la réalité, le choix des phénomènes sur lesquels concentrer ses efforts constituent une étape fondamentale de la démarche scientifique. Les plus grands scientifiques sont ceux qui ont su le mieux exercer cet art, pour aller à l’essentiel en négligeant l’insignifiant.
Malgré ce manque d’objectivité inhérent à la méthode scientifique, je ne pense pas que celle-ci soit foncièrement défectueuse. La science est protégée par un garde-fou solide grâce auquel elle finit toujours par rentrer dans le « droit chemin », même si elle s’égare de temps à autre, se retrouve parfois dans des culs-de-sac et doit faire de nombreux détours. Ce garde-fou est l’interaction constante entre la théorie et l’observation. Il existe deux cas de figure : soit les nouvelles observations et expériences récentes corroborent la théorie du moment, et cette dernière en sort renforcée ; soit il y a désaccord, et la théorie actuelle doit être modifiée ou écartée au profit d’une autre qui prévoit, elle aussi, des phénomènes vérifiables expérimentalement. Le scientifique retourne alors à son télescope ou à son accélérateur de particules. La nouvelle théorie ne sera acceptée que si ses prévisions sont confirmées. Ce va-et-vient incessant entre l’observation et la théorie est à la base de la méthode scientifique.
Plus important encore, il faut que les observations et les mesures qui corroborent ou invalident une théorie soient reproductibles et confirmées indépendamment par d’autres chercheurs, utilisant d’autres instruments et d’autres techniques. Cette démarche est essentielle, surtout quand il s’agit de découvertes qui remettent en cause des théories généralement acceptées, induisant un changement de paradigme. Les chercheurs sont conservateurs par nature. Ils n’aiment pas que d’un jour à l’autre des théories nouvelles viennent chambouler des connaissances acquises au prix de tant d’efforts. La nouveauté émerge difficilement. Toute tentative susceptible de semer le trouble et d’ébranler l’édifice déjà construit rencontre toujours une forte résistance. Heureusement, d’ailleurs, pour la bonne marche de la science, car il ne suffit pas de détruire, il faut aussi rebâtir. Or il est très ardu de reconstruire sur des ruines. Ce conservatisme est tel que, souvent, des faits qui se révèlent « anormaux » soient forcés de rentrer dans le cadre conceptuel en vigueur par des modifications arbitraires de la théorie existante, quand ils ne sont pas simplement ignorés ; un des exemples les plus frappants est celui de Ptolémée, ajoutant épicycle sur épicycle – des cercles dont les centres se déplacent eux-mêmes sur des cercles dont les centres se déplacent sur d’autres cercles, etc. – pour expliquer le mouvement des planètes autour d’une Terre immobile au centre du monde. Pourtant, cette résistance au changement n’est pas aussi néfaste qu’elle peut le paraître au premier abord : elle constitue une soupape de sécurité contre de constantes remises en question, de perpétuels bouleversements qui entraveraient la recherche scientifique. Assurant la bonne marche de la science en temps ordinaire, elle la protège contre un état de chaos permanent qui la paralyserait.
Un problème se pose toutefois : si je place tout fait nouveau, toute nouvelle découverte dans un cadre conceptuel déjà établi et répugne à le remettre en cause, comment puis-je me rapprocher de la vérité ? Il faut bien que la science progresse. Quand des résultats expérimentaux nouveaux s’accumulent, que des faits inattendus surgissent, qui ne cadrent plus avec l’ancien schéma, ou que des contradictions internes apparaissent au sein des théories existantes, survient alors un changement de paradigme, déclenchant une révolution scientifique.
Ainsi, en l’an 1666, Newton unifia le ciel et la Terre en démontrant que c’est la même gravitation universelle qui dicte le mouvement des planètes autour du Soleil et celui d’une pomme qui tombe dans le verger. Le paradigme newtonien remplaça alors le paradigme aristotélicien – Aristote pensait que le ciel et la Terre étaient régis par des lois différentes – qui avait dominé la pensée occidentale pendant les quelque vingt siècles précédents. Il régna en maître pendant tout le XVIIIe siècle. La théorie de la gravitation universelle de Newton fut mise à contribution pour calculer les orbites planétaires de plus en plus précisément, culminant en 1846 avec la découverte de la planète Neptune, faite non pas en cherchant dans le ciel avec un télescope, mais par des calculs fondés sur la théorie du physicien anglais ! Pourtant, à la fin du XIXe siècle, la physique était de nouveau en crise : dans le paradigme newtonien où le temps et l’espace étaient universels, nul ne pouvait comprendre pourquoi la vitesse de la lumière demeurait obstinément constante, quel que soit le mouvement de l’observateur. On l’a vu, Einstein apporta la solution avec sa théorie de la relativité développée entre 1905 et 1915 : le temps et l’espace ne sont plus les mêmes pour tout le monde, mais varient en fonction du mouvement de l’observateur et de l’intensité du champ gravitationnel dans lequel il est situé. Plus d’un siècle plus tard, le paradigme einsteinien est toujours valable.