La vie d’un chercheur n’est plus ce qu’elle était
La recherche est une activité toujours prenante, et la quête de nouveaux résultats, le désir d’arriver aussi vite que possible à la solution d’un problème sont souvent obsédants. La science est comme une maîtresse exigeante, qui demande une attention de tous les instants. Nuit et jour, hiver comme été, elle vous poursuit et ne vous lâche pas. La vie d’un chercheur ne peut être organisée selon des horaires fixes : il lui est impossible de commencer son travail à 9 heures, de ranger son bureau à 17 heures et de faire le vide dans son esprit en rentrant chez lui. Quand je bute sur un problème, il m’obsède littéralement. Même si je n’y travaille pas de manière consciente, mon subconscient continuera de chercher la solution. Que de fois suis-je allé me coucher découragé pour me réveiller avec la solution en tête, une solution si évidente et si simple que je me demandais souvent comment j’avais pu ne pas la voir avant.
Cette démarche ne m’est pas propre. Maints scientifiques vous raconteront que leur « Eurêka » est survenu au moment le plus inattendu. Je l’ai raconté, Spitzer, mon directeur de thèse, eut l’idée de confiner un gaz de plasma par des champs magnétiques afin de reproduire la fusion nucléaire des étoiles sur Terre et de satisfaire les besoins en énergie des hommes, lors d’une remontée à ski dans le Colorado. Le grand mathématicien français Henri Poincaré raconte quant à lui comment la solution à un problème mathématique qui lui échappait depuis des semaines lui apparut tout à coup claire comme le jour, au moment de monter dans un bus ! Il n’y a aucun doute, le rôle de l’inconscient dans la découverte est primordial.
Comment cet état de tension permanente se concilie-t-il avec la vie de tous les jours ? Certes, être constamment préoccupé par un problème empêche parfois d’être tout à fait présent au quotidien et c’est probablement cette disponibilité partielle qui est à l’origine de l’image populaire du scientifique façon professeur Tournesol, distrait et perdu dans ses pensées. Parce qu’il lui faut vivre avec ses problèmes scientifiques à longueur de journée, la vie du chercheur est nécessairement ascétique, à mille lieues des mondanités. Son travail demande une concentration intérieure qui s’allie mal avec des dîners en ville ou des sorties tardives. Pour ma part, j’ai la chance que mon épouse – rencontrée lors d’un voyage à Londres où elle s’était installée avec sa famille pour échapper au régime communiste vietnamien –, elle-même professeur de sciences et de mathématiques dans un lycée, apprécie le sens de mon activité et comprenne la passion qui m’anime. Grâce à elle je dispose d’un environnement familial stable et serein, indispensable à la recherche. Et puis, quoi de mieux que de pouvoir partager avec elle mes découvertes ?
La joie de la découverte est un sentiment d’ordre quasi métaphysique. Elle se manifeste d’abord par un grand soulagement d’être enfin arrivé au bout du chemin, après avoir vécu intensément avec un problème pendant un temps indéterminé. C’est l’immense satisfaction d’un travail achevé : mettre le point final à l’article qui décrit vos résultats et l’envoyer à un journal professionnel qui publiera et communiquera ces résultats à toute la communauté scientifique. C’est aussi l’inexprimable fierté d’avoir pu soulever un petit pan du mystère, d’être le premier à entrevoir un aspect jusque-là inconnu de l’univers.
Quand j’ai commencé ma carrière, l’astronomie restait l’un des rares domaines où l’on pouvait mener ses recherches sans faire partie d’une énorme équipe. C’était une science qui demeurait somme toute assez individuelle. Au cours de mes séjours dans les observatoires pour collecter la lumière du cosmos, j’étais seul ou accompagné d’un collègue ou d’un étudiant. Cette solitude relative présente l’avantage certain de se sentir plus profondément en communion avec l’univers. L’observation terminée, je rentrais à mon université et l’analyse des données et la réflexion s’accomplissaient de manière solitaire dans mon bureau, ou en interaction avec tout au plus un ou deux collaborateurs et étudiants.
Cette façon de travailler convient parfaitement à ma personnalité. Je fonctionne mal dans une grande équipe où on perd beaucoup de temps en d’interminables réunions pour parvenir à un consensus qui n’est pas toujours satisfaisant. Je préfère être maître de mes décisions scientifiques.
La situation est très différente dans d’autres domaines, en particulier en physique des particules élémentaires, où chaque expérience nécessite des centaines de chercheurs répartis dans de nombreux pays du monde, et où la liste des auteurs d’un article peut facilement occuper plusieurs pages ! On y perd presque toute individualité. De surcroît, j’ai toujours trouvé inique que les résultats, une fois obtenus, soient généralement mis au crédit du leader de l’équipe, souvent le premier auteur d’une flopée de collaborateurs. Et c’est à lui seul qu’au moment des récompenses, les comités de sélection (dont celui du Nobel) décernent les prix. Je me suis bien souvent félicité d’avoir choisi l’astronomie comme domaine de recherche, car elle semblait être immunisée contre ce syndrome de désindividualisation. Mais pendant les deux dernières décennies, l’astronomie s’est rapprochée de plus en plus du modèle de la physique des particules, ce qui m’inspire des sentiments mitigés. La façon dont les astronomes font leur métier a changé de manière remarquable et troublante.
En effet, les projets astronomiques actuels qui ont de l’impact deviennent de plus en plus onéreux. Ils sont susceptibles de coûter plusieurs centaines de millions, voire des milliards de dollars. Nulle université ne peut, par elle-même, disposer de telles sommes d’argent. Ce qui nécessite des collaborations avec d’autres universités, des agences gouvernementales et d’autres pays. La globalisation a ainsi touché l’astronomie de plein fouet. Au fil des trois dernières décennies, elle a connu une expansion spectaculaire, en Europe notamment. Je me souviens qu’en 1978, au cours de mes premières visites à l’Institut d’astrophysique de Paris, la grande majorité de mes collègues français travaillaient surtout sur des problèmes concernant les étoiles proches dans la Voie lactée, et les recherches extragalactiques (concernant les objets au-delà de la Voie lactée) étaient plutôt rares. Et cela parce que, pendant très longtemps, les Européens n’ont pas eu accès à de grands télescopes : ils ne pouvaient pas voir aussi faible et donc aussi loin dans l’espace et dans le temps que les Américains. Mais la création de l’Observatoire européen austral – dont la France fait partie – au Chili en 1962, et surtout la mise en opération par cet observatoire, vers la fin des années 1990, du VLT (Very Large Telescope), un ensemble de quatre télescopes géants de 8,2 mètres de diamètre chacun, perchés à deux mille six cents mètres d’altitude, au cœur du désert d’Atacama, dans les Andes chiliennes, ont complètement changé la donne. La cosmologie et l’astronomie extragalactique sont devenues des sujets de recherche à part entière dans l’astronomie française. Une expansion similaire, mais plus récente, s’est produite en Asie, en particulier au Japon et en Chine. Il ne fait aucun doute que l’astronomie va se globaliser encore et encore, et que les collaborations internationales seront bientôt la norme plutôt que l’exception.
Face à l’internationalisation de leur domaine et au caractère de plus en plus pharaonique de leurs projets, les astronomes, habitués de longue date à travailler en solitaires, sur des projets dont ils connaissaient les moindres rouages, se sont tout à coup retrouvés mêlés à des équipes de centaines de personnes. Ils ont été dans l’obligation d’œuvrer comme des ouvriers à la chaîne, chacun s’occupant d’une petite partie du tout, dans de véritables usines scientifiques organisées pour produire le maximum de résultats en un minimum de temps. Ils ont été contraints d’accepter, ou plutôt de tolérer en leur sein, la présence indispensable de managers professionnels, armés de tableaux d’emploi du temps complexes et d’organigrammes sans fin. Les articles qui résultent de ces projets gigantesques commencent à ressembler à ceux de la physique des particules, signés par des dizaines, voire des centaines d’auteurs.
Du même coup, la communauté des astronomes s’est considérablement agrandie. Les découvertes spectaculaires sans cesse relayées par la presse ainsi que l’appel romantique du ciel n’ont cessé d’attirer de plus en plus de jeunes gens vers l’astronomie. Par sa vitalité et parce qu’elle touche à maints domaines de connaissance, cette science ne cesse de capter les talents d’autres sciences comme la physique des particules (dans la théorie du big bang, l’univers est une purée de particules élémentaires pendant les premières fractions de seconde de son existence) ou la biologie (comment détecter la vie dans d’autres systèmes solaires est l’une des questions majeures de l’astrobiologie). Aux États-Unis, le nombre d’astronomes a presque doublé en vingt-cinq ans, passant de quatre mille deux cents en 1984 à sept mille sept cents en 2009. Le contingent américain comprenant environ le quart de l’Union astronomique internationale – l’organisation qui rassemble les astronomes professionnels du monde entier –, cela veut dire que l’astronomie compte environ trente mille huit cents membres sur le globe. Une prolifération qui a profondément modifié la sociologie de la profession.
L’astronomie a aussi bien changé en ce qui concerne la manière d’observer. Finie, l’image romantique de l’astronome observant dans le noir, luttant vaillamment contre le froid et le sommeil ! Pourtant, c’était ce que je faisais au début de ma carrière, et je peux garantir que l’expérience n’était pas toujours des plus plaisantes. Aujourd’hui, l’observation se déroule beaucoup plus confortablement, dans une salle bien éclairée et chauffée, aux rideaux soigneusement tirés pour que la lumière artificielle ne pollue pas les observations. Je pianote sur les claviers des ordinateurs pour pointer le télescope vers l’étoile ou la galaxie que je veux étudier, et celle-ci m’apparaît grâce à la magie de l’électronique. Toutes les informations nécessaires au bon contrôle des opérations sont affichées sur des rangées d’écrans : image de l’objet, ses coordonnées dans le ciel, transparence et humidité de l’air, quantité de poussière dans l’atmosphère, vitesse du vent, caractéristiques du détecteur électronique utilisé, temps de pose, etc. Cette perte de contact direct avec le ciel est plus que compensée par la précision et l’efficacité des observations, mais il est également vrai que le lien avec le cosmos me manque. Au cours de la nuit, pour retrouver cette communion, je sors de temps à autre du bâtiment qui abrite le télescope pour lever les yeux vers le firmament et les remplir de cette clarté qui tombe des innombrables points de lumière dont se pare la voûte céleste.
Mais il y a plus : avec certains télescopes, je n’ai même plus besoin de me déplacer jusqu’à l’observatoire pour pouvoir l’utiliser ! Grâce à la magie informatique, je peux tout contrôler de mon bureau à l’université, voire de mon domicile. Je travaille de concert avec un opérateur présent à l’observatoire, qui a pour tâche de surveiller le ciel et de fermer le dôme afin de protéger le télescope si les conditions météorologiques viennent à se dégrader et de s’assurer de la bonne marche des instruments. L’écran dans mon bureau ou à mon domicile me donne exactement les mêmes informations que celles que j’aurais obtenues sur le site même, et j’accomplis rigoureusement les mêmes opérations que celles que j’aurais faites à l’observatoire. Le tout à des milliers de kilomètres de l’instrument ! Ce mode d’observation à distance a certes maints avantages : gain de temps personnel et professionnel, gain de confort, sans compter l’économie du coût des voyages. Une fois la nuit d’observation terminée, je peux rentrer chez moi retrouver mon lit mille fois plus accueillant que celui d’un dortoir. La routine journalière n’est pas bouleversée et je n’ai pas à me faire remplacer par un collègue pour mes cours. Mais il me prive de ces lieux exceptionnels que sont les observatoires, toujours situés dans des sites magiques, que ce soit au sommet du volcan éteint Mauna Kea, sur l’île d’Hawaii, dans le désert d’Arizona, ou dans la cordillère des Andes au Chili. Autant de refuges où l’homme peut se connecter au cosmos, à l’écart de la pollution de la lumière artificielle qui a tant fait pour le couper du ciel. Ne plus voir ces sites naturels magnifiques, ni ce ciel étoilé d’une splendeur à couper le souffle me manquerait trop. C’est pourquoi je m’arrange toujours pour aller retrouver mes chers observatoires une ou deux fois par an.
L’observation à distance est poussée à l’extrême quand il s’agit d’utiliser non plus les télescopes terrestres, mais ceux qui gravitent dans l’espace. Comme je l’ai évoqué, quand j’utilise le télescope spatial Hubble, ce n’est même plus moi qui suis aux commandes. Son maniement est si complexe que je dois passer par la NASA pour obtenir mes données. Je dois envoyer par Internet, des mois à l’avance, un programme d’observation au personnel de l’Institut du télescope spatial à Baltimore, dans le Maryland, qui gère l’utilisation scientifique de Hubble. Ces observations sont ensuite intégrées à celles d’autres astronomes afin d’utiliser Hubble le plus efficacement possible. Une fois les données acquises, elles sont envoyées sous forme numérique par radio au sol, traitées par les ordinateurs de l’institut et réexpédiées par Internet à mon université. C’est toujours fiévreusement que je les vois s’afficher pour la première fois sur mon écran d’ordinateur. Quelle découverte vais-je faire ? La première émotion passée, je peux visionner tranquillement les données et les analyser à loisir dans mon bureau.
La façon d’étudier le ciel a énormément évolué, et cette révolution n’est pas près de s’arrêter. De plus en plus, les données vont parvenir automatiquement à l’astronome. Dans le futur, chaque nuit, pendant qu’il sera dans les bras de Morphée, des télescopes sur pilotage automatique scanneront le ciel, envoyant à un réseau d’ordinateurs d’innombrables données numériques du cosmos. Ces ordinateurs vont ensuite exploiter cette base de données pour repérer des phénomènes cosmiques intéressants, telles les morts explosives d’étoiles massives (ou supernovae) qui apparaissent comme de nouveaux points lumineux dans le ciel. Ils auront aussi collecté les informations fournies par d’autres bases de données dans le monde, obtenues précédemment par d’autres télescopes sensibles à d’autres sortes de lumière, tels les télescopes X infrarouge ou radio, donnant ainsi une vision multilumineuse de l’événement à l’astronome. Et celui-ci n’aura plus qu’à réfléchir sur la signification de cet événement à son réveil.
Avec la numérisation du ciel est née ce que l’on appelle l'« astronomie virtuelle ». Celle-ci est fondée sur des données numériques archivées et mises à la disposition des astronomes du monde entier sur le web. Cette pratique nouvelle a entraîné une profonde démocratisation de l’astronomie. Celle-ci n’est plus divisée entre les riches – ceux qui ont accès aux grands télescopes – et les pauvres – ceux qui en sont privés. Pour accéder aux archives du ciel au même titre que n’importe quel autre astronome, il suffit désormais de posséder un ordinateur, que l’on soit professionnel ou non. C’est ainsi que les astronomes professionnels ont lancé une campagne pour demander à tous ceux qui disposent d’un équipement informatique de les aider à classifier les millions d’images de galaxies archivées. La réponse a été enthousiaste : des centaines de milliers de personnes de par le monde ont adhéré à ce projet baptisé « Zoo de galaxies », générant des découvertes intéressantes.
Malgré tous ces avantages indéniables, cela m’attriste de rencontrer des étudiants qui me disent être astronomes mais n’avoir jamais mis les pieds dans un observatoire. Pour ces jeunes gens, observer le ciel signifie s’asseoir devant un écran et manipuler des données collectées par d’autres. S’ils savaient quelles sensations on éprouve à contempler cette voûte ornée d’innombrables points de lumière au-dessus d’un vrai observatoire…