Le chaos donne de la liberté à la nature
L’intrusion de l’histoire ne fut pas seule responsable de la libération de la nature. Les lois physiques perdirent elles-mêmes de leur rigidité. Avec le développement de la théorie du chaos, l’imprévisibilité et l’indéterminisme firent une entrée fracassante dans le monde macroscopique.
Au credo déterministe de Laplace, le mathématicien Henri Poincaré, l’un des pionniers de la théorie du chaos, répondit de la façon suivante : « Une cause très petite, qui nous échappe, détermine un effet considérable que nous ne pouvons pas ne pas voir ; nous disons alors que cet effet est dû au hasard. Si nous connaissions exactement les lois de la Nature et la situation de l’univers à l’instant initial, nous pourrions prédire exactement la situation de ce même univers à un instant ultérieur. Mais, lors même que les lois naturelles n’auraient plus de secret pour nous, nous ne pourrions connaître la situation initiale qu’approximativement. Si cela nous permet de prévoir la situation ultérieure avec la même approximation, c’est tout ce qu’il nous faut. Nous disons que le phénomène a été prévu, qu’il est régi par des lois. Mais il n’en est pas toujours ainsi, il peut arriver que de petites différences dans les conditions initiales en engendrent de très grandes dans les phénomènes finaux ; une petite erreur sur les premières produirait une erreur énorme sur les derniers. La prédiction devient impossible{24}. »
Il faut bien comprendre que la signification scientifique du terme « chaos » n’a rien à voir avec le sens de désordre ou de confusion générale que lui donne son usage courant. Le chaos se rattache plutôt à une notion d’imprévisibilité à long terme. Par exemple, prévoir le temps qu’il fera dans plus d’une semaine est impossible, car les modèles météorologiques dépendent de manière très sensible des conditions initiales. Cette limite de la connaissance est incontournable. Les germes de l’ignorance sont enfouis dans le fonctionnement même de la nature. On aurait beau, pour comprendre ses humeurs, couvrir la Terre de stations météorologiques contiguës, il existerait toujours des fluctuations atmosphériques trop infimes pour être détectées. En s’amplifiant, ces fluctuations peuvent donner naissance à des tempêtes dévastatrices ou à un beau ciel bleu. C’est pourquoi la théorie du chaos est souvent illustrée par ce que les physiciens appellent l’« effet papillon », selon lequel le battement d’ailes d’un papillon à la Réunion peut causer un orage à Paris.
Outre la météorologie, il existe maints autres domaines, dans la nature et dans la vie courante, où le chaos se manifeste, tous caractérisés par une dépendance extrêmement sensible à l’égard des conditions initiales. Le chaos a ainsi débordé le domaine des sciences naturelles pour envahir des disciplines ou spécialités aussi nombreuses et variées que l’anthropologie, la biologie, l’écologie, la géologie, l’économie, l’histoire, l’architecture islamique, la calligraphie japonaise, la linguistique, la musique, les télécommunications, la planification urbaine et la zoologie, pour n’en citer que quelques-unes. Avec la science du chaos, les objets de la vie de tous les jours deviennent des objets d’étude légitimes : les volutes sinueuses d’une cigarette, un drapeau qui claque au vent, les bouchons interminables sur une autoroute, les gouttes d’eau qui tombent d’un robinet mal fermé, les irrégularités cardiaques ou encore les fluctuations de la Bourse sont des phénomènes qui peuvent être décrits par la théorie du chaos.
Le chaos se manifeste à chaque instant dans la vie quotidienne. Nous avons tous vécu des situations dans lesquelles des faits d’apparence anodine se sont révélés lourds de conséquences. Parce que son réveil n’a pas sonné, un homme manque son rendez-vous et l’emploi qu’il convoitait. Parce qu’une poussière dans l’essence fait tomber sa voiture en panne, une femme rate son avion et échappe à la mort lorsque cet avion s’écrase dans l’océan quelques heures plus tard. Parce que le général de Gaulle a fait un discours à Phnom Penh, je me suis retrouvé en Californie à utiliser le plus grand télescope du monde et suis devenu astronome ! les événements apparemment les plus insignifiants et des circonstances imperceptiblement différentes peuvent donc changer le cours d’une vie.
La théorie du chaos est ainsi une science du global qui abat les cloisons entre les diverses disciplines. Science holistique, elle considère le tout et fait battre en retraite le réductionnisme. Le monde ne peut plus être expliqué seulement par ses éléments constitutifs (quarks, chromosomes ou neurones), mais doit être appréhendé dans sa globalité. En faisant s’écrouler le bastion du déterminisme, cette théorie rend à la nature sa liberté et lui permet d’exercer sa créativité pour générer la beauté du monde{25}.