Mauvaises nouvelles du Vietnam
Pendant cette période très remplie professionnellement, les événements continuaient à s’accélérer au Vietnam, me causant de plus en plus d’inquiétude. Nous étions au début du mois de mars 1975. La presse avait annoncé que d’importantes troupes nord-vietnamiennes avaient franchi le 17e parallèle, divisant le pays en deux, pour entrer dans le Sud-Vietnam et lancer une grande offensive. Dans mon appartement de Pasadena, je restais des heures collé à l’écran de télévision, suivant avec effarement les nouvelles alarmantes. Jour après jour, les bulletins d’information étaient de plus en plus catastrophiques : les troupes du Nord déferlaient dans la partie nord du pays, les villes du centre – Hué, Da Nang – tombaient les unes après les autres presque sans aucune résistance, d’innombrables réfugiés se jetaient sur les routes pour tenter de fuir les combats, la structure militaire du Sud s’effondrait, les troupes ennemies avançaient implacablement, occupant en moins de deux mois les deux tiers du pays. Puis ce fut la grande débâcle : les soldats du Nord aux portes de la capitale, le dernier bastion qui se rendait, la panique indescriptible qui s’emparait des habitants de Saigon. Et j’étais sans nouvelles de ma famille ! Une semaine avant la prise de la ville, j’avais essayé de contacter mes parents par téléphone pour les presser de partir, en vain. Le réseau téléphonique était complètement saturé, car tous les Vietnamiens expatriés tentaient de joindre leurs proches.
Mort d’inquiétude quant au sort de ma famille, j’assistais, impuissant, au déroulement inexorable des événements. L’image du char viet-cong défonçant la grille du palais présidentiel et celle du drapeau jaune et rouge flottant sur l’édifice resteront à jamais gravées dans ma mémoire. Je me souviendrai toujours des scènes de panique dans les rues de la capitale en ce jour fatidique du 30 avril 1975. Des personnes couraient dans tous les sens, cherchant à quitter Saigon par tous les moyens avant l’arrivée des communistes. L’aéroport était déjà tombé aux mains de l’ennemi. À moins d’embarquer sur un bateau vétuste, avec tous les risques que cela comportait, le seul espoir qui restait, c’étaient les hélicoptères américains. Une foule énorme convergea donc vers l’ambassade des États-Unis. Des appareils, dans un ballet incessant de va-et-vient, transportèrent des milliers de ressortissants américains et de civils vietnamiens associés à l’ancien régime jusqu’à des porte-avions américains stationnés au large, en mer de Chine – ce fut la plus grande évacuation par hélicoptères de l’histoire. Autour de l’ambassade, des milliers de Vietnamiens désespérés tentaient de grimper par-dessus le mur hérissé de barbelés qui entourait la bâtisse, dans l’espoir d’être, eux aussi, évacués. Le chaos était indescriptible. Les gens s’accrochaient tant bien que mal aux appareils tandis que les GI s’efforçaient de les repousser à coups de crosse de fusil pour pouvoir décoller.
Trente années de guerre ininterrompue s’achevaient ainsi. Une fin bien triste et peu glorieuse de l’aventure américaine au Vietnam. La réunification du pays qui aurait dû survenir dix-neuf ans plus tôt, en 1956, si les États-Unis avaient accepté d’organiser des élections générales sur tout le territoire, se fit au prix d’immenses souffrances, d’innombrables morts et d’incommensurables destructions.
Cette première « défaite » dans l’histoire américaine causa un profond traumatisme aux Etats-Unis. Depuis le début, les Américains n’avaient pas compris que la guerre menée par Ho Chi Minh était davantage motivée par le nationalisme – il fallait à tout prix chasser les étrangers – que par l’attrait du communisme. Ho Chi Minh s’était avant tout tourné vers les Soviétiques et les Chinois non pas par idéologie, mais parce qu’il avait besoin d’aide militaire et économique pour appuyer son combat anticolonialiste contre les Français. Il avait aussi lorgné du côté de Washington, et je me demande souvent comment les événements auraient tourné si les Américains avaient accepté de le soutenir. Mais une telle chose était impensable pour eux, car la France était un pays allié qui se remettait alors à peine des ravages de la Seconde Guerre mondiale. L’autre grande erreur américaine fut de penser qu’il suffisait d’importer les valeurs démocratiques, sans tenir compte d’une culture millénaire, pour qu’elles fleurissent sur le sol vietnamien. La démocratie s’apprend, se cultive et doit s’adapter à la culture locale. Malheureusement, la leçon du Vietnam n’a pas été retenue, comme en témoigne l’invasion de l’Irak en 2003.
Pendant que les terribles images de la chute de Saigon défilaient devant mes yeux, une question lancinante me hantait : mes parents et ma sœur avaient-ils pu quitter le pays ? J’étais très inquiet car toute la presse prédisait des représailles sans pitié contre les fonctionnaires et collaborateurs de l’ancien régime en cas de victoire du Viet-cong.
Mon père, président de la Cour suprême, l’un des plus hauts fonctionnaires de l’Etat, était particulièrement exposé. Lors de ma visite pendant l’été 1974, quand j’avais abordé cette question, il m’avait assuré qu’il n’y avait rien à craindre : l’ambassade américaine lui avait garanti qu’on l’évacuerait avec ma mère et ma sœur si la situation venait à se dégrader. Pour plus de sûreté, j’avais également demandé au président de Caltech, qui avait des contacts à Washington, d’intervenir et de contacter l’ambassade américaine à Saigon. Je ne sus jamais si son message arriva à bon port. En tout cas, pendant d’interminables semaines, je restai sans nouvelles de ma famille. Toutes les communications étaient interrompues. J’étais mort d’angoisse. La télévision montrait des scènes effroyables de boat-people fuyant par la mer, entassés dans des embarcations de fortune souvent bien précaires pour braver les tempêtes et les pirates qui sévissaient au large, dans l’espoir d’être recueillis par un navire étranger. Je me demandais, le cœur serré, si ma famille était parmi ces infortunés.
La mauvaise nouvelle arriva par une lettre de ma mère : le 30 avril, mon père s’était bien rendu à l’ambassade américaine afin d’être évacué, mais le chaos et la confusion étaient tels et la foule si dense qu’il n’avait pu se frayer un chemin jusqu’aux grilles du bâtiment. Le Viet-cong s’était emparé de notre demeure à Saigon (rebaptisée immédiatement Ho Chi Minh-Ville par les vainqueurs), et ma mère et ma sœur avaient été confinées dans une pièce, le reste de la maison étant attribué à d’autres familles. Mon père avait été emprisonné par les communistes dans un camp de « rééducation », sorte de goulag à la vietnamienne. Âgé alors de soixante-deux ans, il allait y passer trente-deux mois terribles : travail manuel extrêmement dur dans les rizières, autocritique journalière pour « avouer les crimes » commis contre l’État communiste, lavage de cerveau et apprentissage du marxisme-léninisme, conditions hygiéniques déplorables et, pour seule nourriture, un bol de riz par jour. Au contraire du Cambodgien Pol Pot et de ses Khmers rouges, les communistes vietnamiens n’éliminèrent pas de sang-froid tous les intellectuels et dirigeants de l’ancien régime d’une balle dans la tête, ils les emprisonnèrent dans des camps, dans de telles conditions que cela équivalait à les faire mourir à petit feu. Parmi les collègues juges de mon père qui subirent le même sort, une grande majorité moururent de malnutrition et de maladie, et lui-même en sortit dans un état pitoyable.