Premiers pas dans la recherche

Malgré tout, ce ne firent pas tant ces avancées qui déterminèrent mon orientation, que l’observation directe du ciel. Comme j’avais besoin de gagner ma vie pendant les trois mois des vacances d’été, j’avais décidé de chercher un summer job sur le campus. Je me disais que je pouvais joindre l’utile à l’agréable en trouvant un emploi dans un laboratoire d’astrophysique, ce qui me permettrait non seulement d’apprendre à faire de la recherche, mais aussi de voir en direct des astrophysiciens à l’œuvre. Aux États-Unis, les professeurs ne percevant pas de salaire pendant les vacances d’été, ils doivent demander des subventions, ou grants, à des agences gouvernementales. En astrophysique, ces agences sont la NSF (National Science Foundation) et la NASA. Ces subventions prévoient l’embauche temporaire d’étudiants pour aider à faire des calculs ou des expériences. Il me suffisait donc d’aller frapper à la porte de n’importe quel professeur dont le sujet de recherche m’intéressait, aussi illustre fût-il, et le tour était joué.

Les deux stages que j’ai effectués pendant les étés 1967 et 1968 ont exercé une profonde influence sur ma façon de concevoir la recherche scientifique. J’ai fait le premier dans le laboratoire de William Fowler, futur Prix Nobel de physique 1983, et père de l’astrophysique nucléaire. C’est lui qui a explicité comment tous les éléments lourds sont générés à l’intérieur de cette espèce de centrale nucléaire qu’est une étoile. Plus lourds que l’hydrogène et l’hélium, éléments légers fabriqués lors du big bang, ils constituent les bases de la vie et sont responsables de toute la beauté et de la complexité du monde. Autrement dit, en décrivant en détail les réactions nucléaires responsables de l’alchimie créatrice des étoiles, Fowler a démontré que nous sommes tous faits de poussières d’étoiles ! Mon travail consistait précisément à mesurer le taux de certaines réactions nucléaires du Soleil grâce à un accélérateur qui envoyait des particules à toute vitesse vers une cible fixe. J’appris ainsi la dure ascèse de la recherche : pas toujours très stimulante, exigeant parfois des tâches répétitives et dépourvues de créativité et d’imagination, elle peut mener à des impasses et au découragement, mais elle demande toujours beaucoup de travail (selon la formule « 90% de transpiration et 10% d’inspiration »), de la persévérance, et de la passion. Mon premier aperçu de l’astrophysique fut donc bien éloigné du ciel. Je n’avais toujours pas eu de contact direct avec un télescope.

Lacune qui fut comblée l’année suivante, à l’occasion de mon deuxième summerjob. Pendant l’été 1968, j’intégrai le laboratoire d’un physicien, Gordon Garmire, qui pratiquait ce que l’on appelle l'« astronomie X ». Il faut savoir que la lumière à laquelle nos yeux sont sensibles ne constitue qu’une faible partie de toute la gamme possible de celles qui composent ce que le physicien appelle le « spectre électromagnétique ». La lumière est caractérisée par son énergie ; par ordre d’énergie décroissante viennent la lumière gamma et la lumière X, qui traversent nos corps ; la lumière ultraviolette, invisible elle aussi mais qui brûle notre peau et peut causer des cancers ; notre chère lumière visible ; la lumière infrarouge, que nos corps émettent en permanence et qui permet aux chiens de nous voir la nuit, car leurs yeux y sont plus sensibles ; et la lumière radio, qui véhicule nos programmes detélévision favoris depuis la station émettrice jusqu’à nos postes. Notre astre de vie, le Soleil, rayonne surtout dans le visible, et la sélection naturelle nous a pourvus d’yeux qui y sont sensibles pour faciliter notre évolution. Mais l’univers n’est pas soumis à cette contrainte et il ne se prive pas de manifester sa créativité en se servant de toutes les lumières possibles : les rayons gamma révèlent la mort explosive d’étoiles massives, et les rayons infrarouges dévoilent des pouponnières stellaires enfouies dans des cocons de poussière.

Le professeur Gordon Garmire étudiait des sources X dans le ciel avec un télescope en orbite au-dessus de l’atmosphère de notre planète. Cette lumière très énergétique est généralement liée à des phénomènes violents dans le ciel, par exemple l’agonie explosive d’une étoile massive qu’on appelle « supernova », ou encore l’atmosphère d’une étoile happée par la gravité d’un trou noir. Ainsi, quand la matière gazeuse d’une étoile tombe vers un trou noir, sa température est portée à des millions de degrés Celsius, ce qui lui fait émettre une lumière très énergique sous la forme de rayons X, avant de disparaître dans la bouche béante du trou noir. Un des projets de recherche de Garmire était d’identifier l’étoile dont le gaz alimentait l’appétit vorace du trou noir. Cette étoile rayonnant surtout dans le visible, il fallait photographier l’emplacement de la source X dans le ciel avec un télescope optique. Le fameux télescope du mont Palomar qui appartenait à Caltech était tout désigné pour cette tâche. L’université avait en effet su convaincre le magnat du pétrole John Rockefeller de financer ce mastodonte équipé d’un miroir de cinq mètres de diamètre, qui fut inauguré en 1948 et qui resta, jusque dans les années 1960, le plus grand réflecteur du monde. Équipé d’instruments modernes, il permet de voir des objets quarante millions de fois moins lumineux que l’étoile la plus faible distinguable à l’œil nu. Parce que voir faible, c’est voir loin, et voir loin, c’est voir tôt, le télescope de Palomar peut remonter le temps de quelque sept milliards d’années, soit la moitié de l’âge de l’univers.

Quand Garmire me demanda de l’accompagner à Palomar afin de l’assister dans ses observations, je ne fus que trop heureux de sauter sur cette occasion inespérée. Ma première nuit avec ce télescope de légende reste pour moi inoubliable. Les sites astronomiques sont toujours des lieux naturels d’une beauté exceptionnelle, loin de la civilisation et de la lumière des villes, et en hauteur afin d’avoir une vue aussi dégagée que possible. Mon cœur battait à grands coups quand notre voiture est arrivée au sommet du mont Palomar et que j’ai vu pour la première fois se dresser le dôme qui abrite le télescope, immense, au tournant de la route, telle une cathédrale futuriste tournée vers le ciel. À l’intérieur, le télescope, véritable merveille technologique, est tellement haut qu’il faut utiliser un ascenseur pour y monter. La nuit tombée, quand il fut temps d’ouvrir la fente, de pointer le mastodonte vers le ciel et de recueillir la précieuse lumière cosmique, je ressentis pour la première fois l’immensité de l’univers et ce sentiment ineffable de connexion cosmique. Je me disais que ce vaste cosmos regorgeait de secrets et que, même avec ma petite intelligence, je pourrais contribuer un tant soit peu à faire reculer l’inconnu, à soulever un petit pan de son mystère. Je n’avais pas besoin d’avoir le génie d’un Feynman pour faire des découvertes. Le nombre de problèmes non résolus en astrophysique semblait infini, tandis qu’il me paraissait être plus limité en physique des particules élémentaires.

L’ombre de Hubble, les grandes découvertes astronomiques – certaines faites sur le campus même par mes propres professeurs –, l’exploration spatiale du système solaire, le coup de foudre que j’eus pendant les observations au mont Palomar, toute cette frénésie d’événements et d’activités – à laquelle s’ajoutèrent en 1969 les premiers pas de l’homme sur la Lune – était extraordinairement stimulante pour un jeune esprit curieux comme le mien. J’étais au bon endroit au bon moment pour tomber dans la marmite de l’astronomie. Au milieu de cette effervescence intellectuelle, il était inévitable que je devienne astrophysicien.

Je dois ici rendre hommage à mes parents. Choisir d’être chercheur en général, et astrophysicien en particulier, est assez inhabituel pour un Vietnamien. Comme je l’ai dit, les parents qui en avaient les moyens poussaient plutôt leurs enfants à poursuivre des carrières en médecine, en pharmacie ou en droit, carrières bien plus lucratives et plus considérées socialement. Malgré tout, mes parents m’ont sans cesse encouragé et soutenu moralement dans mes choix. Savoir qu’ils étaient toujours derrière moi quelles que soient mes décisions m’a donné beaucoup de force et de courage pour poursuivre mes études et atteindre le but que je m’étais fixé.