Des bébés galaxies à la masse noire de l’univers
L’université de Virginie m’a fourni un environnement dans lequel j’ai pu développer mes thèmes de recherche et m’épanouir scientifiquement. Je me suis concentré sur la formation et l’évolution des galaxies, qui reste l’un des problèmes majeurs de l’astrophysique contemporaine. Je me suis penché en particulier sur l’étude des galaxies dites « naines », à la fois par leur taille et leur masse, ayant une dimension située entre quinze et trente mille années-lumière (la Voie lactée en mesure cent mille) et contenant entre cent millions et dix milliards de soleils (la Voie lactée en contient cent milliards). Ce sont elles qui, poussées par la gravité, vont s’agglomérer au cours du temps pour donner naissance aux majestueuses galaxies spirales (dont la Voie lactée) et elliptiques qui peuplent le firmament. Ainsi les galaxies se forment dans un processus de croissance hiérarchique, des plus petites aux plus grandes. Tout comme les protons, les neutrons et les électrons constituent les briques de la matière, les galaxies naines sont les briques fondamentales des galaxies. On pense que les premières galaxies naines (on les appelle aussi « primordiales ») sont nées quelque part entre l’an 380 000 après le big bang, l’époque de la naissance du rayonnement fossile (la chaleur qui subsiste du big bang), et la fin du premier milliard d’années. L’univers étant âgé de 13,7 milliards d’années, elles sont donc nées il y a plus de treize milliards d’années.
En astronomie, on l’a vu, des objets qui sont éloignés dans le temps sont aussi distants dans l’espace, et donc très faibles en brillance. Pour l’heure, les plus grands télescopes sur Terre et dans l’espace n’ont pas encore la capacité de voir ces galaxies naines. J’ai donc adopté une autre tactique pour en savoir plus sur elles. Je me suis dit que, même si la plupart sont nées au début de l’univers, nos modèles de formation des galaxies prédisent qu’il doit exister quelques-unes de ces naines qui se sont formées à une époque relativement récente. En d’autres termes, au lieu d’être âgées de plus de treize milliards d’années, elles ne seraient venues au monde qu’il y a un milliard d’années ou moins. Il s’agirait donc de bébés galaxies comparés à la galaxie adulte qu’est la Voie lactée. Mais comment repérer ces bébés galaxies dans le firmament ? Étant jeunes, ils n’ont, par définition, pas pu convertir beaucoup de leur gaz en étoiles. Or ce sont les étoiles qui, par leur alchimie nucléaire, enrichissent le gaz en éléments lourds (plus lourds que l’hydrogène et l’hélium fabriqués dans le big bang). Peu de formation d’étoiles voulant dire peu d’éléments lourds, j’en ai déduit que, dans la faune des galaxies, il me fallait rechercher celles qui sont très déficientes en éléments lourds (ou en métaux). Ces bébés galaxies étant nés tout récemment, l’expansion de l’univers n’aurait pas eu le temps de trop les éloigner. Ils devaient donc se situer dans le voisinage de la Voie lactée. Je me suis mis alors à traquer, avec des étudiants et collègues, les galaxies ayant une très faible teneur en métaux dans l’univers « local », c’est-à-dire dans un rayon de moins d’une centaine de millions d’années-lumière.
J’ai passé de nombreuses années à étudier ces bébés galaxies que l’on appelle aussi « naines bleues compactes » (elles contiennent de nombreuses étoiles massives et chaudes qui émettent de la lumière bleue, et elles présentent un aspect compact à cause de leur très dense région de formation d’étoiles). Je les ai examinés sous tous les angles et dans toutes les lumières possibles, de la lumière X à la lumière radio, en passant par les lumières ultraviolette, visible et infrarouge. En décembre 2004, grâce à des observations faites avec le télescope spatial Hubble, et en collaboration avec mon collègue ukrainien Iouri Izotov, j’ai pu identifier la plus jeune galaxie connue de l’univers. Elle s’appelle I Zwicky 18 et son âge est de l’ordre d’un milliard d’années. un vrai bébé galaxie !
L’étude de ces galaxies est liée à un autre problème majeur de l’astrophysique auquel j’ai été amené à me confronter : celui de la masse noire. Comme je l’ai dit, la matière lumineuse des étoiles et des galaxies ne représente que 0,5% du contenu de l’univers. Nous vivons dans un univers iceberg dont plus de 95% nous échappent. Le vertige passé, nous devons essayer d’en savoir plus sur cette mystérieuse masse noire. Quelle est sa nature ? Est-elle faite de matière ordinaire, c’est-à-dire de protons et de neutrons, qui constituent les hommes, les pétales de rose et les sculptures de Rodin ? Ou est-elle constituée d’une matière exotique qui nous est encore complètement inconnue ? Sous quelle forme se présente la matière noire ? Sous la forme de particules élémentaires ou sous celle d’objets astronomiques exotiques comme les trous noirs ou les étoiles avortées ?
Privé de lumière, l’astronome est littéralement… dans le noir ! Par chance, la nature nous fournit un moyen pour mesurer la quantité de matière ordinaire de l’univers, et ce moyen met en jeu les bébés galaxies. Il faut savoir que pendant les trois premières minutes qui suivirent le big bang, les briques de la matière ordinaire que sont les protons et les neutrons (on les appelle génériquement des « baryons ») ont fusionné entre elles pour donner naissance à des noyaux d’hélium. Ainsi, il suffit de mesurer la quantité totale d’hélium (dont le noyau est constitué de deux protons et de deux neutrons) fabriquée pendant les premiers instants de l’univers pour connaître la quantité totale de matière ordinaire qu’il contient. L’hélium primordial sera d’autant plus abondant qu’il y aura eu plus de baryons pour former des noyaux d’hélium, et donc plus de matière baryonique. C’est comme si vous vouliez connaître le nombre total de briques utilisées pour construire un quartier résidentiel : il vous suffirait de compter le nombre de maisons du quartier et de le multiplier par le nombre de briques nécessaires pour construire une seule maison.
En pratique, pourtant, déterminer l’abondance primordiale de l’hélium n’est pas de tout repos. J’en sais quelque chose, pour avoir consacré les seize dernières années de ma vie professionnelle à ce problème. Il est compliqué par le fait que les étoiles, de par leur alchimie nucléaire, peuvent aussi synthétiser des noyaux d’hélium et, ce faisant, modifier son abondance primordiale. Par exemple, le Soleil est en train de fabriquer de nouveaux noyaux d’hélium à chaque seconde qui passe. Pour mesurer la quantité primordiale de l’hélium, la stratégie est donc d’identifier des objets célestes qui ont subi très peu d’évolution, et dont la composition chimique reflète celle des premiers instants de l’univers. C’est ici que les bébés galaxies interviennent, parce qu’ils n’ont converti qu’une très faible fraction de leur gaz (moins de 0,01%) en étoiles. Il n’y a pas eu en eux beaucoup d’alchimie nucléaire et la quantité d’hélium en leur sein n’a pas été modifiée de manière appréciable par rapport à sa valeur primordiale.
Après maints efforts, j’ai pu mesurer, en collaboration avec Iouri Izotov, l’abondance de l’hélium primordial dans les bébés galaxies. Elle nous a révélé que la matière ordinaire – celle constituée par les protons et les neutrons dont vous et moi sommes faits – ne constitue environ que 4% du contenu total de l’univers. Puisque la matière ordinaire lumineuse des étoiles et des galaxies n’en constitue que 0,5%, cela implique que 3,5% de la matière ordinaire n’émet aucune lumière visible. Les astrophysiciens pensent que ces 3,5% sont constitués principalement de gaz extrêmement chaud dans les amas de galaxies, avec des températures de millions de degrés, émettant de la lumière X, et en moindre partie de gaz d’hydrogène froid dans l’espace intergalactique, émettant de la lumière radio. Quant aux 96% restants du contenu de l’univers, nous avons vu que 22% sont faits de matière exotique non constituée de protons et de neutrons et dont la nature reste un mystère total, et 74% d’énergie noire, responsable de l’accélération de l’univers et dont la nature est tout aussi mystérieuse.