Retour dans mon pays en guerre

C’était décidé, je retournerais à Caltech pour faire de la cosmologie. Mais avant de retrouver le campus de la côte ouest, un voyage dans mon pays natal s’imposait. Depuis huit ans que j’avais quitté le Vietnam, je n’avais revu mes parents qu’une seule fois. Mon père ayant été nommé à la Cour suprême du Sud-Vietnam, on l’avait invité à visiter celle des États-Unis, accompagné de ma mère, et je les avais rejoints à Washington D. C. pour de brèves retrouvailles. Ma maigre bourse d’étudiant ne me donnait pas les moyens de prendre l’avion pour revenir au pays chaque été. Trop longtemps coupé de ma famille et de ma culture, il était temps, en cette année 1974, de renouer les liens. Je revis avec bonheur mes proches et les lieux familiers de mon enfance, sans parler du plaisir de déguster de nouveau la cuisine vietnamienne qui me manquait tellement aux -Unis. Cet été-là fut pour moi heureux, doux et paisible.

Malgré tout, une sourde angoisse m’étreignait le cœur. Après la signature du traité de Paris en 1973, les troupes américaines avaient quitté le pays. Certes, le gouvernement de Saigon paraissait solide. Son armée était forte d’un million d’hommes – quatre fois plus que les effectifs communistes au sud – et possédait un armement sophistiqué laissé par les Américains. Mon père m’assurait que le Sud-Vietnam était assez puissant pour repousser toute attaque communiste tant qu’il bénéficierait de l’aide économique et militaire (pas en hommes, mais en matériel) des États-Unis. De toute façon, me disait-il, l’Amérique ne pourrait jamais laisser le Sud-Vietnam tomber aux mains des communistes, elle interviendrait forcément en cas de danger. Je n’en étais pas si sûr. Vivant aux États-Unis, je savais bien que la population ne voulait plus entendre parler de mon pays, et que les hommes politiques n’avaient d’autre choix que de se plier à la volonté de leurs électeurs. Le Congrès américain vota une loi pour interdire les bombardements en Indochine, qui scella le désengagement des États-Unis vis-à-vis du conflit vietnamien. Le mois d’août 1974 vit aussi la démission de Richard Nixon, provoquée par le scandale du Watergate, et le nouveau président Gerald Ford s’avéra bien moins enclin à continuer de soutenir le régime de Saigon.

D’autre part, des difficultés économiques graves commençaient à affecter Saigon. En partant, les Américains avaient remporté avec eux tous leurs dollars. Les divers emplois et services qui dépendaient de leur présence (hôtellerie, bars, night-clubs, coiffeurs, tailleurs, emplois dans les bases américaines, etc.) disparurent. Un pan tout entier de l’économie s’écroula, supprimant le gagne-pain d’environ deux millions de personnes. Sans compter que les paysans délogés de leur campagne par la guerre continuaient à affluer vers la capitale. Leur situation économique était encore plus précaire que celle des citadins et on pouvait voir des mendiants à presque tous les coins de rue. Aux abords des restaurants, des gamins affamés regardaient les clients manger puis se précipitaient sur les restes. Le fossé entre démunis et nantis se creusait de plus en plus. Cette situation était d’autant plus injuste que les efforts et les sacrifices imposés par la guerre retombaient plutôt sur les épaules des pauvres que sur celles des riches : ceux qui combattaient et se faisaient tuer se recrutaient parmi les fils de villageois et non parmi les fils à papa – les familles aisées ont toujours eu les relations nécessaires pour que leurs rejetons puissent éviter le service militaire. Pour ne rien arranger, le gouvernement Nguyen Van Thieu ne semblait avoir aucune stratégie claire pour contrer les communistes, ni aucune ligne de conduite déterminée pour galvaniser la population contre la menace du Viet-cong. Au contraire, la corruption était endémique, présente à tous les échelons du gouvernement, donnant à la population l’impression que les dirigeants du pays pensaient avant tout à se remplir les poches.

Ce contexte m’inquiétait profondément. Je me disais que la situation n’était pas tenable et je voyais difficilement comment le Sud pourrait résister aux attaques répétées du Nord. Je discutai avec mon père de la possibilité de me rejoindre aux Etats-Unis avec ma mère et ma sœur (mes trois autres sœurs étudiant à l’étranger), mais il ne voulut pas en entendre parler : il avait confiance dans le gouvernement et c’eût été pour lui un acte de lâcheté que de partir. Devant mon insistance, il répliqua : « C’est le plus sûr moyen de provoquer l’effondrement du pays, si tous les dirigeants prennent la fuite. Je dois rester fidèle à mon poste et assumer ma tâche jusqu’à la dernière minute. » Mais même dans mon pessimisme le plus intense et mes prévisions les plus noires, je ne pouvais pas deviner que, moins d’une année plus tard, le château de cartes allait s’effondrer complètement. Je ne pouvais me douter qu’un grand orage se préparait à l’horizon et que l’été 1974 serait le dernier de la République du Sud-Vietnam.

En avril 1975, le Nord-Vietnam envahirait le pays et mon père serait emprisonné dans un camp de « rééducation ».