L’interdépendance des phénomènes

L’enseignement principal que j’ai retiré de mes entretiens avec Matthieu Ricard est qu’il existe une convergence et une résonance profondes entre les deux visions, bouddhiste et scientifique, du réel. Certains énoncés bouddhistes à propos du monde des phénomènes évoquent de manière étonnante telles ou telles idées sous-jacentes de la physique moderne, en particulier celles des deux grandes théories qui en constituent les piliers : la mécanique quantique – physique de l’infiniment petit –, et la relativité – physique de l’infiniment grand. J’analyserai ici cette convergence en examinant les trois concepts philosophiques fondamentaux du bouddhisme : l’interdépendance, la vacuité et l’impermanence.

Le concept d’interdépendance exprime l’idée que toute chose ou tout être ne peut exister de façon autonome ni être sa propre cause. Un objet ne peut être défini qu’en termes d’autres objets et n’exister qu’en relation avec d’autres entités. Autrement dit, ceci surgit parce que cela est. L’interdépendance est essentielle à la manifestation des phénomènes. On objectera que nous ne percevons pas le monde comme un ensemble de choses interconnectées. En fait, celui-ci apparaît comme composé d’entités totalement distinctes – une chaise ici, un arbre là –, issues de causes et de conditions tout aussi distinctes. Le bouddhisme répond que ce n’est qu’une apparence, qu’il existe un profond hiatus entre la façon dont nous percevons le monde, incluant notre propre existence (c’est la « vérité relative » ou « vérité conventionnelle »), et celle dont il est vraiment constitué (« vérité ultime »). Alors que l’expérience du quotidien nous entraîne à croire que les choses ont une réalité objective indépendante, comme si elles existaient de leur propre chef et possédaient une identité intrinsèque, le bouddhisme soutient que ce mode d’appréhension des phénomènes n’est qu’une construction de notre esprit qui ne résiste pas à l’analyse : c’est uniquement en relation et en dépendance avec d’autres facteurs qu’un événement peut survenir. Une chose ne peut surgir que si elle est reliée, conditionnée et conditionnante. Une entité qui existerait indépendamment de toutes les autres devrait soit exister depuis toujours, soit ne pas exister du tout. Elle ne pourrait agir sur rien et rien ne pourrait agir sur elle.

Pour le bouddhisme, le monde est comme un vaste flux d’événements reliés les uns aux autres et participant tous les uns des autres. La façon dont nous percevons ce flux en cristallise certains aspects de manière purement illusoire et nous fait croire qu’il s’agit d’entités autonomes dont nous sommes entièrement séparés. Le bouddhisme ne nie pas la vérité conventionnelle, celle que l’homme ordinaire voit ou que le savant détecte. Il ne conteste pas les lois de cause à effet, ou les lois physiques et mathématiques. Il affirme simplement que, fondamentalement, il y a une différence entre la façon dont le monde nous apparaît et sa nature ultime. Ainsi, lorsque nous regardons une pomme, nous remarquons sa localisation, sa forme, sa taille ou la couleur de sa peau. L’ensemble de ces propriétés constituent la désignation « pomme ». Cette désignation est une construction mentale qui attribue une réalité en soi à la pomme. Mais lorsque nous analysons la pomme, issue de causes et de conditions multiples – le pommier qui l’a produite, la lumière du soleil et la pluie qui ont nourri ce dernier, la terre du verger où sont plantées ses racines, etc. -, nous sommes incapables d’isoler une identité autonome de la pomme. Ce qui ne veut pas dire que le bouddhisme prétende que la pomme n’existe pas, puisque nous en faisons l’expérience avec nos sens. Il ne prône pas une position nihiliste qui lui est souvent attribuée à tort. Il affirme que cette existence n’est pas autonome mais purement interdépendante, évitant ainsi la position réaliste matérialiste. Il adopte la Voie médiane, ou « Voie du milieu », selon laquelle un phénomène ne possède pas d’existence autonome sans être pour autant inexistant, et peut interagir et fonctionner selon les lois de la causalité.

Selon le bouddhisme, donc, tout est interconnecté. De manière étonnante, des expériences scientifiques nous ont aussi contraints à dépasser nos notions habituelles de localisation dans l’espace. Elles nous ont amenés à conclure que l’univers possède bien un ordre global et indivisible, tant à l’échelle subatomique qu’à celle de l’infiniment grand.

Une célèbre expérience de pensée proposée en 1935 par Einstein et deux de ses collègues, Boris Podolsky et Nathan Rosen (on l’appelle l'« expérience EPR », d’après les initiales des trois auteurs), nous oblige à abandonner nos idées sur la « localité » des choses, sur notre perception d'« ici » ou de « là ». Or ce concept de non-localité est étrangement proche du concept bouddhiste d’interdépendance. En termes simplifiés, l’expérience EPR est la suivante :

Considérons une particule qui se désintègre spontanément en deux photons (des particules de lumière) A et B. Du fait des lois de symétrie, les deux photons partent toujours dans des directions opposées. Si A part vers le nord, nous détectons B au sud. Jusque-là, apparemment rien d’extraordinaire. Mais c’est oublier les bizarreries de la mécanique quantique qui dit qu’une particule a une nature duelle : celle-ci est à la fois onde et particule, et son apparence dépend du fait que l’instrument de mesure est activé ou non, c’est-à-dire de l’acte d’observation. Avant que le détecteur ne soit activé, le photon A ne présentait pas l’aspect d’une particule, mais celui d’une onde. Cette onde n’étant pas localisée, il existe une certaine probabilité pour que A se trouve dans n’importe quelle direction. C’est seulement quand l’appareil de mesure est activé et que A est capté par ce dernier qu’il se métamorphose en particule et « apprend » qu’il se dirige vers le nord. Mais si, avant d’être capturé, A ne « savait » pas quelle direction il allait prendre, comment B aurait-il pu « deviner » à l’avance le comportement de A et régler le sien de façon à être capté au même instant dans la direction opposée ? Cela n’a aucun sens, à moins d’admettre que A peut informer instantanément B de la direction qu’il a prise. Or la théorie de la relativité chère à Einstein interdit à aucun signal de voyager plus vite que la lumière. « Dieu n’envoie pas de signaux télépathiques », disait le physicien pour souligner qu’il ne peut y avoir de mystérieuse action à distance entre deux particules séparées dans l’espace.

Sur la base de cette expérience de pensée, Einstein conclut donc que la mécanique quantique ne donne pas une description complète de la réalité. Déterministe invétéré, il s’éleva contre la description de la réalité en termes de probabilités par la mécanique quantique. Selon lui, A doit savoir quelle direction il va prendre et communiquer cette information à B avant de s’en séparer. Il faut donc que les propriétés de A aient une réalité objective indépendante de l’acte d’observation. L’interprétation probabiliste de la mécanique quantique selon laquelle A pourrait se trouver dans n’importe quelle direction doit être erronée. Einstein pensait que sous le couvert de l’incertitude quantique devait se cacher une réalité intrinsèque et déterministe. Selon le physicien, la vitesse et la position définissant la trajectoire d’une particule étaient bien localisées sur la particule, indépendamment de l’acte d’observation. Il souscrivait à ce qu’on appelle le « réalisme local ». Pour Einstein, la mécanique quantique ne pouvait rendre compte de la trajectoire définie d’une particule, car elle ne prenait pas en compte des paramètres supplémentaires, appelés « variables cachées ». Elle était donc incomplète.

Pendant longtemps, le schéma EPR resta à l’état d’expérience de pensée. Les physiciens ne savaient pas comment la réaliser pratiquement. En 1964, John Bell, un physicien irlandais travaillant au CERN (Organisation européenne pour la recherche nucléaire), conçut un théorème mathématique connu sous le nom d'« inégalités de Bell » qui aurait dû être vérifié expérimentalement s’il existait des variables cachées. Ce théorème permettait d’amener le débat du plan métaphysique à celui de l’expérience concrète. En 1982, à l’université d’Orsay, le physicien français Alain Aspect et son équipe effectuèrent une série d’expériences sur des paires de photons (les physiciens les appellent des photons « intriqués ») afin de tester l’effet EPR. Les résultats furent sans appel : les inégalités de Bell étaient systématiquement violées. Einstein s’était trompé. Dans l’expérience d’Aspect, les photons A et B sont séparés par douze mètres, et pourtant B « sait » toujours instantanément ce que fait A. On sait que ce phénomène est instantané, car un signal lumineux transportant des informations de A à B n’aurait pas eu le temps de couvrir la distance de douze mètres. En effet, des horloges atomiques, associées aux détecteurs captant A et B, permettent de mesurer très précisément le moment d’arrivée de chaque photon. La différence entre les deux temps d’arrivée est inférieure à quelques dixièmes de milliardième de seconde (elle est probablement nulle, mais la précision des horloges atomiques actuelles ne permet pas de mesurer des temps inférieurs à 10-10 seconde). Or, en 10-10 seconde, la lumière ne peut franchir qu’une distance de trois centimètres, bien inférieure aux douze mètres séparant A de B. De plus, le résultat reste le même lorsqu’on augmente la distance entre les deux photons. Dans l’expérience plus récente réalisée en 1998 par le physicien suisse Nicolas Gisin et son équipe à Genève, les photons sont séparés de dix kilomètres et les comportements de A et B sont toujours parfaitement corrélés. Ces résultats bafouent le bon sens.

La physique classique nous dit que les comportements de A et B devraient être totalement indépendants car ils ne peuvent pas communiquer. Comment expliquer alors le fait que B « sache » toujours instantanément ce que fait A ? Cela pose problème seulement si nous supposons, comme Einstein, que la réalité est morcelée et localisée sur chacun des photons. Mais le paradoxe n’a plus cours si nous admettons que A et B font partie d’une réalité globale, quelle que soit la distance qui les sépare, même s’ils se trouvent aux deux extrémités de l’univers. A n’a pas besoin d’envoyer un signal à B car tous deux font partie d’une même réalité. Les deux photons restent constamment en relation par une interaction mystérieuse. L’expérience EPR élimine ainsi toute idée de localisation. Elle confère un caractère holistique à l’espace. Les notions d’« ici » et de « là » n’ont plus de sens, car « ici » est identique à « là ». Les physiciens appellent cela la « non-séparabilité » de l’espace.