Des lois physiques découvertes ou inventées ?

S’il existe un certain consensus sur les propriétés des lois naturelles, il n’en va pas de même s’agissant de leur statut : ces lois nous révèlent-elles des régularités réelles dans la nature – position dite « réaliste » – ou ne sont-elles que de purs produits de l’imagination de l’homme – position dite « constructiviste » ? La loi de la gravitation universelle de Newton ou les lois de la relativité d’Einstein traduisent-elles des relations essentielles et objectives dans la nature, ou bien ne sont-elles que des inventions géniales de ces deux physiciens pour décrire des régularités perçues subjectivement par eux ? Le réaliste s’inscrit dans la lignée de Platon et soutient que les lois résident dans le monde des Idées, qui possède une réalité distincte du monde sensible. À l’inverse, le constructiviste maintient que les lois naturelles n’existent que dans l’imagination fertile des physiciens et n’ont d’existence réelle que dans les neurones et les synapses des scientifiques.

Entre ces deux positions diamétralement opposées, je me place résolument du côté des réalistes. Je suis convaincu que les régularités que je perçois dans l’univers grâce à mon télescope ne sont pas une création de mon esprit. Je n’invente pas les étoiles jeunes qui naissent dans les pouponnières stellaires, ni les formes spirales qui ornent certaines galaxies. Le constructiviste rétorquera que l’esprit humain a souvent tendance à voir des régularités et motifs là où il n’en existe pas. Il citera par exemple les régularités que les Anciens croyaient percevoir dans les constellations du ciel, régularités qui existaient seulement dans l’esprit des hommes puisque les formes attribuées à ces constellations – celles d’un ours, d’un cygne ou d’une lyre – variaient selon les cultures et les époques. Malgré cette tendance imaginative de l’esprit humain, je pense que le constructiviste a tort quand il s’agit de ce que nous appelons « lois de la nature ». Ces lois reflètent des régularités réelles qui ne sont pas un produit de notre imagination, et existent indépendamment de nous.

Plusieurs raisons me poussent à adopter la position réaliste. D’abord, mon activité scientifique n’aurait aucun sens si les régularités que je perçois étaient imaginaires. Ensuite, les lois déduites de régularités perçues ne se limitent pas à ce que l’esprit connaît déjà. Elles apportent souvent de la nouveauté, révèlent des motifs inédits et inattendus dans la nature, qui surprennent même le découvreur de ces lois. En effet, les grandes théories physiques ne se bornent pas à décrire des régularités déjà saisies par l’esprit ; elles nous mènent à des contrées inexplorées, par des chemins inconnus, à d’autres harmonies insoupçonnées. En construisant sa théorie de la relativité restreinte, Einstein ne se doutait pas qu’elle lui dirait que la matière peut se transformer en énergie et que c’est cette équivalence matière-énergie qui fait que le Soleil brille, mais qui fut aussi responsable de la dévastation d’Hiroshima et de Nagasaki. Einstein n’imaginait pas que sa théorie de la relativité générale lui révélerait que l’univers est en expansion, qu’elle mènerait à des objets aussi fantastiques et exotiques que les pulsars, trous noirs ou autres lentilles gravitationnelles. La troisième raison qui me fait penser que les lois naturelles ne sont pas de pures constructions de l’esprit est qu’elles s’expriment toutes dans un langage commun, celui des mathématiques. Or il y a d’excellentes raisons de supposer que les mathématiques ne sont pas une invention de l’homme, mais habitent un monde platonicien des Idées complètement indépendant du monde sensible.