Science et bouddhisme : à la croisée des chemins
Le bouddhisme est la tradition spirituelle qui a nourri mon enfance. Je me souviens d’une vie religieuse très intense au Vietnam. Le bouddhisme était la religion dominante, coexistant avec le confucianisme, le taoïsme et le culte des ancêtres, introduits par la Chine pendant ses périodes d’occupation. La religion catholique, importée par des missionnaires français dès le XVIIe siècle, était aussi présente, quoique minoritaire. J’ai en mémoire les dimanches à la pagode avec ma mère, les grandes fêtes bouddhistes tels les jours de l’anniversaire de Bouddha, ou encore le Têt, le Nouvel An vietnamien (en février ou mars, selon le calendrier lunaire). Le Têt était une grande occasion d’aller demander au Bouddha santé, bonheur et prospérité pour la nouvelle année. À la maison, il y avait une chambre réservée à son culte. Ma mère y récitait des soutras chaque soir, et j’aimais la rejoindre dans la récitation de ces textes, même si je ne les comprenais pas entièrement. C’était là pour moi une sorte d’exercice zen, me permettant d’évacuer les pensées vagabondes de mon esprit. J’ai découvert ainsi le visage rituel du bouddhisme grâce à ma mère. Sa philosophie, je l’ai acquise plus tard, à l’âge adulte, par mes lectures et surtout par ma rencontre avec le moine bouddhiste Matthieu Ricard.
Nos chemins se sont croisés pour la première fois lors d’une université d’été en Andorre, en 1997, où nous avions été conviés tous deux pour donner des conférences sur le thème « Science et société ». C’était un vrai coup du destin, car Matthieu était la personne idéale pour discuter des questions que je me posais depuis très longtemps sur la vision bouddhiste du réel et sur les rapports qu’elle pouvait avoir avec la vision scientifique. En tant qu’astrophysicien étudiant la formation et l’évolution des galaxies, mon travail m’amène constamment à m’interroger sur les notions de matière, de temps et d’espace. En tant que Vietnamien élevé dans la tradition bouddhiste, je ne pouvais m’empêcher de me demander comment Bouddha envisageait ces mêmes concepts lorsqu’il atteignit l’Eveil, il y a deux mille cinq cents ans. Mais je n’étais pas certain qu’une démarche consistant à confronter la science et le bouddhisme puisse avoir un sens.
Je connaissais surtout l’aspect « pratique » du bouddhisme qui aide à acquérir la connaissance de soi, à progresser spirituellement, et à devenir un être meilleur. Pour moi, le bouddhisme était principalement une voie contemplative menant à l’Eveil, au regard avant tout tourné vers l’intériorité, alors que le regard de la science se porte surtout vers le monde extérieur. De plus, le bouddhisme et la science utilisent des méthodes d’investigation du réel totalement différentes. La science a pour outils l’intellect et la raison. Divisant, catégorisant, analysant, comparant et mesurant, le scientifique exprime les lois de la nature dans le langage hautement élaboré des mathématiques. L’intuition n’est pas absente en science, mais elle n’est utile que si elle peut, être formulée dans une structure mathématique cohérente. Par contre, l’intuition – l’expérience intérieure – joue le premier rôle dans la démarche contemplative. Le bouddhisme n’essaie pas de fragmenter la réalité comme en science (ce que l’on appelle la méthode « réductionniste »), mais tente de l’appréhender de façon holistique, dans sa totalité. Le bouddhisme ne fait pas appel à des instruments de mesure sophistiqués – tels les télescopes, les accélérateurs de particules et autres microscopes – qui fournissent la base expérimentale de la science. Ses énoncés sont de nature plus qualitative que quantitative, loin du langage sophistiqué et précis des mathématiques. Je craignais que le bouddhisme n’ait que peu à dire sur la nature du monde phénoménal, car ce n’est pas sa préoccupation première, alors que c’est fondamentalement celle de la science. Pour lui, l’acquisition de connaissances se fait avant tout dans un but « thérapeutique » : alléger la souffrance des hommes.
Ces considérations occupaient mon esprit, mais pris par la recherche et l’enseignement, je n’avais ni le temps ni l’expertise pour les approfondir. Afin de répondre à certaines questions que je me posais, une connaissance des grands textes bouddhistes, ceux des maîtres indiens Nagarjuna, Shantideva ou Dharmakirti rédigés du IIe au VIIe siècle de notre ère, était nécessaire. Écrits en sanskrit et non traduits, ils m’étaient inaccessibles. Ma rencontre avec Matthieu fut providentielle à plusieurs égards. Tout d’abord, comme il a une formation scientifique – il a un doctorat en biologie moléculaire de l’Institut Pasteur, sous la direction du Prix Nobel de médecine François Jacob –, je n’avais pas à lui expliquer la méthode scientifique. D’autre part, maîtrisant le sanskrit, il a une connaissance intime de la philosophie et des textes bouddhistes, ayant quitté après son doctorat son milieu intellectuel bourgeois parisien (il est le fils de l’académicien et philosophe Jean-François Revel) pour devenir moine bouddhiste au Népal, où il vit depuis plus d’une trentaine d’années. Nous avons eu de passionnantes discussions au cours de longues randonnées dans le décor grandiose des montagnes pyrénéennes. Notre dialogue a été mutuellement enrichissant. Il a apporté des réponses à certaines de mes interrogations, mais a aussi suscité de nouvelles questions, des points de vue inédits, des synthèses inattendues qui demandaient et demandent encore approfondissement et clarification. Ces discussions nous ont parfois réunis, parfois opposés. Un livre{30} a résulté de ces échanges amicaux entre un astrophysicien né bouddhiste aspirant à confronter ses connaissances scientifiques avec le contenu philosophique de sa tradition spirituelle, et un scientifique occidental devenu moine bouddhiste et dont l’expérience personnelle l’a conduit à comparer deux approches de la réalité.